Une anthropologue fauve

Kandinsky rue de Murnau 1908

Kandinsky période fauve, Rue de Murnau, 1908 (domaine public)

« Il y a un siècle et demi, des hommes de bonne foi poussèrent les indigènes à abandonner le monde polyphonique des esprits au profit d’un dieu unique et salvateur. Aujourd’hui, de nouveaux sauveurs semblent s’employer corps et âme à prolonger cette mission, en la reformulant dans la terminologie actuelle et en prolongeant son champ d’action : il faut rendre les animaux à la sublime nature indépendante, cesser de les pourchasser, de les séduire, de les tuer, pour parachever la solide cloison entre les mondes qui devra permettre l’étanchéité des uns par rapport aux autres, et dès lors l’accès des hommes à quelque chose de véritablement extra-humain, c’est-à-dire transcendant. »

Nastassja Martin, Les âmes sauvages

« La division entre la conscience et la matière, déclinée en division entre corps et esprit, entre homme et femme et entre humains et naturel, se forme sur une différence coloniale anthropologique entre le conquérant et l’Indien soumis. L’Indien n’est pas un autre, mais une figure du même à éduquer ».

Sylvie Taussig, « Descartes dans la pensée décoloniale »
(point de vue de la pensée décoloniale, résumé par l’auteur)

L’anthropologue Nastassja Martin a connu un écho médiatique non négligeable pour ses deux premiers livres. Il s’agit de Les âmes sauvages, issu de sa thèse de doctorat dirigée par Philippe Descola, consacrée à une population animiste d’Alaska, les Gw’ichin, et de Croire aux fauves, récit très personnel écrit après sa confrontation avec un ours au Kamtchatka, une péninsule en Extrême Orient russe. Dans l’émission radiophonique de la RTBF, « Et Dieu dans tout ça ? » du 19 janvier 2020, la jeune anthropologue française revient sur son itinéraire personnel et académique. Les informations qu’elle y livre permettent de mieux appréhender la logique de son parcours, y compris ce qui semble échapper à la maîtrise, ce qui se niche « entre les mondes », voire ce qui conduit à « l’inquiétante étrangeté ». Elle fournit notamment des éléments permettant de saisir les liens profonds entre les deux livres, débouchant sur la rencontre  avec le regard et le corps de l’ours.

Déflagration au Kaokoland

Issue de parents tous deux académiques, établis dans la région de Grenoble[1], Nastassja Martin grandit dans un milieu cultivé des classes moyennes supérieures, engagé politiquement à gauche, et voyage avec ses parents, notamment dans le cadre d’échanges universitaires. Comme elle le confie lors de son passage à la RTBF, « J’ai donc grandi dans un contexte intellectuel qui me poussait à ne pas me satisfaire de ce que la modernité capitaliste proposait comme mode de vie. » Dans ce cadre, son attrait pour l’animisme (nous reviendrons sur ce terme, dans sa définition précise construite par Descola) est selon elle très ancien, et c’est ce qui la décidera à entamer un thèse sur base d’un « terrain » en Alaska, sous la direction du même Philippe Descola. Ce dernier avait lui-même consacré sa thèse à une population animiste d’Amazonie (1986)[2], les Achuars.

C’est de ce travail que sera issu le premier livre de Nastassja Martin, Les âmes sauvages. Un livre qui semble hybride, très personnel et très exigeant en même temps. Il s’ouvre en préface sur un souvenir de voyage d’enfance : la rencontre d’une jeune fille africaine de son âge au bord d’un lac sur le plateau de Kaokoland en Namibie, en juillet 1999 (elle a 13 ans). Comme l’écrit N. Martin, les deux jeunes adolescentes ont un « âge liminaire où l’on sort de l’enfance sans toutefois encore être une femme, cet âge où l’on peut jouer avec les deux registres sans conséquences, parce que tout est encore autorisé, parce que rien n’est encore sûr, parce que la forme n’est pas tout à fait achevée. »

Tout à coup, alors que les adolescentes jouent et s’observent, un craquement les surprend dans le bois derrière elles, un œil les fixe et un boitier d’appareil photo se déclenche. C’est la déflagration qui fait fuir les jeunes filles et qui les sépare. Cette rencontre échouée, comme l’écrit l’auteure à elle-même dans la préface, sera « le terreau de ton inspiration » et « une expérience fondatrice. » Il y a la rencontre de l’autre non-occidental, l’exploration de cet autre dans une situation « liminaire », quand « tout est autorisé » quand « la forme n’est pas tout à fait achevée », et la menace de l’objectivation photographique par un touriste occidental. De manière accessoire, notons en passant la répétition singilière de la syllabe « ka » dans les lieux emblématiques de son itinéraire : Kaokoland, Alaska, Kamtchatka. Peut-on croire, comme dans ce propos de ses amis Évènes du Kamtchatka cité par l’anthropologue, que « rien n’arrive par hasard » ?

Comme on le verra plus loin, et ainsi qu’elle le dit elle-même, une trame ancienne d’expériences et de désirs a guidé son parcours, et d’abord le choix de l’anthropologie ainsi que des « collectifs »[3] animistes comme sujet d’étude et d’expérience. Elle précise dans Les âmes sauvages qu’elle avait au début de ses recherches « une vision très romantique de leur monde, profondément empreinte de mes désirs d’ethnologue novice de trouver « la pierre philosophale » qui allait transformer mon monde » (souligné dans le texte). Cette expérience résonne également avec la « pensée décoloniale », présente en filigrane dans les deux livres. L’homme occidental, qui capte les deux jeunes filles à travers l’appareil « objectivant », n’est peut-être pas sans lien avec les missionnaires, les extracteurs de pétrole et les écologistes décrits dans la première partie des Âmes sauvages.

Le sol Gwich’in se dérobe

La structure du livre alaskien, en effet, ne répond pas à la classique monographie d’un « peuple animiste » isolé, situation qui est d’ailleurs de plus en plus rare. Mais bien à l’analyse d’un espace humain et naturel – pour reprendre notre découpage naturaliste, séparant les deux ordres –, bouleversé par la colonisation américaine[4] des divers territoires indigènes[5] depuis 1867. Comme l’écrit Martin, « Je comprends dès mon arrivée qu’il me sera impossible d’entreprendre l’écriture d’une monographie classique sur les indigènes que j’ai pris comme objet d’étude. Il est d’emblée évident que leur actualité réside dans les conflits qui les opposent aux Occidentaux et dans la crise environnementale. »

Carte Aalska
Carte physique de l’Alaska (source Wikipedia)

Le terrain de Nastassja Martin est situé dans le centre-nord de l’Alaska, le territoire des Gwich’in à cheval sur le Canada et les États-Unis. Elle étudie la partie alaskienne, à partir d’un village établi sur les rives du Yukon et qui se nomme Fort Yukon. D’entrée de jeu, le paysage qui s’offre à elle est marqué par les effets du changement climatique, le quadrillage administratif américain plus ou moins négocié avec les indigènes, l’industrie extractive du pétrole, les églises chrétiennes et les écologistes.

