Tissus de vie

Le printemps, une des cinq Saisons de la terre de Bernadette Sacré
(photographie de l’auteur)

« Les feuilles tremblent, brillent, autant de miroirs du ciel.
Ainsi le ciel s’enracine. »

Philippe Jacottet, La semaison – Carnets 1954-1979

Voici un article singulier pour ce début de printemps. Il n’était pas anticipé et contraste avec les textes de ce site : sciences humaines, histoire, géopolitique, recensions de livres, récits de voyage ou fictions. Il résulte d’un enchantement. Nous étions à la fin d’une soirée amicale chez Bernadette et Joël, dans un petit appartement bruxellois. L’atmosphère était conviviale, chaleureuse. Bernadette avait souhaité nous montrer ses paysages en tissu, étalés l’un après l’autre sur la table que nous venions de débarrasser. Elle nous a fait découvrir des rectangles colorés, assemblages de « tissus glanés, chutes, échantillons quémandés ou trouvés dans les poubelles de marchands de tissus ». Des paysages « vus de l’œil de l’oiseau », chacun précisément localisé dans les saisons et les lieux, à la fois réalistes et abstraits. J’étais ébahi. Sans être un amateur éclairé, j’aime les images, les œuvres picturales, les paysages réels ou rêvés, mais je n’avais jamais vu cela. Enfin, si, je l’avais peut-être déjà vu. Mais où ? Au Japon ? En Chine ? À Vienne ? Dans mes rêves ? Ou était-ce une fusion de tout cela ? J’ai proposé à Bernadette Sacré – c’est son nom – de présenter certaines de ses œuvres sur Routes et déroutes. Elle a accepté. Nous avons convenu d’associer les images tissées avec ce qu’elles font revivre ou imaginent, ainsi que le contexte de leur création. Suivez-nous, lisez et ouvrez les yeux.

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Vers l’Émergence primordiale

Grotte Chauvet (source Wikipédia)

« Du fait de l’exiguïté de leur situation, certaines œuvres ne sont parfois visibles que par un tout petit nombre de personnes, voire une seule ou même … aucune ! C’est ainsi que dans une diaclase [fissure dans une  roche] de la grotte du Pergouset n’excédant pas vingt centimètres de largeur, quelqu’un a dessiné, bras tendu et à l’aveugle, un protomé [représentation partielle] de cheval très bien rendu, dans un endroit où l’on ne pouvait pas passer la tête pour le contempler (…) cette image ne fut en aucun cas dessinée pour être vue. »

Jean-Loïc Le Quellec, La caverne originelle

Après cette année sinistrement guerrière, je fais un pas de côté vers l’anthropologie. Cela dans la foulée des articles déjà parus sur les représentations, les images – notamment à travers les livres de Philippe Descola et de Tsvetan Todorov. Cette fois, il s’agira de prendre « la machine à remonter le temps » afin de nous enfoncer au cœur de sombres galeries, dans lesquelles nos lointains ancêtres dessinaient ou gravaient des mammifères, des signes, des « mains négatives » et, plus rarement, des parties de corps humains. Des figures qui ne paraissent pas en interaction, mais isolées, même si elles voisinent sur la paroi. Presque jamais d’oiseaux, d’insectes, de plantes, de paysages, de ciels, d’astres. C’est ce que l’on nomme « l’art pariétal des cavernes ». Je le ferai avec l’aide du livre volumineux de Jean-Loïc Le Quellec La caverne originelle. Arts, mythes et premières humanités (2022). Un ouvrage qui tente de répondre de manière très documentée et illustrée à la question que se posait déjà le paléontologue Massenat en 1902 : « Pourquoi ces grands artistes ont-ils choisis des grottes peu accessibles, des boyaux étroits, pourquoi se sont-ils enfouis dans l’ombre, à plus de deux cents mètres de l’orifice pour cacher leurs œuvres si variées ? » Plongeons vers le mystère de la caverne originelle. Dans la tête et la cosmogonie de nos ancêtres, des humains presque comme nous.

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Descola, le refus de l’histoire ?

