Népal, aux portes du réel

Vue proche de Kala Patthar, éminence au-dessus du camp de base de l’Everest
(photographie de l’auteur)

On s’éloigne à pas du loup du réel ; on croit l’avoir occis pour de bon,
et il descend sur vous comme une tonne de briques.

Nicolas Bouvier, L’usage du monde

Si l’individu a bien horreur d’une chose, c’est du réel.

Julien Gobin, L’individu, fin de parcours ?

Juin 1988 à Katmandou ; la mousson assombrit le ciel. Mon travail pour une ONG, dans ce qui était encore un royaume himalayen, touche à sa fin. Après avoir rencontré des réfugiés tibétains dans des centres d’artisanat que ma mission impliquait de visiter, j’avais marché en solo vers le pays Sherpa et le Toit du monde. Le moment était venu de partir vers l’Inde et, plutôt que de prendre l’avion, je décide d’y aller en bus. Une manière de vivre une autre réalité du pays, de prendre le temps de la route et des rencontres. Mais les bus vers New Delhi roulent la nuit, traversent les savanes et les jungles du Teraï, une plaine népalaise jouxtant l’Inde. Je ne verrai les paysages qu’à la nuit tombante et, à la frontière indienne, au lever du jour. L’obscurité est tombée autour du bus surchargé, longeant un précipice sur la route boueuse qui mène à Pokhara. Après un départ paisible, le chauffeur est importuné par un passager aux yeux rougis, visiblement sous l’emprise du chanvre ou de l’alcool ; il s’en prend aussi aux nombreuses femmes, dans l’indifférence générale. L’atmosphère devient de plus en plus tendue, un accident se prépare, dont je serai acteur et victime. 

Durant les premières heures du voyage, j’avais sympathisé avec deux jeunes Sikhs assis de l’autre côté du couloir central. Ils m’avaient parlé de leur famille au Punjab, de leurs affaires au Népal, de la longueur du voyage vers Delhi où ils prendraient un train pour rentrer chez eux. Une cinquantaine de personnes occupent le bus Tata, des hommes et des femmes qui se dirigent vers l’Inde (par les États du Bihâr et de l’Uttar Pradesh) ou vers une destination frontalière du Teraï, avec quelques enfants et de nombreux bagages. Je suis le seul Occidental à bord et cela se voit, malgré mon visage buriné par le soleil et ma maigreur. Mon sac à dos, notamment, ne trompe pas.

Chanvre et domination

Après la route de Pokhara, le bus plonge vers le sud et la jungle du Chitwan. Malgré la survenance brutale de la nuit, la chaleur augmente car nous pénétrons rapidement dans des zones subtropicales. La forêt se fait plus dense, plus sombre et plus haute ; le bus avance entre deux murs vert-noir, de temps à autre interrompus par des villages et des barrages de l’armée, où des hommes en uniforme inspectent nos papiers et nos bagages. Ils sont aimables, hochent la tête, et les contrôles sont plutôt de routine. 

Depuis quelque temps, un homme m’intrigue. Il est grand, mince et extrêmement agité. Il circule sans cesse dans le bus, ennuie les femmes et asticote le chauffeur qui ne réagit pas, à mon grand étonnement. La route est pourtant  dangereuse, boueuse, sinueuse et à flanc de ravin au début du voyage. J’observe la scène sans bouger, sachant qu’il vaut mieux se tenir tranquille dans ce genre de contexte, surtout comme Occidental « invité » au sein d’un monde tellement différent – malgré certaines apparences trompeuses. Je m’attends à une opposition prochaine du chauffeur ou des passagers. Après tout, c’est à eux de régler ce problème, car c’est à eux que l’homme s’en prend. Mais ils demeurent étrangement passifs alors que le danger monte. L’agresseur ne rencontrant aucune résistance s’enhardit dans sa violence dominatrice, à la fois physique et verbale. Je ne peux plus rester inerte comme les autres, je dois faire quelque chose, calmement si possible. 

Passager un peu désorienté, avec mon gros sac, mes lunettes souillées, ma barbe de quelques jours, mes joues tannées par le soleil, je finis par sortir de mon silence. J’interpelle l’importun et lui demande de cesser ses manigances ; il met le bus et ses passagers en danger. L’homme ne réagit pas et continue comme auparavant. Les autres voyageurs enfoncent leur tête et ne disent rien. On se dirige vers un combat singulier. L’interpellation reprend, et, cette fois, l’agité s’arrête et se tourne vers l’Occidental avec colère. Un silence total se fait dans le bus, continuant de cahoter dans le noir comme par inertie.