La première partie du livre, titrée « Incendies en Alaska. La nature en question » sera consacrée à ce choc des mondes entre Américains naturalistes et Gwich’in animistes. Et plus précisément aux effets naturels et humains de la colonisation. La seconde partie, « Renouer le jadis » retrace de manière opportune l’histoire de l’épopée missionnaire et de la « croisade écologiste » en pays Gwich’in. Enfin, ce n’est que dans la troisième partie que l’anthropologue se centre sur le Pays Gwich’in, affecté mais résistant au choc des mondes qui a été analysé auparavant. On saisit dès lors le sous-titre des Âmes sauvages : « Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska ». C’est cet agencement, en quelque sorte inversé, qui fait la richesse et l’originalité d’un livre extrêmement touffu, très narratif, personnel et plein de surprises, voire même de mystères et d’apories. Nous n’allons pas le résumer ici (il ne s’agit pas d’une recension au sens rigoureux du terme), mais bien pointer les traits saillants qui ressortent de ces trois parties, avant de faire le lien avec Croire aux fauves.

La première chose qu’il convient de faire est de définir succinctement les deux cosmogonies en présence, l’animisme des Gwich’in chasseurs-cueuilleurs et le naturalisme des « Américains » (terme générique désignant les Occidentaux de nationalité états-unienne). Dans la typologie de Descola, longuement et patiemment construite dans Par-delà nature et culture (2005), l’animisme désigne une cosmogonie dans laquelle les existants humains et non-humains (animaux, plantes, êtres abiotiques…) sont tous pourvus d’une « intériorité », qu’ils partagent en continuité et par laquelle ils communiquent. Le moyen le plus fréquent de cette communication entre humains et non-humains est le rêve. Mais les existants se distinguent par leur « costume », leur physicalité, qui est radicalement différente. La « nature » n’existe donc pas « comme une sphère de réalité autonome » pour les animistes, comme Descola la rappelait dans sa leçon inaugurale au Collège de France. A l’opposé, souligne-t-il, l’Occident moderne rattache depuis quelques siècles les humains aux non humains par des continuités matérielles et les en sépare par l’aptitude culturelle, l’opposition de la nature à la culture constituant le soubassement de notre ontologie. Il s’agit là d’une différence qui est bien plus profonde, « ontologique », que les variations culturelles (matérielles ou immatérielles) entre collectifs humains.

Ceci étant posé, on imagine que la colonisation des terres alaskiennes par les États-Unis à partir de 1867 (et par la Russie depuis le XVIIIsiècle) va entraîner un choc des mondes singulier, qui se manifeste dans différents registres : occupation et exploitation de la terre, domination politique et économique, choc culturel et religieux, effets sur le monde animal dont la distribution est modifiée, sanctuarisation de la Nature par la création de parcs naturels, etc. Ajoutons que la population des Gwich’in ne compte que sept mille habitants sur un territoire immense, divisé entre deux pays (Etats-Unis et Canada) aux législations différentes. On comprend que le sol Gwich’in se dérobe.

Souffrances, formes et pétrole

Comme le lui dit un chasseur, assis à côté de l’anthropologue au bord du fleuve Yukon, en observant la débâcle des glaces : « Ça c’est un peu nous. Nous sommes emportés par un courant que nous ne maîtrisons pas, le sol s’est ouvert sous nos pieds, il n’y a plus rien de solide qui tienne. On ne sait plus où on va. » Situation qui, notons-le, correspond d’une certaine manière à celle de l’anthropologue qui perd les repères de sa culture lors de son immersion sur le terrain. Comme elle le confiait lors de son interview à la RTBF (2020), « C’est comme si l’on devenait complètement poreux, en fait, à leur monde, comme si les limites entre nous et eux se dissolvaient peu à peu. » Un thème qu’elle reprendra à plusieurs reprises, avec celui des métamorphoses, du jeu entre les registres, des passages d’une cosmologie à l’autre, de l’humain au non-humain, et les transmutations environnementales qui vont nous affecter tous. Comme si, d’une certaine manière, la dérobade du sol Gwich’in était un avant-goût de ce qui nous attend, mais également le passage obligé de l’anthropologue de terrain pour comprendre l’autre, celui d’un « monde opposé ».

Fort Yukon
Rue de Fort Yukon (source Wikipedia)

Mais reprenons. Ce qu’elle observe[6] à Fort Yukon, c’est un monde à la dérive. Le pergélisol fond, les caribous modifient leurs migrations ou tombent malades en mangeant des lichens pollués par les pluies acides, les hommes « titubent dans les rues sous l’effet de l’alcool et des drogues », les chamanes perdent leurs pouvoirs, les saumons sont désorientés… L’anthropologue note dans son carnet de terrain : « Rien, je ne vois rien. » Elle est en souffrance, comme les Gwich’in. Et c’est cette souffrance partagée qui va lui permettre de se relier à eux, c’est « le dénominateur qui allait autoriser la relation. »

On pense à Nicolas Bouvier et à ce propos abrupt repris dans Le vide et le plein (2004) : « Le voyage ne vous apprendra rien si vous ne lui laissez pas aussi le droit de vous détruire. C’est une règle vieille comme le monde. Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. Le reste, c’est du patinage ou du tourisme. » Ainsi que ce vers de Vladimir Holan, qu’il aimait citer. « Il y a le destin, et tout ce qui ne tremble pas en lui n’est pas solide. » Pour l’anthropologue (et ceci autant pour les Gwich’in que pour elle) « c’est quand les liens se délitent qu’ils deviennent visibles. ». C’est le naufrage qui lui permet de « savoir la mer », comme écrivait Bouvier.

Nastassja Martin détaille dans la première partie du livre les diverses formes de souffrance subarctique, qui peuvent se traduire dans des discours apocalyptiques opposés chez les vieux Gwich’in (« la fin du monde ») et les jeunes (« la fin de leur monde »). Autant le monde naturel que l’humain – qui ne sont pas dissociés chez les Gwich’in – sont affectés par les transformations globales qui trouvent leur source chez les « Américains » ou chez les « Chinois ». « Confrontés à des animaux affaiblis, lunatiques et fuyants, les hommes du subarctique ne peuvent que faire le parallèle avec leur propre situation. [….] Tous sont, pour les indigènes, malades de ce monde globalisé sur lequel plus personne, pas même les derniers chamanes, n’a de prise », écrit-elle. Comment des animistes vont-ils pouvoir établir des liens spirituels avec des saumons transgéniques, créés par la firme AquaBounty, et qui risquent de s’hybrider avec des saumons sauvages ?