Dürer, autoportrait à la manière des représentations du Christ, 1500
(source Wikipédia)

« Dans tout l’archipel animiste, les animaux et les esprits ont des corps amovibles qu’ils retirent parfois, loin du regard des hommes, pour partager entre eux l’illusion qu’ils sont bien comme ces derniers, c’est-à-dire avec cette apparence humaine qui est la forme subjective sous laquelle, à l’instar de tous les autres sujets qu’une intériorité anime, ils se perçoivent à l’ordinaire »

Philippe Descola, Les Formes du visible

Nous mettons à profit la lecture du dernier livre de l’anthropologue Philippe Descola, Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration (2021), pour en synthétiser les lignes directrices et questionner ses jugements éco-politiques. Cela concerne également les auteurs qui font référence à ses travaux, dans le contexte d’une nouvelle « écologie profonde » ou d’écophilosophie (Arne Næss, 1960). Ces dernières remettent en question l’ontologie naturaliste et notre vision occidentale anthropocentrique de la nature, qui s’incarne dans le terme de « nature » pour désigner l’ensemble des non-humains. Mais pour bien comprendre l’enjeu de ce débat qui peut paraître abstrait, il est nécessaire d’exhumer l’armature conceptuelle que l’anthropologue a construite dans Par-delà nature et culture (2005) et, ensuite, mobilisée dans La fabrique des images (2010) ainsi que dans son dernier livre. Il nous semble, en effet, que certains de ses présupposés ne seraient pas toujours bien compris par ceux qui s’en inspirent. Car à lire les « grammaires du monde » ou les « ontologies » dégagées par Descola, il apparaît qu’elles sont toutes anthropocentriques, à commencer par l’animisme. Ce que l’auteur affirme dans ses analyses, mais sans toujours l’expliciter. Et, par ailleurs, qu’en est-il de l’histoire humaine dans le contexte de ces ontologies « très résistantes » ?

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Hauts et bas de Flandre

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Vue de Cassel au XVIIe siècle (anonyme, Musée de Flandre, source Wikipedia)

Cette route campagnarde, sous un ciel qui est resté le grand ciel des régions du Nord (…)  peuplé de nuages ronds, sera dans onze ans flanquée sur toute sa longueur, de Bailleul à Cassel, d’une double rangée de chevaux morts ou agonisants, éventrés par les obus de 1914, qu’on a traînés dans le fossé pour laisser passage aux renforts anglais attendus. On gravit déjà la colline sur laquelle s’étend l’ombre noire des sapins qui donnent leur nom à la propriété. Dans douze ans, livrés en holocauste aux dieux de la guerre, ils seront fumée, et fumée en haut le moulin et le château lui-même.

Marguerite Yourcenar, Archives du Nord

La petite ville perchée sur une colline, surmontée d’une bosse avec moulin à vent et statue équestre du maréchal Foch, se découvre de loin. Elle est précédée d’une butte conique couverte d’arbres, le Mont des Récollets. On contourne ce dernier par une route sinueuse, longeant des fermes de briques couleur « belle époque », puis une élégante gentilhommière blanche à la lisière du bois. D’un coup, la route se transforme en chaussée escarpée dont les pavés brillent au soleil. Elle s’étrangle ensuite dans une ruelle rectiligne et pentue, s’engouffre entre deux rangées de petites maisons basses, longées de trottoirs lilliputiens. On approche des cent septante-six mètres d’altitude au-dessus de la plaine de Flandre, mais on ne voit que les façades grises d’un village-rue incliné. Survient enfin la Grand Place de forme ovoïde, également pavée, avec quelques vieilles maisons ayant survécu aux cataclysmes des deux dernières guerres et diverses empoignades antérieures. À gauche, un palais Renaissance rénové, dont le porche vitré laisse entrevoir la plaine en lointain contrebas. On y aperçoit de larges champs verdoyants, un reste de bocage épars et une voie romaine rectiligne filant vers l’horizon. Mais il faut grimper jusqu’au moulin et la statue de Foch pour atteindre le haut et voir le bas.

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L’invention du paysage occidental

Patenier St Christophe

Paysage avec Saint Christophe portant l’enfant Jésus, de Joachim Patenier, 1520 (Wikimedia Commons)

La célèbre et grandiose ville d’Anvers, arrivée par son négoce à la prospérité, vit de toute part affluer dans ses murs les artistes les plus éminents pour la raison que l’art est volontiers le commensal de l’opulence. Nous y trouvons Joachim Patenier, natif de Dinant, lequel entra dans la guilde et noble compagnie des peintres d’Anvers en l’an de grâce 1515.

Karel Van Mander, Le Livre des peintres, Haarlem 1604

Tout donne donc à penser que le mot français est, sinon forgé sur le modèle néerlandais landschap, du moins adopté comme son calque ou son équivalent. La notion de paysage elle-même pourrait nous avoir été proposée par la vision des peintres, et l’intérêt se serait finalement porté de la représentation au modèle.

Jeanne Martinet, Le paysage : signifiant et signifié

Nous sommes, à notre insu, une intense forgerie artistique et nous serions stupéfaits si l’on nous révélait tout ce qui, en nous, provient de l’art.

