D’Auschwitz à Bruxelles

Nancy, illustration de Jean-Léon Huens pour Nos Gloires, Éditions Historia
(Musée royal de Mariemont © Jean-Léon Huens – SOFAM)

Une première colonne de dizaines de milliers de déportés faméliques s’était mise en marche avant eux. Comme ils suivraient dans un autre groupe, ils attendirent et écoutèrent le bruit de leurs sabots de bois frapper le sol gelé. Une longue trainée sonore, claquante, ponctuée de rafales de mitraillettes, de hurlements, d’aboiements. La nuit tombait, la neige recouvrait le paysage et l’on approchait des moins vingt degrés. Les deux jeunes hommes avaient été raflés pour le travail obligatoire (STO ou Werbestelle), six mois plus tôt à Bruxelles. Ils vivaient dans deux baraquements à l’ouest de Buna Werke, séparés du camp d’extermination Auschwitz III par l’immense usine de caoutchouc synthétique. Leur odyssée de cinq mois à pied, en train et dans une voiture de l’armée allemande, vers la Tchécoslovaquie, l’Allemagne puis la Belgique fut racontée quarante ans après les faits par l’un des deux hommes. Le fils aîné du second marcheur l’avait retrouvé presque par hasard. Dix années plus tard, un artiste tchèque qui croisa les échappés à Zlín en 1945 y consacra un chapitre, titré « Les Belges », dans un livre publié à Brno en 2005. Voici le récit de leur histoire, reconstitué sur base de ces deux témoignages, sans doute en partie déformés par le temps.

Alors qu’il dort dans le Vernichtungsglager d’Auschwitz III, Primo Levi rêve qu’il est de retour dans sa famille, et qu’il raconte ce qu’il a vécu.
« À ma grande surprise », écrit-il, « […] je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot. Alors une désolation totale m’envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance, une douleur à l’état pur… »

Primo Levi, Si c’est un homme

Vers la page d’accueil

En ce mois sépulcral de décembre 1944, le village de Monowitz et l’usine Buna Werke d’IG Farben étaient bombardés depuis des semaines par les Américains et les Soviétiques, dont on entendait les Katiouchas dans le lointain. Des éclairs et des nuées colorés jaillissaient parfois à l’horizon. Quelques STO étaient morts sous les bombes, les Allemands avaient tenté de couvrir le cercueil des travailleurs belges d’un drapeau hitlérien. Les Belges étaient en effet tous enregistrés comme Flamands, mieux traités que les Wallons. Mais par un subterfuge, les STO s’étaient emparés de drapeaux français appartenant aux « Jeunesses de chantier », un groupe paramilitaire pétainiste qui contrôlait les camps des travailleurs obligatoires, et en avait recouvert les cercueils. Les Belges francophones furent ensevelis sous les couleurs françaises. Les « divisions raciales belges » existaient donc à Auschwitz, les Flamands étant des Germains pour les nazis.

Usine Buna Werke à Monowitz-Auschwitz
(source Wikipédia)

Les travailleurs obligatoires belges et français, regroupés dans leurs propres baraquements à plusieurs kilomètres du camp d’extermination Auschwitz III et séparés de lui par l’usine Buna Werke, vivaient dans des conditions très éloignées de celles des déportés. Ils étaient convenablement nourris, avaient des jours de congé chaque semaine et même une messe le dimanche. Ils pouvaient se rendre au centre de la ville d’Oświęcim, acheter des compléments alimentaires au marché près de la gare, écrire quelquefois à leur famille sur des cartes postales timbrées avec le portrait d’Hitler.

Leurs journées se passaient sur des chantiers ou dans l’usine, et ils y travaillaient souvent avec des déportés juifs. L’un des compagnons raconte que lorsqu’ils travaillaient dans des tranchées avec des Juifs très affaiblis, ils prenaient leur place au fond pour extraire la terre et épargner les forces des déportés qui restaient en haut. Un jour, il vit un avocat hollandais squelettique mourir de froid debout, puis tomber raide mort au fond de la fosse. Quelques semaines plus tard, il fut affecté à des travaux d’écriture dans le camp d’extermination d’Auschwitz III. Il y aperçut les travailleurs juifs rentrer chaque soir de l’usine au son d’une « formidable harmonie » faite de musiciens déportés, des pendaisons tous les dimanches pour un « vol de pommes de terre ». Des blocks d’enfants, aussi, dans lesquels l’un de ceux-ci était bien mieux nourri que les autres, « pour survivre et témoigner », pensa-t-il.