Mais avec quelles lunettes cosmologiques les Occidentaux américains voient-ils l’Alaska, qui « représente le dernier « Far West » du monde moderne ? » Car pour comprendre la situation d’entre-deux des Gwich’in et leur résistance, il faut d’abord établir la logique mentale et ses manifestations concrètes des Américains en Alaska. Ceci dans trois domaines principaux : les découpages administratifs, l’exploitation des ressources, la protection de la nature à travers la notion sacrée de Wilderness – prenant le relais religieux des missionnaires chrétiens. Le cœur de l’affaire, c’est la cosmologie naturaliste qui préside à ces différentes manifestations. La Nature est une réalité chosifiée, extérieure aux humains, une « res extensa » qui peut être découpée comme un gâteau aux frontières nettes, exploitée comme une ressource passive et sanctuarisée dans un Parc national qui préserve sa pureté paradisiaque extra-humaine, transcendante aux humains. Nastassja Martin va décrire minutieusement chacun de ces aspects pour reconstituer in situ « le fardeau de l’homme blanc » à l’œuvre en Alaska.

Chèque achat Alaska
Chèque de rachat de l’Alaska à la Russie (source Wikipedia)

Depuis le rachat de l’Alaska à la Russie en 1867, c’est d’abord « la ressource » (bois, fourrures, or, minerais, pétrole…) de ce nouveau territoire qui compte, et les indigènes sont perçus comme un problème, tout comme ils l’étaient déjà par les Russes. Leurs droits à la souveraineté sont négligés et ils ne sont même pas consultés. Il faut « désensauvager » l’Alaska, ce New national Refigrator. Les titres autochtones ne furent examinés qu’après la découverte du pétrole à Prudhoe Bay, notamment pour la construction d’un oléoduc afin d’acheminer l’or noir à travers les terres indigènes.

L’auteure s’étend longuement sur les différents statuts territoriaux et environnementaux qui furent imposés-négociés aux autochtones, mais également entre les « extracteurs » (ressources minières) et les « protecteurs de la nature » (ressources paysagères et naturelles) : Alaska Native Allotment Act (1906), Wilderness Act (1964), Alaska Native Claim Settlement Act (1973), Alaska National Land Interest Land Conservation Act (1980). On passera sur le contenu de ces différentes législations pour nous centrer sur les écologistes, soucieux « d’extraire » la Nature sauvage à leur manière, souvent en contradiction avec la relation des Gwich’in à celle-ci, la nature n’étant pas perçue par eux comme entité extérieure au monde humain.

Extracteurs et protecteurs

C’est sans doute la composante la plus interpellante, à première vue du moins, de ces chapitres. Quel rapport peut-il bien exister entre l’industrie extractive, polluante, et les militants de la protection de la nature sauvage – le wilderness, selon la tripartition américaine du territoire (settlement, frontier, wilderness)[7] ? Pour Nastassja Martin, il s’agit en fait de « deux idéologies concomitantes qui, si elles se veulent antagonistes, sont les filles de la même ontologie. » Et elle précise : « L’exploitation et la protection de l’environnement sont les deux registres grâce auxquels s’exprime le naturalisme alaskien, qui représentent les deux faces d’une même ontologie, occidentale, moderne et dialectique. Le point commun qui sous-tend ces deux conceptions de l’environnement est capital et fondateur : c’est, dans les deux cas, l’extériorité de l’homme face à l’environnement qui permet soit sa sacralisation, soit son exploitation. » Ou, bien souvent, les deux à la fois dans des portions de territoires séparés, avec un mouvement de « pendule » décrit par Martin.

Rien de surprenant, au fond, et qui avait été développé par Descola dans Par-delà nature et culture au sujet des mouvements écologistes américains et de la création de parcs nationaux. Pour le dire autrement, on peut exprimer des choses opposées en parlant la même langue cosmologique. C’est ce qui permet de se comprendre, de négocier, de s’accorder. Mais ce qui est plus instructif, pour l’anthropologue, ce sont les oppositions, les malentendus, voire les instrumentalisations réciproques entre les écologistes et les animistes Gwich’in, qui sont plus difficles à démêler. Un phénomène que l’on rencontre ailleurs, sans parler des conflits moins ontologiques entre les écologistes urbains et les paysans en Europe, notamment à propos de l’ours et du loup, ou entre les aménageurs de parcs nationaux et les ruraux qui y vivent et travaillent. Plus fondamentalement, la mise en évidence de ces parentés et oppositions permet de mieux comprendre les structures de pensées voilées, notamment par les convergences apparentes entre indigènes et écologistes. C’est une porte d’entrée sur le monde Gwich’in.

On retrouve ici le thème rousseauiste des animistes comme « bon sauvage[8] vivant en harmonie avec la nature » et ayant « une conscience écologique ancestrale », souvent véhiculé par une certaine vulgate écologiste (avec des Indiens d’Amazonie sur les plateaux de télévision). On ne peut s’empêcher de penser que c’est cette vulgate qui est à la base de la vocation de Nastassja Martin, comme elle l’explique elle-même (voir plus haut : « une vision très romantique de leur monde »). Cela nous vaut des pages passionnantes sur la sacralisation de la nature sauvage, que l’on retrouve avec la naissance de la peinture de paysage et l’avènement du « sublime » dont on sait qu’ils sont tributaires de l’émergence du naturalisme[9]. Ce qu’écrit également Martin : « La sensibilté au paysage offerte par le wilderness est une création urbaine », tout comme l’était la peinture de paysage[10], source de cette sensibilité en Occident, comme le souligne également l’anthropologue, en se référant à Augustin Berque.

La plongée vers les premières périodes de contact, la reconstitution minutieuse de l’histoire de l’arrivée et de l’œuvre des missionnaires en Alaska, suivis des écologistes, montre, selon l’anthropologue, « que la crise qui surgit de la rencontre est véritablement ontologique (…) : il s’est agi pour les missionnaires comme pour les écologistes de classer des êtres dans des cases déliées les unes des autres, de redécouper un monde avec des outils conceptuels importés, et de faire respecter les nouvelles limites qu’il y dessinèrent. » (souligné dans le texte)

Domestication des chasseurs et libération de la nature

Après les premiers établissements et missions orthodoxes dont il reste quelques églises, ce sont des missionnaires appartenant à différentes dénominations américaines (méthodistes, congrégationalistes, baptistes, moraves, catholiques, presbytériens, anglicans) qui arrivèrent sur les terres indigènes. Et, écrit l’anthropologue, « Ils sont venus et ont affirmé que les animaux crient au lieu de parler, que les esprits chuchotent au lieu de chanter, et que les aurores boréales ne résonnent plus que pour de rares attentifs des nuits d’hiver glaciales. » C’est donc bien avant les « extracteurs et les protecteurs » que la vision du monde cosmogonique des Gwich’in fut mise à mal par l’évangélisation. Comme nous l’avons cité en épigraphe, « Des hommes de bonne foi poussèrent les indigènes à abandonner le monde polyphonique des esprits au profit d’un dieu unique et salvateur. » Nastassja Martin retrace cette épopée, qui a commencé dès 1847 à Fort Yukon, alors en territoire russe, par le biais d’un missionnaire anglican venu du Canada. Celui qui lui succédera parlait le Gwich’in et épousera une indigène.