Poulets sur la route

Je tente de rester calme et demande à l’homme de ne plus semer le chaos dans le bus. A ma grande surprise, l’agité se dirige vers le chauffeur, le saisit vivement par l’épaule et lui intime l’ordre d’arrêter le véhicule immédiatement. Il obéit d’un coup, ce qui me sidère. Quelque chose m’aurait-il échappé dans cette histoire ? Je me dirige vers les deux Sikhs qui me tournent ostensiblement le dos et fixent stupidement la fenêtre noire, comme s’ils ne m’avaient jamais parlé. Tous les passagers se taisent et semblent totalement soumis à cet homme. Ce dernier se tourne vers moi et hurle en levant ses bras, me fixant de ses yeux rougis : « You have stolen my money ! Give me my money back ! ». Je suis stupéfié par cette accusation, d’autant qu’il commence à fouiller mes bagages sans demander mon avis. Je le repousse et le ton monte crescendo. La chaleur devient insupportable dans la longue boîte de métal, complètement immobilisée au milieu de la jungle.

Pendant quelques minutes, un scénario se déploie dans ma tête. Cet homme agressif est peut-être le propriétaire du bus, ce qui explique la raison pour laquelle le chauffeur lui a immédiatement obéi. Les autres passagers le savent, ou l’ont deviné. Je suis un intrus, un « mâle blanc occidental » qui porte dans sa ceinture l’équivalent de plusieurs mois de travail, des vêtements qui peuvent se revendre sur les marchés. Si je suis dépouillé, tué et abandonné dans la jungle, personne ne me recherchera, car mon voyage n’est enregistré nulle part et les passagers seront muets. C’est une trop belle occasion de faire la peau à l’un de ces touristes qui étalent leur richesse et affichent leur supériorité dans un des pays les plus pauvres du monde, même s’il n’a jamais été colonisé, au contraire de l’Inde. 

Pour la première fois de ma vie, je suis persuadé d’être face à un homme qui veut me tuer, avec lequel il m’est impossible de parler, de raisonner, de négocier. Je vois ma mort dans ses yeux, je suis face à ma disparition. Les secondes s’éternisent, je perds mes repères, je ne sais plus réfléchir, mon corps est au bord de la débandade, de la réduction à l’état de chair sacrifiée. Je suis comme un poulet humain. L’homme continue de m’accuser et devient de plus en plus agressif, agite les bras en criant, réclame son argent. Personne n’est là pour me défendre, malgré la situation absurde et l’invraisemblance de l’accusation. J’entends toujours le ronronnement du moteur, le chauffeur est au garde à vous, les passagers sont tétanisés ou absents. Et puis, lentement, je retrouve des ressources et je pense à une échappée possible, impliquant les autorités népalaises : les contrôles de l’armée que j’avais aperçus et qui se succèdent régulièrement.

Un barrage dans la jungle

Reprenant mon souffle et tentant d’échapper à la panique en relâchant mes nerfs, je propose à mon agresseur de faire fouiller mon sac à dos, mes vêtements et mes poches au prochain contrôle de l’armée. Cette proposition est un peu hasardeuse, car les militaires sont peut-être de mèche avec le chauffeur, comme je le découvrirai l’année suivante au Pakistan. L’homme continue de me toiser, mais nos regards finissent par se rencontrer. Brusquement, par je ne sais quelle intuition mystérieuse, je décide de sourire aimablement, puis de blaguer un peu. Je me gausse du pauvre Occidental perdu dans la nuit, j’imite ma démarche hésitante, ma désorientation, mon anglais pointu. L’homme sourit très légèrement, se tourne vers les passagers qu’il prend à témoin. Un léger brouhaha traverse le bus, les autres poulets s’ébrouent.

Il ne sera pas nécessaire de demander aux militaires de me contrôler au prochain barrage ; il suffisait pour lui que je fasse profil bas comme « pauvre blanc » en laissant fouiller mon sac. Que je demeure soumis comme les autres, ou, peut-être, que je montre mon absence de peur et ma capacité de rire pour – qui sait ? – le rejoindre quelques secondes dans son ivresse chanvrée. Le bus redémarre et le jour se lève bientôt à la frontière indienne. J’y reconnais une amie rencontrée près de l’Everest ; je quitte ce véhicule maudit pour l’accompagner à Gorakhpur dans l’Uttar Pradesh, d’où nous prendrons le train pour Delhi en passant par Lucknow. Dans le bus pour Gorakhpur, à la frontière du Bihâr, je verrai le contrôleur en uniforme frapper durement un individu à la peau très foncée accroupi sur le plancher, sans que personne ne réagisse. C’était sans doute un homme de très basse caste, peut-être un Dalit (« intouchable »). La domination masculine et la racialisation des dominés ne seraient-elles donc pas le seul fait des hommes blancs ? Je suis resté prudemment et silencieusement assis.

Bernard De Backer, novembre 2020

Photographies

Les images de la galerie ne sont évidemment pas celles du bus et du Terraï nocturnes, mais bien celles de ma longue marche vers l’Everest (Chomolungmu en tibétain et Sagarmartha en népalais) qui avait précédé. Elles peuvent être agrandies en cliquant sur elles ; on peut les faire défiler en utilisant les flèches et les afficher en « taille réelle » (celle hébergée sur le site). 