Alain Roger, Court traité du paysage

Au musée de Dijon, tu contemples une Vierge à l’Enfant de Joachim Patenier. Le paysage et les lointains rocheux qu’irise une lumière de miel sont purement mosans (..) Joachim était né, comme Blès, comme le maître anonyme ⌈ndlr : Robert Campin⌉, aux bords de la Meuse.

Jean-Claude Pirotte, Un rêve en Lotharingie

J’ai longtemps rêvé d’un paysage singulier, d’un site où se déroulaient des scènes dont j’ai perdu le souvenir. Curieusement, seul ce décor est resté gravé dans ma mémoire, telle la robe d’une noyée flottant à la surface des eaux. Une rivière paisible, des arbres, des berges et des prairies qui évoquent la Flandre. C’est le plat pays de mon enfance anversoise. Pourtant, la rivière est bordée d’une vertigineuse falaise de rochers blanchâtres, ponctuée d’arbustes et de broussailles. Dans le rêve lui-même, je m’étonne de ce paysage incongru et enchanteur. Ce panorama onirique est tel un microcosme, un décor de théâtre qui fait retour.

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L’Heure du Tigre

UTAMARO-Chushingura

Utamaro, 忠臣蔵
(source Wikimedia commons)

Et ils se taisent, car l’on ôta
les cloisons de leur esprit,
et l’heure où on les comprendrait
s’ébauche et disparaît.

Rainer Maria Rilke, Les fous

La voiture filait vers Laeken, par des confins peu familiers de ses passagers. Au-delà du canal strié de vaguelettes, séparant les deux rives de la ville, les voyageurs virent la vaste zone boisée du Palais bordant les quais, les avenues circulaires contournant le séjour muré du souverain. Le véhicule avait roulé le long de boulevards, emprunté des rocades, traversé de nombreux croisements et rails de tramways, longé grues et péniches après un large pont de pierre, puis des arbres crépitant de verdure en ce mitan d’avril.

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Un Château en Ukraine

Icônes

Icônes populaires au musée du zamok de Radomyshl
(photographie de l’auteur)

On ne sait où poser son regard dans cette profusion d’art naïf et sublime, éclatant de couleurs et de candeurs, brisant les perspectives et bousculant les codes religieux. De sombres barbus y côtoient des saintes au nez camus, des brassées de fleurs entourent un Saint Georges triomphant d’un dragon brun, des enfants emmaillotés portent un visage d’adulte, une Vierge est assise sur une chaise de cuisine.

La Ville fait aujourd’hui quarante kilomètres de rayon, une bonne moitié étalée à perte de vue dans une plaine sablonneuse à l’Est du fleuve, l’autre moitié agrippée aux collines et aux ravins qui dominent sa rive ouest, parfois tapie dans les creux de rivières englouties sous le béton. Officiellement, près de trois millions de Kiéviens y vivent, mais Sacha prétend qu’ils sont cinq à sept, de nombreux migrants venus des campagnes ne prenant plus la peine de s’y domicilier. Le pays se vide (mortalité, misère des campagnes, émigration), mais Kiev se remplit, par cercles concentriques autour de son noyau, broche de lumière irradiant jour et nuit à partir de la nymphe Bereginia, perchée au sommet d’une stèle dressée à Maïdan. Des hauteurs de la vieille ville, face aux plaines orientales, l’on contemple de longues cheminées crachant des fumées qui se mettent en équerre à la sortie des boyaux, poursuivant leur route horizontale entre cimes et nuages, à l’orée des forêts de pins et de bouleaux qui filent vers Tchernihiv et la Russie.

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Sous le regard de l’Inde

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Préface au livre du photographe Nicolas Springael, Orissa. Terre indienne, publié en 1999

Beaucoup d’entre nous, sans doute, ont dû rêver en contemplant l’Inde dans leur atlas d’écolier, fascinés par ce grand triangle renversé, adossé au socle gris de l’Himalaya et plongeant son immense couteau de terre dans la nappe bleutée des Océans. Ces espaces rêvés de notre enfance se peuplaient d’une vie extravagante, nourrie des récits de Jules Verne, de Kipling ou d’Hergé. C’était l’Inde merveilleuse des cobras, des fakirs, des temples et des bayadères. Plus tard vinrent des images de famine, de violence et de chaos urbain. Entre ces deux clichés, les « Oriental Sceneries » et les reportages-chocs, peu de place pour l’Inde quotidienne des campagnes où vivent plus des trois quarts de sa population.

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