Ce sont les chamanes qui sont convertis en priorité par les anglicans (et leurs équivalents américains) pour en faire des pasteurs indigènes. Ces contacts furent accompagnés, comme ailleurs lors de l’arrivée d’Européens en Amérique, par des vagues épidémiques (rougeole, grippe, oreillons, rubéole, variole) qui furent soignés par des pasteurs dans leurs dispensaires. L’oeuvre des missionnaires déboucha également sur des changements de noms après le baptême. Les noms ne sont pas seulement affectés, mais aussi leur logique d’attribution : souvent tardive, en lien avec l’environnement (surtout les animaux), changement au cours de la vie. Ainsi, Deerya’Ch’oo’a (« Laissez le corbeau manger ») peut devenir John ou Peter. Il s’agit d’humaniser les Gwich’in en leur donnant le prénom d’un saint chrétien et « en les détachant durablement des êtres non humains. » Mais malgré le baptême et le changement de nom, l’arrière-monde des Gwich’in restera puissant, notamment au fond des forêts.

Grizzli
Grizzli d’Alaska (source Wikipedia)

Par ailleurs, ce sont des missionnaires qui vont sacraliser « la nature », avec notamment cet épisode extraordinaire de la première ascension du mont Denali (le McKinley pour les Américains, situé à 6.194 mètres d’altitude) en 1913 par l’un d’entre eux, le pasteur Hudson Stuck (surnommé « Big Preacher » par les Gwich’in). Il confiera son sentiment « paradisiaque » de détachement du monde dans son récit de voyage. La montagne devient l’image du paradis, ce qui aboutira à la sacralisation de la nature sauvage comme espace échappant à la pulsion prédatrice des hommes. Ce qui, selon Nastassja Martin, « préfigure largement l’approche écologiste qui suivra de près les pas de ces premiers missionnaires-explorateurs en Alaska. » La nature inviolée est le paradis perdu. Pour l’auteur, Hudson Stuck « est l’une de figures emblématiques de ce passage qui s’opère du protestantisme à l’écologisme ». Il s’agira dès lors de couper la nature de sa relation aux hommes en l’enfermant dans le vase clos des Parcs.

Un autre combat s’ouvre dès lors, complémentaire à celui des extracteurs. La nature sauvage des écologistes et des gestionnaires de l’environnement n’est en effet pas celle des Gwich’in, pour qui « la nature » comme entité séparée n’existe tout simplement pas. Toute une génération d’écologistes, à commencer par John Muir (le fondateur du Sierra Club), va contribuer à constituer des espaces séparés qui deviendront des parc nationaux où les chasseurs indigènes ne seront plus les bienvenus. « Les élites citadines, écrit l’auteur, s’approprient la terre pour en faire ce dont elles ont besoin, en la détachant des hommes avec lesquels elle était au préalable en relation. » Ce qui débouche sur des projets de « vaches subarctiques » et de « pommes de terre du Grand Nord » pour transformer les chasseurs-cueilleurs en éleveurs et cultivateurs.

Nastassja Martin va plus loin dans son interrogation, car elle pense que les Occidentaux sont effrayés par la manière dont les Gwich’in (et les peuples animistes en général) habitent l’environnement. Mais les efforts n’ont pas atteint leur but, « l’édifice cosmogonique Gwich’in reste largement conservé. » Comment se manifeste-t-il dans ce contexte particulier ?

Le mystère Gwich’in

L’anthropologue constate d’abord, dès son arrivée, que les animaux sont absents autour de Fort Yukon, ce qui contraste avec l’image des parcs nationaux et leurs gros mammifères, représentation étendue à tout le territoire alaskien. Mais un village comme Fort Yukon est peuplé de chasseurs sédentarisés. Les animaux n’ont donc pas intérêt à rôder dans le coin. Quant aux chasseurs, ils partent dans la forêt ou dans leurs cabanes isolées pour traquer les animaux, d’une manière bien particulière, car même là les animaux sont souvent invisibles ; ils ne se donnent pas immédiatement aux hommes. C’est ce qui va entraîner Nastassja Martin dans des promenades nocturnes en forêt, et vers une rencontre matinale qui préfigure ce qui va lui arriver au Kamtchatka : celle d’un ours, mais mort. Curieusement, l’une des deux seules photographies du livre montre la peau de l’ours accrochée à un arbre. Ses amis Gwich’in lui disent : « Tu es folle. Tu n’aurais jamais dû aller là-bas seule. Il n’y a rien à voir là-bas pour toi. C’est une terre de guerre. »

Propos qui lui sera également adressé à plusieurs reprises dans Croire aux fauves, ce qui donne à l’anthropologue une sorte de réputation de folie, de risque-tout, qui s’apparente au « dérèglement de tous les sens » débouchant sur une « voyance » rimbaldienne et l’attrait du fauve. Nous reviendrons sur ce point, qui donne son titre à notre article.

Les pages qui suivent sont à notre sens les plus passionnantes, et par ailleurs impossibles à résumer sans en affadir la richesse. Disons simplement que pour les Gwich’in, comme pour tous les animistes, les animaux sont dotés d’une intériorité, d’une liberté et d’un désir, voire d’une capacité de ruse et de tromperie – sans oublier les possibilités de métamorphoses, un mot qui revient souvent, et de manière plus extensive dans Croire aux fauves. Ils suivent leur propre trajectoire et ne se donnent pas aux hommes, ils se dissimulent, se dérobent. La chasse se déroule dans l’incertitude et dans l’obscurité des forêts, ou dans l’aléatoire des migrations, bousculées par le changement climatique.

C’est autour de la chasse que le qualificatif de « guerre » entre existant humains et non humains vient encore bousculer l’image du « bon sauvage écolo ». Comme l’écrit l’anthropologue : « […] les indigènes de l’arc circumpolaire dans son ensemble ne sont pas spécialement réputés pour leur gestion de l’environnement, loin s’en faut. Comme Igor Krupnik [anthropologue russe spécialiste des régions circumpolaires] le note, « il y a des preuves qui confirment une surchasse massive d’oiseaux, des animaux tués par centaines de milliers, que ce soit dans le nord de la Sibérie, dans la forêt boréale canadienne, sur les côtes groenlandaises ou dans l’intérieur de l’Alaska » ». Et elle cite un autre témoin, l’anthropologue Robert Brightman : « qui a montré dans son étude sur les Cree à quel point l’image des chasseurs-cueilleurs comme originellement écologistes et dévoués à la protection de l’environnement était fausse. Il relate comment, déjà au XVIIesiècle, les Cree avaient tué tellement de caribous que leur nombre plongea dramatiquement, provoquant des famines de grande ampleur. »[11]

L’Indien écologiste et l’Indien déraisonable, résume Nastassja Martin, « sont tous deux des inventions émanant d’esprits occidentaux. » Pour elle, « le phénomène de surchasse [est] comme la manifestation la plus explicite du mode de relation belliqueux qu’ils entretiennent avec les animaux. » C’est la guerre, mais pas celle des touristes prélevant des trophées pour abandonner les corps des animaux. N’oubions pas que, dans la vision animiste, les animaux portent eux aussi un jugement sur les humains, car les animaux sont des personnes. Les hommes et les animaux possèdent « l’âme » en commun. Il faut donc aller au cœur des relations des Gwich’in avec les non-humains pour pénétrer leur monde, ce qui nous donne des pages subtiles sur les « techniques de l’intériorité » et l’acte de tuer, qui vient clore l’incertitude des mondes, les métamophoses incessantes entre existants, et rétablir des formes plus stables. Mais les Gwich’in sont toujours entre les deux, ce qui rend la stabilité éphémère, car elle pétrifie.