Copyright

Toutes les photographies ci-dessous (sauf une) sont de Bernard De Backer. Elles ne sont pas libres de droits. Toute utilisation de ces images est soumise à une autorisation préalable de l’auteur. 

Rencontres au pied du Toit

Lors de ma marche vers l’Everest (Chomolungmu, Sagarmartha), je fis halte au monastère de Tengboche situé à plus de 3.800 mètres d’altitude et j’y passai la nuit. A ma grande surprise, un hélicoptère en provenance de Katmandou arriva le lendemain avec Edmund Hillary à son bord. Le premier homme ayant gravi l’Everest avec le Sherpa Tensing Norgay, en 1953, venait inaugurer une centrale hydroélectrique pour alimenter le monastère. Il était alors ambassadeur de Nouvelle Zélande au Népal. La première image montre l’hélicoptère avec l’Everest en arrière plan, en haut à gauche de l’image (dernière ligne de crête). La seconde photographie est celle d’Hillary parlant dans la cour intérieure du monastère, la troisième des moines l’écoutant. Celui qui est à l’avant-plan s’était emparé de mon sac à dos pour le porter dans la montée vers Tengboche. Il riait et exhalait le chang (bière de la région à base de millet ou d’orge).

8 réflexions sur “Népal, aux portes du réel

  1. EHH.. Il est prenant ce récit… on est dans le suspens même ceux comme moi qui en connaissent la fin. Et tu as su y placer en plus domination masculine et racialisation. Bien !!!

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    1. Oui, cette histoire de domination masculine était évidente dans le bus, l’enragé s’attaquant régulièrement aux femmes (et au chauffeur, sans doute son obligé). La « racialisation » des dominés ou des inférieurs me semble assez évidente en Inde, le système dit des castes (mot d’origine portugaise) étant en parie liée à la couleur de la peau – ce que l’on voit très facilement, les Intouchables étant plus foncés et les Brahmanes plus clairs. On retrouve cela dans le roman d’Arundhati Roy, « Le Dieu des Petits Riens ». L’origine serait liée à l’invasion des Aryens du nord, plus pâles de peau, rencontrant des peuples indigènes à la peau foncée. Voir le récit « Malabar blues » sur ce site.

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  2. Sacrée aventure! Ou comment savoir à la fois agir plutôt que subir et faire profil bas plutôt que risquer le pire. L’absence de réaction de tous les passagers et l’obéissance du chauffeur aux ordres de ce fou-furieux restent intrigantes.
    Les photos sont superbes!

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    1. Merci Michel. Quand les Sikhs avec lesquels j’avais sympathisé m’ont tourné le dos, j’ai commencé à me rendre compte dans quel guêpier j’étais tombé. Ce fut une grande leçon. Je ne vois pas d’autre hypothèse que celle du bonhomme propriétaire du bus, ou bien investi de je ne sais quel capital de domination (comme l’appartenance de caste). La seconde histoire, vécue le lendemain dans le bus pour Gorakhpur, va dans ce sens. Ce sont des histoires que l’on entend de temps à autre quand on voyage à petit budget dans certains pays. « Ici, il ne faut jamais prendre des bus la nuit », m’a dit un missionnaire irlandais l’année suivante au Pakistan. J’ai retenu la leçon. Bouvier raconte une histoire de ce type dans « L’usage du monde », mais c’est avec des villageois en Turquie.

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  3. Histoire étonnante, racontée avec talent et bien amenée. On visualise véritablement la scène, décrite avec une belle dose de suspense, ce qui accroît l’intérêt qu’on porte à la narration. J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir ce texte, même si l’affaire aurait pu mal finir pour toi.

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    1. J’ai mis 32 ans pour raconter cette histoire et profité de la numérisation de mes diapositives anciennes de l’Everest pour le faire. Mais je la trouve riche d’enseignements en dehors de mon cas personnel. Quand on va dans ces pays, il faut surtout se garder de l’illusion de « comprendre »…

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  4. Belle aventure … dont tu te sors brillamment ! Beau récit de ce voyage, ça me fait penser à ce livre que je viens de commencer « Les conquérants de l’inutile » de Lionel Terray….. mais en effet, il faut se garder de l’illusion de comprendre.
    Tes photos sont sublimes comme toujours….. quelle richesse tous tes souvenirs !!

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    1. Merci Bernadette. Oui, ce furent un peu les hauts et les bas du Népal, mais bien plus que cela. Je gardais cette histoire comme une pierre coulée dans ma mémoire. Deux portes du réel : les approches de l’Everest (je suis monté à près de 5.800 mètres) avec la lumière aveuglante et l’air d’une étonnante pureté, et puis la jungle du TerraÏ avec cette rencontre, la mort dans les yeux.

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