L’ombre de la défaite allemande planait sur Auschwitz au fur et à mesure que l’on s’enfonçait dans l’hiver 1944-1945. Le Reich était pris en tenaille par les Soviétiques qui avaient défait les Allemands à Stalingrad en février 1943, et par les Alliés occidentaux qui avaient débarqué en Normandie le 6 juin 1944. Ils progressaient chaque jour davantage vers Berlin. La panique s’emparait des officiers allemands et des SS ; on travaillait à des plans d’évacuation, notamment pour cacher le génocide des Juifs et Tsiganes aux futures troupes ennemies, évacuer ce qui restait de main-d’œuvre vers des zones plus occidentales du Reich.

Photographie aérienne de Birkenau-Auschwitz-Monowitz, juin 1944
(source Wikipédia)

Passé la Noël froide et sombre, les deux travailleurs belges étaient dans l’expectative : fallait-il demeurer cachés dans leurs baraquements en attendant l’Armée rouge ou s’en aller vers l’ouest ? Ils savaient qu’une évacuation était prévue pour eux, différente de « la marche de la mort » des déportés qui partirait à la mi-janvier. Ils marcheraient derrière elle, à quelques kilomètres de distance. Selon le compagnon qui témoigna après 1995, ils auraient décidé de partir fin décembre, mais la marche des déportés d’Auschwitz a bien eu lieu le 18 janvier. Cette seconde date était sans doute la vraie, car il affirmait être parti en suivant les déportés. 

Les deux hommes décidèrent de se glisser vers la tête de leur colonne nocturne, afin d’échapper aux fusillades qui menaçaient les traînards et les malades. Mais ils le faisaient aussi afin de pouvoir s’évader dans la première ville, Bielsko, située à une trentaine de kilomètres de Monowitz. Le témoin est peu loquace sur cette terrible nuit de marche, dans la neige et le froid glacial, le bruit des fusillades dans le dos. Sinon qu’ils portaient un pain, du sucre et du tabac comme seul viatique. Ils marchèrent dans la nuit glaciale en passant par Birkenau et ses chambres à gaz, qu’ils virent peut-être pour la première fois. Puis continuèrent en remontant la colonne. On ne sait rien des pensées qui traversèrent l’esprit de ces hommes encadrés de SS dans la neige et le froid, partis vers une destination et un sort inconnus.

À l’aube, ils entrèrent dans la ville de Bielsko, virent une mère et sa fille en larmes devant la porte ouverte de leur maison, et décidèrent de s’y engouffrer pour quitter la colonne. Ils y resteront deux jours et trois nuits sous les édredons, le temps de se réchauffer, de reprendre des forces. Mais aussi de décider de la suite. L’un voulait rester, l’autre, l’illustrateur, craignait l’armée russe et les bombardements. 

Ils décidèrent finalement de continuer leur avancée, portant leurs affaires sur un traineau bricolé d’une chaise, en direction de la Tchécoslovaquie dont la frontière est proche. Munis de nouveaux vivres, ils marchent encore une soixantaine de kilomètres avant d’atteindre la ville frontalière de Cieszyn. Un problème se pose rapidement : ils sont dépourvus de papiers, hors une carte de travailleur à Auschwitz, et ils sont toujours dans une zone contrôlée par les nazis. L’un des fuyards parlant l’allemand se rend à l’hôtel de ville afin d’obtenir des documents pour traverser la frontière. Un soldat posté sur le pont franchissant la rivière formant la séparation entre les deux pays leur demande où ils vont. Ils durent retourner à l’hôtel de ville où ils obtinrent un autre sauf-conduit.

C’est alors que l’un des deux eut un trait de génie dans la ville tchèque suivante, Ostrava, située à une trentaine de kilomètres de Cieszyn, où ils durent demander une fois de plus des documents afin de poursuivre leur voyage. Connaissant l’allemand, il trafiqua les papiers en écrivant qu’ils allaient travailler pour une nouvelle usine d’IG Farben, située à Kempten en Bavière. Une ville qu’ils avaient dénichée sur une petite carte d’Allemagne. L’idée était de se rapprocher de la Suisse afin de s’y réfugier. Le subterfuge leur permettrait de voyager en train, « aux frais d’Adolf ». Sauf que, le front approchant chaque jour un peu plus, les trains furent réservés aux Allemands, militaires ou civils. Ils ne purent partir pour Vienne et ensuite la Bavière comme ils l’espéraient.