Inquiétante étrangeté, êtres hors du commun

La suite de cette dernière partie des Âmes sauvages, titrée « Pays Gwich’in », est consacrée à L’inaliénabilité des personnes (humaines et non-humaines) et aux Présences liminaires (êtres en marge du monde gwich’in). On y découvre l’humour et l’ironie parfois surprenantes des indigènes, ainsi que la passion des jeux d’argent qui marquent une distance sarcastique avec leur propre monde et celui des Américains. Ces pages nous valent également la description de créatures mystérieuses, comme l’ours de glace ou Ch’attan, les « chiens sans âme », l’homme des bois ou naa’in, les shaaghan ou « vieilles femmes », et, bien sûr, les « chasseurs de force » que sont les chamanes. Tous ces personnages sont en marge du collectif, d’une manière ou d’une autre. Soit parce qu’ils y trouvent un moyen de communiquer intensément avec d’autres mondes ; soit parce qu’ils sont exclus par le collectif Gwich’in ou maudits par les éléments, ce qui leur procure certaines forces inspirant de la crainte ; soit parce qu’ils sont d’anciennes personnes réduites au rang d’objets sans âme (les chiens[12]).

L’ours de glace est un grizzli qui n’hiberne pas, ne connaît dès lors pas le repos et souffre de la faim. Pour échapper à la mort, il se couvre de glace pour se procurer une armure, ce qui le rend invincible et fou. Il a perdu son identité et mange des hommes. C’est une sorte de mutant. Les chiens (des anciens loups), quant à eux, sont punis d’avoir perdu leur cap et leur liberté en se mettant dans les traces des humains. C’est ce qui leur a fait perdre leur âme. Leur présence esclave est un avertissement pour tous, et leur statut de mort-vivant indique aux autres la conduite à ne pas tenir. Ce qui montre que les grand fautifs, ceux qui ont en quelque sorte « cédé sur leur désir », ont néamoins « une utilité au sein du collectif » pour mettre en garde les autres. Ces derniers risqueraient de rejoindre leurs rangs, si les chiens n’existaient pas comme témoins de ce dont il faut se garder. Vaste sujet anthropologique et philosophique, qui nous fait penser à la fonction des intouchables en Inde (voire au Pakistan) ou des burakumin au Japon, mais pas seulement.

Les naa’in ou « hommes des bois », quant à eux, représentent « une sorte de paroxysme de l’incertitude, de l’ambivalence et du réversible ». Ce sont des « hommes sauvages » ou des « hommes totaux » dont le nom en langue gwich’in signifie « secrètement », « insidieusement ». Ce sont des êtres fautifs, relégués aux marges. Ils rôdent de manière invisible et ont des pouvoirs occultes. Ils incarnent « l’inquiétante étrangeté », dont parlait Freud. Ce sont des hommes de confins. Et comme on pouvait un peu s’y attendre, Nastassja Martin est elle-même assimilée au naa’in : « Il est indéniable que ma propre expérience en pays gwich’in est directement liée aux histoires de naa’in, parce que j’y ai été associée, voire identifiée à maintes reprises et ce dès mon premier terrain. »

Restent les shaaghan et les chamanes. Les premières sont de vieilles femmes réprouvées et solitaires, mais en même temps « reconnues pour leur sagesse et leur perspicacité hors du commun ». Elles aussi vivent « au point d’intersection des mondes, animaux et humains, vivants et morts. Pour toutes ces raisons, elles « voient plus loin » que les hommes. » Ce sont des sorcières subarctiques, en quelque sorte, des êtres liminaires (comme les deux jeunes filles au Kaokoland, entre l’enfance et l’âge adulte, et entre les deux mondes humains dont elles sont issues). On retrouve bien entendu cette « liminarité » chez les « chasseurs de force ». Tout comme chez Nastassja Martin : « La confiance étrange qu’il [un vieux Gwich’in nommé Clarence] finit par m’accorder fut justement due à cette liminarité qu’il reconnaissait en moi. » Il lui tient cet étrange propos : « Tout est enregistré […] Tout le monde est informé tout le temps. Seuls les Blancs ne savent pas ça ». Propos qui signifie que l’information infuse partout, chez les humains comme chez les non-humains.

Quant aux chamanes, ce sont ceux qui « se plongent dans l’arrière-monde » (en dehors du collectif humain) et en reviennent « comme une personne augmentée. » Ce qui fait écrire à l’anthropologue : « Qu’un homme ne puisse accéder à sa propre humanité dans sa forme la plus complète sans le concours des non-humains est probablement la leçon la plus importante que le vieil homme [Clarence] m’ait transmise. »

« Rien n’arrive par hasard »

Cette dernière phrase nous conduit au Kamtchaka, à sa rencontre avec l’ours et de l’ours avec elle. Tout ce qui précède, et nous n’avons fait que survoler son premier livre qui comporte de nombreux indices, indique à suffisance l’attrait, la fascination[13], de l’anthropologue pour les « zones liminaires » ; pour le franchissement des frontières entre la cosmologie naturaliste occidentale et la cosmologie animiste des chasseurs-cueilleurs subarctiques. Mais également, comme les Gwich’in « hors du commun », pour l’inquiétante étrangeté. Sans oublier les ours, notamment par le truchement des rêves ou des marches en forêt. Une forme d’anthropologie transhumaniste[14], pourrait-on dire. Le chamane n’est-il pas qualifié de « personne augmentée » ? Certes, le transhumanisme projette d’augmenter l’homme par le biais de la technique et des artefacts, et non par la communication avec les non-humains, mais les objets seraient-ils moins dépourvus d’intériorité que les vivants ? Et « augmenter l’humain » par la communication avec les non-humains de la part d’Occidentaux ne participe-t-il pas de la même logique moderne ? Martin écrit bien : « accéder à sa propre humanité dans sa forme la plus complète. »

Carte Kamchatka
Carte physique du Kamtchatka (source Wikipedia)

Il nous semble par ailleurs important de rappeler que ces deux cosmologies, opposées terme à terme dans la typologie de Descola, sont loin d’épuiser l’univers cosmologique des humains dans leur rapport aux non-humains. Il convient d’y ajouter, toujours selon Descola, le totémisme et l’analogisme, cette dernière ayant été dominante en Europe jusqu’au XVIIesiècle (la peinture ayant été pionnière du naturalisme). Il y a assurément un attrait contemporain pour l’animisme en Occident, phénomène sans doute lié à la crise écologique et à une vision « romantique » de l’animisme, comme incarnation du « paradis perdu ». Ce qui a été le cas de Nastassja Martin, comme elle le dit elle-même.

Reprenons. Au cœur de son second livre, Croire aux fauves, qui est le récit de sa rencontre violente avec un ours au Kamtchatka  ceci lors d’un second « terrain » auprès d’un collectif animiste, des Évènes, qui a décidé de « retourner vivre en forêt » –, de ses prémisses et de ses conséquences médicales, philosophiques et psychologiques, Nastassja Martin écrit : « Et puis il y a des mystères que je n’ai pas fini de comprendre. J’ai besoin de retourner auprès de ceux qui connaissent les problèmes d’ours ; qui leur parlent encore dans leurs rêves ; qui savent que rien n’arrive par hasard et que les trajectoires de vie se croisent toujours pour des raisons précises. » Remarquons que l’anthropologue n’écrit pas « qui croient que rien n’arrive par hasard » mais bien « qui savent ». Ce qui renvoie au titre du livre, car en toute logique, pourrait-on dire, l’auteure n’écrit pas cela par hasard. Mais laissons le sens flotter, pour utiliser une expression qu’elle prononce à plusieurs reprises dans l’émission de la RTBF (2020).

Ce second livre n’a pas le même statut que le premier, il s’agit d’un récit de ce qui lui est arrivé le 25 août 2015, de ce qui a précédé et de ce qui a suivi, et non d’une étude anthropologique comme Les âmes sauvages. Mais cette division n’est pas aussi tranchée, les « cahiers nocturnes » (ou « noirs ») de l’anthropologue ne sont pas totalement déconnectés de ses « cahiers diurnes » (ces carnets de terrain). C’est d’ailleurs ce qu’elle écrit dans Croire aux fauves : « Le carnet diurne et le cahier nocturne sont l’expression de la dualité qui me ronge : d’une idée de l’objectif et du subjectif que je sauve malgré moi. Ils sont respectivement l’intime et le dehors ; l’écriture automatique immédiate, pulsionnelle, sauvage, qui n’a vocation à rien d’autre que de révéler ce qui me traverse… » D’ailleurs, comme nous l’avons vu, Les âmes sauvages ont beau avoir un statut d’étude anthropologique, donc « diurne », c’est un livre qui contient de nombreuses notations personnelles, biographiques voire subjectives. Il y a bel et bien une continuité entre les livres, même si leur statut est différent. Le second est en quelque sorte l’aboutissement logique du premier, ce qui apparaît clairement à la lecture. « J’ai écrit ces choses en Alaska ; je les ai vécues au Kamtchatka ».

Nous n’allons plus solliciter le lecteur trop longtemps, mais qu’il nous permette d’éclairer ce « fauve » qui fait notre titre. Car c’est bien aux fauves qu’il s’agit de croire. Bien entendu, le fauve c’est le « sauvage » qui fait lien avec le titre du premier livre, et plus particulièrement avec son « âme ». Mais c’est aussi, comme le rappelle Nastassja Martin, un mouvement pictural qui se nomme le Fauvisme, caractérisé par l’explosion des couleurs qui prime sur le dessin et la réalité observable. Et elle ajoute : « C’est le mot du hors cadre, c’est le mot que l’on peut utiliser lorsque l’on veut désigner quelque chose qui est à la marge. Evidemment, il y a l’idée du sauvage derrière, mais un sauvage qui traverserait, qui transpirerait dans des champs disciplinaires, dans des champs artistiques totalement différents. Et c’est cela qui m’a intéressé, c’était cette idée de dire « croire à ce qui n’est pas définissable ». » (RTBF, 2020. Nous soulignons)

Elle exprime son attrait pour le liminaire, pour les métamorphoses (la dédicace du livre est « À tous les êtres de la métamorphose, ici et là-bas »), pour la transgression des limites (notamment entre « objectivité » et « subjectivité »), pour le hors norme, pour le temps indistinct du mythe auquel le combat avec l’ours lui a donné brièvement accès. Écoutons-la dans Croire aux Fauves : « J’écris depuis des années autour des confins, de la marge, de la liminarité, de la zone frontière, de l’entre-deux mondes ; à propos de cet endroit très spécial où il est possible de rencontrer une puissance autre, où l’on prend le risque de s’altérer, d’où il est difficile de revenir. » Mais elle ajoute aussitôt : « Je me suis toujours dit qu’il ne fallait pas se laisser prendre au piège de la fascination. Le chasseur enduit des odeurs de sa proie et ayant revêtu ses habits, module sa voix pour adopter celle de l’autre et, ce faisant, entre dans son monde, masqué mais encore lui-même sous son masque. » De même, Nastassja Martin demeure profondément occidentale dans sa démarche, un peu comme Arthur Rimbaud était « absolument moderne » dans Une saison en Enfer.

Bernard De Backer, février 2020

P.-S. La seconde citation en épigraphe ne fait pas de nous un adepte de « la » pensée décoloniale, mais vise à indiquer un arrière-plan intellectuel dans lequel se situent en partie les deux livres passionnants de Nastassja Martin. Des ouvrages qui sont par ailleurs loin de se réduire, dans notre esprit, à cette idéologie parfois manichéenne mais emblématique (et éclairante) du débat intellectuel relatif à la globalisation dans sa phase contemporaine. Notons par ailleurs que la confrontation de collectifs animistes avec une colonisation de conquérants « naturalistes » ou monothéistes, comme en Alaska ou au Kamtchatka, se retrouve aussi en terre d’islam, tels les Kalashs au Pakistan. Enfin, le fait que les écologistes ou environnementalistes américains (ou d’autres, ailleurs dans le monde) entrent en conflit « ontologique » avec les animistes ou culturel avec les ruraux en Europe, ne signifie évidemment pas qu’il faille abandonner le combat écologique et « devenir animiste ». Ce n’est d’ailleurs pas la position de l’anthropologue, ni de Philippe Descola ou d’autres chercheurs et auteurs, sensibles à cette question de notre rapport aux existants non-humain qui est train d’être profondément réinterrogé en Occident (comme en témoigne la multiplication des livres et des mouvements qui vont dans ce sens, notamment sur les arbres). En boutade, on pourrait dire que ce n’est pas en entrant en communication avec l’intériorité du Coronavirus que l’on va enrayer l’épidémie en cours. Le virus serait d’ailleurs bien capable de ruser et de nous tromper.