Manifestation du parti allemand des Sudètes à Ostrava en 1939
(source Wikipédia)

Dépités, ils étaient assis sur les marches de la gare lorsqu’une dame très élégante malgré ces temps apocalyptiques (elle portait un superbe manteau de mouton retourné) leur adressa la parole. Ils racontèrent leur histoire en allemand et la dame les invita à venir se reposer chez elle, dans un village voisin. Elle vivait avec sa sœur Manka – son mari, l’ancien commissaire en chef de la ville, étant décédé. Selon les souvenirs du témoin, ils restèrent « un bon mois à manger et dormir ». Mais ils se rendirent compte, après un certain temps, que la jeune veuve avait, elle aussi, de l’appétit en réserve et « de solides arrière-pensées ». « Ich habe Temperament » leur dit-elle un jour, les yeux brillants.

C’est ici que les récits divergent assez fortement. Selon le témoignage du narrateur, ils avaient rencontré le graphiste tchèque, Jan Rajlich, dans la ville d’Ostrava. Mais le témoignage de Rajlich, dans le chapitre « Les Belges » de son livre Přistřižená křídla (« Les ailes coupées ») publié en 2005 à Brno, situe la rencontre dans la ville de Zlín, cent kilomètres plus au sud. L’histoire est aussi sensiblement différente sur le fond. On peut imputer ces écarts soit à la mémoire défaillante des deux narrateurs, soit au récit que les deux évadés d’Auschwitz firent à Rajlich (par prudence peut-être, avec notamment l’omission de l’épisode de la dame d’Ostrava, absent chez le graphiste), ou à un mélange des deux. Sans oublier le caractère artiste de Rajlich, qui, avec le passage du temps, a peut-être été tenté de « romantiser » l’histoire de leur épopée d’Auschwitz à Zlín. 

Jan Rajlich en 1944
(source Wikipédia)

Ces deux histoires méritent cependant d’être racontées dans leurs divergences, notamment parce que les deux photographies des Belges, publiées dans le livre de Rajlich, montrent des hommes en pleine santé, et non des prisonniers d’Auschwitz, même STO, qui ont marché sept jours dans la nuit et le froid. Ajoutons que, à notre connaissance, les deux témoins (Werdefroy et Rajlich) ne se seraient pas rencontrés après la guerre.

Le graphiste tchèque raconte ceci au sujet des deux Belges, auxquels il consacre un chapitre entier : « Depuis la Pologne, ils marchaient à pied, seulement la nuit, vers le sud. Ils suivaient les étoiles et leurs sentiments, évitaient les habitations, les villages et les villes. Et, après sept ou huit nuits de dure marche, ils n’avaient plus de biscuits, de pain dur, de thé et de cigarettes. Ils étaient glacés jusqu’aux os et avaient une sensation insupportable de soif. En désespoir de cause, ils ont décidé de prendre un risque et, après un long moment, ont franchi le jour, de l’obscurité de la forêt au soleil. »

Selon lui, ils auraient donc marché dans la forêt entre Auschwitz et Zlín, la nuit et en une semaine, ce qui semble possible (230 kilomètres par la route) et conforme à la couverture forestière de la région. Il n’est par ailleurs pas question de l’accueil à Bielsko ni de celui d’Ostrava, ni de toutes les péripéties avec notamment la recherche de documents (il est bien compréhensible que les Belges n’aient pas parlé de ce dernier point, ni de l’usine imaginaire d’IG Farben à Kempten). 