Pour télécharger le fichier pdf du texte : RD Une anthropologue fauve

Complément du 17 cotobre 2022. Nastassja Martin : « Faire sortir l’anthropologie des cénacles fermés ». L’ethnologue, spécialiste des peuples du Grand Nord, est opposée à toute hiérarchie entre recherche et littérature. Elle a montré la validité de cette démarche en 2019 dans « Croire aux fauves ». Et de nouveau, aujourd’hui, dans « A l’est des rêves », Le Monde du 16 octobre 2022

Complément du 8 septembre 2022. « Nastassja Martin : “Je m’intéresse à la possibilité d’une métamorphose”, interview de l’anthropologue « à la mode » dans Philosophie magazine. Un extrait intéressant pour « décoloniser Descola » (et ne mentionnant pas les deux autres ontologies, totémisme et analogisme, dont on ne voit pas le rapport de domination coloniale établi entre eux) :

Certes, mais vous écrivez : « Je hais les tableaux et les schémas », en paraphrasant l’attaque de Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss, « Je hais les voyages et les explorateurs ». Le terrain vous a-t-il amenée à prendre vos distances vis-à-vis du schéma de Descola ?

La distinction entre animisme et naturalisme est un outil puissant, mais il me semble qu’il convient de replacer l’animisme dans l’histoire, et notamment dans l’histoire coloniale. Ici, il y a un enjeu politique essentiel. En effet, à partir de Lévi-Strauss, le parti pris de l’anthropologie structurale, tradition dans laquelle s’inscrit Descola, est de refuser tout évolutionnisme social, et donc de ne pas raisonner en termes de cultures dominantes et de cultures dominées, en proposant plutôt de les symétriser. Parler d’animisme et de naturalisme comme Descola, c’est en faire deux ontologies, soit deux manières de se rapporter au monde distinctes et d’égale valeur. Sauf que cette proposition théorique fait fi des différences d’échelle, de la colonisation, et demande à être revue à la lumière des études postcoloniales : ce qui s’est passé, concrètement, c’est que le naturalisme a envahi le monde, qu’il domine les autres ontologies et qu’on ne peut pas continuer à le mettre sur le même plan.

Complément du 9 décembre 2020. « Kamtchatka, un été en pays évène » de Nastassja Martin et Mike Magidson, Arte.

Notes

[1] Notons en passant que la ville de Grenoble est la première grande ville française dirigée par une majorité écologiste, ce qui n’est pas sans intérêt pour notre sujet.

[2] Par un curieux hasard, l’année de la publication de ce livre est celle de la naissance de Nastassja Martin.

[3] Le terme « collectif » est utilisé de manière systématique par l’anthropologue pour désigner des groupes de populations humaines ou non-humaines, présentant un certain nombre de traits communs (espèce, culture, territoire…).  Le mot est aussi utilisé de manière récurrente par Descola dans Par-delà nature et culture (2005), livre dans lequel il s’en explique.

[4] La conquête russe, quant à elle, n’avait concerné que des zones marginales et côtières.

[5] Le mot « indigène » est d’un usage fréquent chez les anthropologues et n’a pas le sens péjoratif qui lui est associé habituellement (le « non-civilisé »). Il n’empêche qu’il s’agit là d’un reliquat du colonialisme qui a institué l’anthropologie comme science des sociétés primitives (ou des « peuples premiers »), alors que la sociologie était celle des sociétés occidentales modernes. La catégorie « indigène » était en effet une catégorie officielle désignant les peuples autochtones pendant la période coloniale.

[6] Curieusement, Nastassja Martin semble surprise par le décor qu’elle découvre, alors que l’on imagine qu’elle a pu se renseigner avant d’y atterrir la première fois. Mais il s’agit sans doute d’un procédé narratif.

[7] L’établissement colonial, la frontière, l’espace sauvage. Voir à ce sujet le livre passionnant de Pierre-Yves Petillon, La grand-route. Espace et écriture en Amérique,  Le Seuil, 1979. L’auteur y explore ce thème de la tripartition de l’espace américain à travers sa litérature.

[8] Nastassja Martin écrira un peu plus loin dans Les âmes sauvages : « Se départir définitivement de l’idée du bon sauvage, c’est aussi admettre que les formes concrètes que prend un certain type de relation au monde sont souvent troubles, tortueuses, parfois violentes, voire sarcastiques et, surtout, largement dénuées de « bons sentiments ». »

[9] Je me permets de renvoyer à mon article « L’invention du paysage occidental », avril 2019. Comme je l’écris, « Dans Par-delà culture et nature, Philippe Descola (2005) consacre le chapitre, intitulé « Le grand partage » (entre la nature et les humains), au passage de l’ontologie analogique du Moyen-Âge au naturalisme des modernes. Il est instructif pour notre propos que la première partie de ce chapitre, titrée « L’autonomie du paysage », commence par la peinture de paysage. Dans un ouvrage ultérieur et richement illustré – publié à l’occasion de l’exposition éponyme au musée du quai Branly, La fabrique des images (2010) – l’anthropologue traite à la fois de « La peinture de l’âme » (le portrait) et de « L’imitation de la nature » (le paysage), qui sont apparus tous deux à la même époque. Ce développement synchrone est lié à l’émergence du « grand partage » de la cosmologie naturaliste, celle qui sépare les humains, seuls existants dotés d’une intériorité, et la nature désormais désacralisée et objectivée par les premiers. »

[10] Voir à ce sujet le livre d’Alain Roger,  Court traité du paysage, Gallimard, 1997

[11] Sur ce point, mentionnons également l’explorateur Samuel Hearne (1745-1792) qui parcourut le Grand Nord canadien jusqu’à l’océan Arctique. Il fut témoin de massacres d’Inuits d’une extrême cruauté, perpétrés par ses compagnons indiens Tchipewyans et Déné, ainsi que leur destruction massive de gibier. Voir Le piéton du Grand Nord, première traversée de la toundra canadienne (1769-1772), Petite Bibliothèque Payot, 2005. Voir également un résumé du témoignage de Hearne dans Aux commencements de l’Amérique, de Marie-Hélène Fraïssé, 1999 (pp. 288-294).

[12] Curieusement, l’on retrouve un phénomène semblable chez les pasteurs mongols, bien que moins radical, selon l’anthropologue Charlotte Marchina, auteure de Nomad’s land. Éleveurs, animaux et paysage chez les peuples mongols, Zones sensibles, 2019.

[13] Expression utilisée par sa mère dans un dialogue avec sa fille, rapporté dans Croire aux fauves.

[14] Que nous avons déjà rencontrée chez Eduardo Kohn, auteur de Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Préface de Philippe Descola, Zones sensibles, 2017.

Références

  • Descola Philippe, La Nature domestique : symbolisme et praxis dans l’écologie des Achuar, publié par la Fondation Singer-Polignac, Maison des sciences de l’homme, 1986.
  • Descola Philippe, Par-delà nature et culture, Gallimard, « Bibliothèque des sciences humaines », 2005
  • Descola Philippe (dir.), La fabrique des images. Visions du monde et formes de la représentation, ouvrage collectif publié à l’occasion de l’exposition « La fabrique des images » présentée au musée du quai Branly, 2010
  • Descola Philippe : « Il faut combattre l’anthropocentrisme », Ysbek & Rica, janvier 2020
  • Descola Philippe, L’Écologie des autres. L’anthropologie et la question de la nature, Paris, éditions Quae, 2011
  • Hearne Samuel, Le Piéton du Grand Nord. Première traversée de la toundra canadienne (1769-1772), Payot, 2002
  • Kohn Eduardo, Comment pensent les forêts. Vers une anthropologie au-delà de l’humain, Préface de Philippe Descola, Zones sensibles, 2017
  • Larroque Claire, « La nature n’a plus de contraire », À propos de : Les Natures en question, sous la direction de Philippe Descola, éditions Odile Jacob, 2018, La vie des idées, 9 janvier 2020
  • Marchina Charlotte, Nomad’s land. Éleveurs, animaux et paysage chez les peuples mongols, Zones sensibles, 2019
  • Martin Nasstasja, Les âmes sauvages. Face à l’Occident, la résistance d’un peuple d’Alaska, La Découverte, 2016
  • Martin Nasstasja, Croire aux fauves, Verticales, Gallimard, 2019
  • Taussig Sylvie, « Descartes dans la pensée décoloniale. Une histoire alternative de la philosophie ? », dans le dossier « Du « post-colonial » au « décolonial » », Le Débat n° 208, janvier-février 2020
  • Wachtel Nathan, La vision des vaincus, Gallimard, 1971

Audiovisuel

  • Krebitz Nicolette, Sauvage, diffusé par Arte du 12 mars au 10 avril 2020. La rencontre d’une jeune fille avec un loup « qui révèle en elle sa part animale ».
  • Nastassja Martin, interview par Pascal Claude dans « Et Dieu dans tout ça ? », RTBF radio, 19 janvier 2020
  • Nastassja Martin sur France culture
  • Traces, un dessin animé « fauve » préhistorique en noir et blanc (avec un peu de rouge) de Sophie Tavert et Hugo Frassetto diffusé par Arte. Il nous semble ne pas être dénué de rapport avec notre sujet.

Ecologie et anthropologie dans Routes et déroutes

 

4 réflexions sur “Une anthropologue fauve

  1. Merci pour ces analyses. J’ai lu « Croire aux fauves », mais pas « Les Ames sauvages ».
    Je suis interpellé par « cette extériorité de l’homme face à l’environnement » qui permet et l’exploitation et la sacralisation de ce dernier. Par cette incapacité dans laquelle nous sommes, avec notre rationalité, nos valeurs, nos critères, notre structure mentale, de comprendre le rapport au monde d’autres peuples. Vous citez N. Martin qui parle de « vision très romantique de ‘leur’ monde ».
    Dans « Ecoute l’arbre et feuille » (Flammarion, 2017) (que je viens seulement de commencer à lire), le biologiste américain David G. Haskell décrit douze arbres à travers le monde. Il les a observés et surtout écoutés. Il les place dans leur environnement naturel et humain. Le permier est un ceibo de la forêt amazonienne, en Equateur, où vivent les Waorani. « Bien que leurs cultures divergent du point de vue linguistique et historique, et que leurs systèmes de croyance soient aussi variés que ceux de n’importe quel continent, écrit-il, les peuples amazoniens semblent s’accorder sur un point: ce que la science occidentale appelle un écosystème, composé d’objets, est pour eux un lieu où esprits, rêves et réalité ‘éveillée’ se confondent. La forêt, y compris ses hôtes humains, est par conséquent ‘unifiée’. Mais il ne s’agit pas de l’union d’éléments auparavant séparés; depuis le premier jour, notre existence a toujours été tissée de relations spirituelles. Les esprits ne sont pas des fantômes détachés du monde, issus de quelque paradis ou enfer lointain, ils sont l’essence même de la forêt, reliés à la terre, enracinés, reliant le sol et l’imagination. » (pp. 37-38)
    Il évoque un peu plus loin un guide forestier amazonien:  » Il affirmait que non seulement nous ne croirions pas à ses histoires d’esprits, mais que nous ne ‘pourrions’ pas les comprendre. Nous entendrons ses paroles, mais les sons n’évoqueront rien dans notre esprit. La résonance indispensable à la compréhension est impossible, faute de vécu, de relations incarnées, au sein de la communauté de la forêt ».
    Enfin, s’il y a le mythe du bon sauvage, il y a aussi celui de la nature innocente. Haskell encore: « c’est ainsi que j’ai été initié à une des réalités de la forêt: dans ce réseau de relations interspécifiques, aucune trace de ‘l’innocence et de la générosité indescriptibles’ dont parle (…) Thoreau. Dans la forêt tropicale, l’art et la science de la guerre biologique atteignent leur plus haut degré de sophistication ».

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  2. Voici un commentaire éclairant, notamment par sa chute sur la « nature innocente ». Les deux livres de Nastassja Martin, dont le premier m’apparaît le plus intéressant (et « explique » d’ailleurs le second), doivent aussi se lire sur la base de « Par-delà nature et culture » de Philippe Descola (2005) qui était son directeur de thèse. J’en ai fait une recension pour la revue Etopia et pour la Revue nouvelle. Cette dernière est publiée sur ce site. Mais rien ne vaut, évidemment, la lecture du livre de Descola qui m’a absolument passionné (et pas que sur l’animisme, que l’on a tendance à isoler comme seule cosmologie opposée au naturalisme des Modernes). Merci pour votre commentaire.

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  3. A l’égard du concept de « Wilderness » on lira utilement Nature, le réveil du sauvage, publié par Jean-Claude Génot chez l’Harmattan.
    Pour les relations que nous pouvons, devrions entretenir avec le vivant les ouvrages de Baptiste Morizot seront une bonne source de réflexion. Je pense notamment à : Sur la piste animale, publié chez Actes Sud.
    En dehors du propos de l’article mais éclairant sur l’ours, l’ouvrage de Michel Pastoureau : L’ours Histoire d’un roi déchu (Seuil) et celui de michel Praneuf : L’ours et les hommes dans les traditions européennes (Imago).

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    1. Merci pour cette biblio. Ce qui est évidemment interrogé dans ce (très) long article, c’est le travail d’une anthropologue, et non pas la position « juste » à tenir avec « la nature » (je place le terme entre guillemets, pour des raisons expliquées dans l’article). Par ailleurs, je suis comme beaucoup d’autres frappé par l’explosion éditoriale, en Occident du moins, des livres concernant nos rapports avec les existants non-humains – pour parler comme Descola. Ceci étant, ces derniers peuvent être fatals pour l’humanité, comme en témoigne les épidémies, et notamment celle qui est en cours. « La nature n’est pas innocente », ainsi que le rapporte très justement Michel Guilbert dans son commentaire.

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