Rajlich poursuit : « Bientôt, ils eurent la ville devant eux. Ils n’avaient aucune idée de l’endroit où ils se trouvaient. Cela ressemblait à une ville thermale moderne, de maisons en petites briques pleines d’arbres, pas de rues continues. Il y avait des restes de neige sur le versant nord. Ils se sont dirigés vers l’endroit où ils soupçonnaient que se trouverait le centre, et ils avaient raison : ils pensaient qu’ils préféraient passer inaperçus en étant parmi beaucoup de gens, plutôt que comme deux vagabonds solitaires visibles de loin. »

Son récit donne l’image de deux hommes, fuyant Auschwitz à travers la forêt, débouchant sur les hauteurs boisées de Zlín après une semaine de solitude et de privations. « Au plus profond de leur âme, il y avait une étincelle, une lueur d’espoir et ils espéraient seulement qu’ils auraient la chance de communiquer discrètement avec quelqu’un. Et que peut-être quelqu’un serait même là pour les comprendre et serait capable de faire quelque chose pour les aider. Ils étaient à Zlín et dans le bonheur. Ils avaient atteint la vieille ville typique, mais ils ne comprenaient pas un mot dans les magasins. Ils regardaient affamés la petite place, les devantures, jusqu’à ce qu’ils arrivent devant deux vitrines avec des peintures, des sculptures exposées et de la céramique. C’était la boutique et la salle d’exposition permanente de l’École d’Art. » Et c’est ici qu’ils vont rencontrer Jan Rajlich et bénéficier d’une seconde hospitalité tchèque. Mais n’allons pas trop vite. 

L’évadé belge, lui, raconte une toute autre version. D’abord, comme nous l’avons vu, sur le trajet depuis Auschwitz, les hébergements à Bielsko et Ostrava, mais aussi entre cette dernière ville et Zlín en Moravie. Selon lui, les deux Belges auraient d’abord fait la connaissance de Jan Rajlich à Ostrava et non à Zlín. De plus, le graphiste leur propose de « passer à la résistance » et d’écouter la BBC sur le poste radio de la dame tchèque d’Ostrava (Rajlich l’aurait donc connue) afin d’avoir des nouvelles de la guerre. Enfin, des soldats russes de l’armée Vlassov, qui combattaient aux côtés des Allemands contre l’Armée rouge, auraient été hébergés par la même dame, ce qui en fait une résistante singulière. Mais la Feldgendarmerie pénètre dans la maison en pleine nuit et ramasse tout le monde (sans doute pour « faits de résistance » en écoutant la BBC). 

La dame d’Ostrava avoue écouter la BBC et les deux évadés d’Auschwitz pensent que ce sera « le mur », qu’ils seront fusillés le lendemain. Suivent une série d’épisodes plus ou moins étranges, comme un tribunal de guerre avec avocats, un cahier tchèque avec des adresses en Suisse et des recommandations en langue allemande que leur glisse la dame et qui risquent de les compromettre. Pour finir, le juge du tribunal militaire qui est prussien se décharge de leur dossier et les envoie dans une « jeep Volkswagen amphibie » accompagnée de motards à la Gestapo de Zlín. Non seulement Rajlich aurait été rencontré à Ostrava, mais, de plus, les deux évadés se seraient rendus à Zlín en voiture avec escorte de motards et n’auraient pas débarqué à pied de la montagne « encore couverte de neige ». Leur objectif est d’y prendre le train pour Vienne. Mais il faut d’abord affronter la Gestapo. La ville de Zlín, qui est celle des usines de chaussures Bata, est décrite comme une ville moderne « à l’américaine » avec de grands immeubles vitrés.

Une autre différence tout à fait étonnante concerne le séjour des deux évadés à Zlín. Selon Rajlich, les évadés sont accueillis par la gérante de l’École d’Art de Zlín – et c’est par son intermédiaire qu’ils font la connaissance du graphiste qui y était sans doute étudiant ou professeur (il est né en 1920). Rajlich dit parler un peu le français. La gérante offre à manger et à boire aux deux évadés. Un vétérinaire de Zlín, le Dr Hochmann, les héberge chez lui à ses risques, et puis leur trouve un travail chez un horticulteur d’un village voisin, Štipa. Le graphiste se promène souvent avec eux et un de ses amis, améliore son français et apprend de nouvelles choses, comme « mégot » et « La sonate au clair de lune ». Ils ont beaucoup parlé et se sont trouvé des affinités artistiques. Mais un jour, les « deux vagabonds » ont disparu du village sans un mot. 

Rue de Zlín en 1949, époque stalinienne
(source Wikipédia)

Rajlich termine son récit sur « Les Belges » : « Bien sûr, ils ne se sont confiés à personne. Comme je l’ai découvert plus tard, ils n’étaient pas non plus à Zlín (ndlr : pas davantage qu’à Štipa). Ils ont fait un pèlerinage aventureux plus au sud, ils ont réussi à se rendre dans la zone d’occupation américaine en Autriche et de là, ils étaient déjà̀ sans difficulté rapatriés en Belgique. » Étonnante histoire dont on ne trouve aucune trace dans le premier témoignage. 

La suite du voyage de retour vers Bruxelles, en passant par Vienne, Munich, Klempten, Stuttgart, puis la traversée du Rhin sur un pont de barques, est tissée d’aventures et de dangers, tout comme la première partie, bien que d’un genre différent. C’est aussi une plongée vécue dans la fin de la guerre en Bavière, avec une mémorable cuite pour fêter l’arrêt de la guerre.

Les deux évadés arrivent donc à Zlín dans une voiture accompagnée de motards. Ils y sont confrontés à la Gestapo – et non pas accueillis par une École d’art, un vétérinaire. Ils s’en tirent pas trop mal puis reçoivent des papiers pour se mettre au service d’un Werbestelle (équivalent du STO) à Vienne. Le récit ne fait nulle mention de Jan Rajlich (il habite pourtant à Zlín) qui avait été laissé à Ostrava. Ils prennent le train de nuit le soir même et décident de jeter leurs papiers de la Gestapo par la fenêtre, pour des raisons difficiles à comprendre. Mais ils gardent les autres, notamment leur « ordre de mission » pour IG Farben à Kempten. 

Vienne est bombardée tous les midis. Ils sortent de la gare et vont à nouveau chercher des papiers à l’hôtel de ville où ils reçoivent ce qui est nécessaire pour prendre le train de Kempten en passant par Munich. Ils arrivent dans la ville de Kempten le lendemain et vont se présenter dans un Werbestelle pour trouver du travail. Plus question d’IG Farben. Ils vont travailler dans des fermes, dont la première appartient à un homme « très national-socialiste ». L’évadé fait ensuite allusion des évènements qu’il passe en même temps sous silence : « Et puis à un moment donné, je passe… y a des détails macabres dont je ne me vante pas ; parce qu’il y a des trucs que je n’aime pas tellement raconter. » On ne saura pas.

Un jour, ils voient un gros point noir qui avance dans la plaine vallonnée (ils sont au pied des Alpes bavaroises). Le narrateur n’a pas de doute : « Ça, c’est un char qui contrôle toute la vallée et la route, ce sont des Américains ». Ils décident de ramasser toutes les armes qui traînent dans le village et de les donner à l’armée américaine. Pour finir, le duo choisit de partir vers Stuttgart à pied, ce qui ne fait pas moins de 350 km de marche. Ils se ravitaillent chez des paysans. Un soir, ils découvrent une maison de la Hitlerjugend. Ils vont loger au premier étage mais des soldats américains « qui avaient peut-être bu » tirent dans les vitres. Ils y passent quand même la nuit, puis finissent par arriver à Stuttgart.

La ville est occupée par les Américains. C’est le jour de la capitulation de l’Allemagne, le 8 mai 1945 (le témoin dit le 21 mai). Les évadés d’Auschwitz sont transportés par un camion américain, puis : « Le camion s’arrête devant un petit café où les soldats français fêtaient la reddition. Pas encore l’armistice, mais l’arrêt de la guerre. Moi j’étais à bord avec Léon, on descend du camion, on s’assied. Et on nous amène à chacun un de ces verres à bière allemands d’un demi-litre. » 

« Les Français nous vident une bouteille de 75 cl de Schnaps dans des verres à bière qui n’étaient pas pleins, mais c’était quand même beaucoup. On était pressés parce que la camion attendait. On a bu cela. J’ai vu le camion, et puis des heures après je me suis réveillé. On était au bord du Rhin, avec un immense pont fait par le Génie français. »

Suffisamment dessoûlés, ils sortent du camion et entament la traversée du pont flottant. De là, c’est le retour en train par Luxembourg et Liège. Selon le narrateur, s’il n’avaient pas falsifié les papiers pour y indiquer IG Farben à Kempten, ils auraient sans doute croupi dans un camp de déportés de guerre avant d’être rapatriés.

Dans le train entre Liège et Bruxelles, ils n’ont trouvé de place que sur la plate-forme de première classe où ils se feront houspiller par le contrôleur. Puis, après ce voyage de cinq cents kilomètres à pied, et davantage en train ou en voiture, ils débarquent à la gare du Midi : « Là j’ai quitté Léon ; on allait certainement se revoir. On s’est revu d’ailleurs après. J’ai téléphoné à la maison et j’ai eu mon père. Et puis je suis revenu cahin-caha, je n’avais pas d’argent et je suis allé à pied. Parce qu’on n’avait pas d’argent belge… Et j’ai l’impression que les contrôleurs de tram ne prenaient pas de marks, c’était fini ! »

Léon, de son côté, marche jusqu’au domicile de sa sœur à Ixelles. Il porte ses gros souliers ferrés. Il s’arrête au pied de la maison. Elle le reconnaît en se penchant à la fenêtre. Il parlera toute la nuit.

Bernard De Backer, mai 2025

Addendum

On l’aura sans doute compris, le second compagnon appelé Léon par le premier témoin est l’illustrateur Jean-Léon Huens, le jeune frère de ma mère. Il est l’auteur de l’image « Nancy », placée au début de cet article reconstituant cette odyssée d’Auschwitz à Bruxelles entre janvier et juin 1945. J’avais déjà fait référence à son séjour à Auschwitz dans Monographies de l’humain, avec l’accord de son fils aîné.

Mes remerciements à mon cousin Patrick Huens, fils aîné de Jean-Léon Huens, qui m’a transmis les sources de cette histoire (l’enregistrement du récit de Robert Werdefroy ainsi que le témoignage de Jan Rajlich qui m’était inconnu ; mon cousin Vincent Kersten m’a fourni une traduction du texte tchèque) et a relu le récit que j’en ai fait. Je dois également à Patrick Huens l’illustration en tête de ce texte, extrait de l’album Nos Gloires. Cette image figure par ailleurs dans le Prologue du livre de Bart Van Loo, Les Téméraires, Flammarion 2020 (édition originale : De Bourgondiërs. Aartsvaders van de Lage Landen, De Bezige Bij, 2019). Neveu de Jean-Léon par ma mère, j’ai souvent rêvassé devant ces illustrations lorsque j’étais enfant. Je me souviens très bien de cette image de deux hommes dans la neige, près d’une rivière gelée où gît un cadavre ensanglanté. On ne le voit pas au premier regard. J’ai imaginé, peut-être à tort, que mon oncle avait sa fuite d’Auschwitz en tête lorsqu’il a dessiné cette illustration.

Une dernière précision : selon Robert Werdefroy, les deux évadés d’Auschwitz auraient marché à peu près 500 km à pied, dont 350 en Allemagne.

À la réflexion, comme il est plus que probable que les deux photographies de Jean-Léon Huens et Robert Werdefroy publiées par Jan Rajlich ont été prises à Zlín (son lectorat est Tchèque et connaît les lieux), c’est la version de Werdefroy sur le lieu de leur rencontre (Ostrava et non Zlín) qui me semble poser question. Mais le récit de Rajlich les faisant venir directement d’Auschwitz à pied vers Zlín est aussi problématique, à moins que ce ne soit l’histoire qui leur ait été racontée. Les deux récits sont en tous cas divergents à plusieurs titres.

Le trajet des évadés d’Auschwitz à Bruxelles
(source Google maps)

Sources

Sur Routes et Déroutes

 

Une réflexion sur “D’Auschwitz à Bruxelles

  1. À ma grande surprise, ce récit très documenté qui concerne à la fois un membre de ma famille et un illustrateur bien connu en Belgique, n’a suscité aucune réaction. Ni publique, ni du côté de ma famille (hors un seul « like »), notamment des proches de Jean-Léon Huens qui l’ont connu de son vivant (comme moi).

    Cela me surprend d’autant plus que ce récit contient une information nouvelle : le témoignage de Jan Rajlich publié en 2005 à Brno. Je ne me l’explique pas et je ne vais pas me perdre en conjectures.

    Un seul élément est énigmatique, comme je l’ai écrit plus haut, à savoir les contradictions entre le récit de Robert Werdefroy et celui de Jan Rajlich. Je n’ai pas d’hypothèses, mais j’ai plutôt tendance à croire Rajlich car son récit sur « Les Belges » est accompagné de deux photographies localisées (notamment par un pont) qui ne peuvent mentir, surtout auprès de son public tchèque.

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