Ukraine : d’Holodomor à la dénazification

Affiche en mémoire de Gareth Jones
(Institut ukrainien de la mémoire nationale, 2015)

« Le massacre des peuples et des nations, qui a marqué l’avancée de l’Union soviétique en Europe, n’est pas un trait nouveau de sa politique expansionniste (…). Ce fut plutôt une caractéristique à long terme, y compris de la politique intérieure du Kremlin, dont les maîtres actuels avaient trouvé d’abondants précédents dans les opérations menées par la Russie tsariste. C’est en effet une étape indispensable du processus d’ »union » que les dirigeants soviétiques espèrent naïvement voir produire « l’homme soviétique », la « nation soviétique » et, pour parvenir à cet objectif, celui d’une nation unifiée, les chefs du Kremlin détruiront joyeusement les nations et les cultures présentes depuis longtemps en Europe orientale. »

Raphael Lemkin, Le génocide soviétique en Ukraine, 1953
(conférence de Lemkin, citée par Applebaum)

Aux morts et aux survivants, à l’obstination de Gareth Jones

ой у лузі червона калина
Version sous-titrée en anglais

Après avoir abordé ce sujet à plusieurs reprises, notamment dans La Revue nouvelle, je reviens aujourd’hui, dix mois après l’invasion russe du 24 février 2022, sur la famine de 1933 en Ukraine et au Kouban. Cela sur base du livre d’Anne Applebaum, Famine rouge. La guerre de Staline en Ukraine (2017). Un ouvrage volumineux, rigoureux, incarné et très documenté, qui situe la famine de 1933 dans une large séquence historique, de février 1917 à 2017. Mais qui détaille également l’agression de Staline contre la langue, la culture et les élites ukrainiennes, concomitante à celle dirigée contre la paysannerie, ses biens et ses traditions. Enfin, l’ouvrage se termine par l’histoire de la négation de la famine par l’URSS et par une partie de l’Occident, sur base du « nazisme » supposé des Ukrainiens. Cela à partir de 1987 – voire dès l’occupation nazie – avec la parution de Fraud, Famine and Fascism : The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, ouvrage d’un syndicaliste canadien, Douglas Tottle, avec le soutien soviétique. Un contre-feu allumé en riposte au livre de Robert Conquest, Sanglantes moissons (1986). Le roman accablant de Vassili Grossman, Tout passe (1960, saisi par le KGB), n’avait pas encore été publié. Quels liens peut-on établir entre 1933 et 2022 ?

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Stèles, La Grande Famine en Chine, 1958-1961

Stèles

Si l’on ignore de Lushan quel est le vrai visage
C’est simplement qu’on est soi-même au cœur de la montagne.

On pourrait l’oublier, être tenté de la passer par pertes et profits, tant le « tremblement du monde » suscité par l’éveil de la Chine accapare l’attention des médias, des experts et des politiques, voire des sinologues eux-mêmes. On pourrait aussi se dire : « Encore une Grande Famine communiste. Après celles de l’Ukraine, du Kazakhstan, du Cambodge, de la Corée du Nord… Oui, le bolchevisme a été meurtrier. Restons-en là. Occupons nous du présent, de l’avenir et des vivants. » L’auteur du livre dont nous rendons compte n’a pas oublié, même s’il est membre du Parti communiste depuis 1964, a été journaliste à l’agence Chine Nouvelle et s’occupe aussi des vivants. Il avait dix-huit ans au moment du début de la famine, vingt-et-un lorsque celle-ci prit fin. Il survécut, mais pas son père adoptif, dont il tenta d’enrayer l’agonie et auquel une des quatre stèles du livre est dédiée. Les trois autres stèles le sont aux trente-six millions de Chinois morts de faim, selon l’auteur, « au système qui a provoqué cette catastrophe » et, anticipativement, à lui-même, Yang Jisheng, au cas où il lui « arriverait malheur » à la sortie de son livre. La stèle est à ses yeux une « matérialisation de la mémoire » afin de combattre l’« amnésie historique » forcée par le pouvoir et dont « souffrent si souvent » les Chinois. Amnésie qui ne concerne pas qu’eux, nous le savons. Singulièrement en Belgique, le premier pays européen à voir naitre un parti maoïste sur son sol et le dernier à en conserver un.

Bernard De Backer, La Revue nouvelle, avril 2013

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L’article mis en ligne par La Revue nouvelle

Une Ville entre chien et loup

Vue Kiev

Vue de la rive gauche du Dniepr à partir des hauteurs de Kiyv (photographie de l’auteur)

Dans un sous-bois de feuillus épars, des bouleaux ployant sous des bourrasques ombragent un tapis d’herbes grises. Le regard du spectateur, guidé par une caméra qui se faufile entre futaies et touffes d’herbe, accompagne un couple qui arpente le bois. Ils se parlent, évoquent des évènements lointains, marchent d’un lieu à l’autre, franchissent des fondrières gonflées d’eau. Le vent forcit et écarte les branches alors que la caméra se rapproche du couple. Lui — un visage doux à la peau légèrement grumeleuse — raconte qu’un charnier se cache ici, sous terre. « C’est là que des gens de notre rue ont été enterrés ; la maison de mon père était à huit-cents mètres », dit-il d’une voix ferme, teintée de colère. Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants sont morts, avant la Grande Guerre Patriotique. Un nom apparait dans l’image et indique que nous sommes dans le village de Khorshivka, dans l’oblast de Sumy. L’homme qui marche m’en rappelle soudainement un autre, originaire de cette même région proche de la Russie. Cette peau grêlée, ce visage doux, cette silhouette : ce doit être lui, l’ancien directeur de la banque nationale d’Ukraine qui était hanté par l’inflation et le spectre de la famine. Le plan suivant nous montre des champs en été. Alors qu’un choeur traditionnel a cappella s’élève dans un bruissement de blés murs et des stridulations d’insectes, une paysanne couverte d’un fichu noir émet un voeu. « Que personne n’ait plus jamais à souffrir d’une chose pareille ».

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Floralies à Pyongyang

Kim-jong-il

Kim Jong-il (image de propagande)

Selon la célèbre théorie de l’historien Ernst Kantorowicz, dite des « deux corps du Roi », le souverain médiéval possède un corps terrestre, tout en incarnant le corps politique, la communauté constituée par le royaume de ses sujets. Cette double nature du corps royal expliquerait l’exclamation proférée à la mort du souverain, « Le Roi est mort, vive le Roi ! ». Le corps politique du roi ne pouvait en effet mourir. Les derniers développements de la dynastie communiste « autosuffisante » de Corée du Nord — à savoir la désignation de Kim Jong-un comme successeur de son père Kim Jong-il et de son grand-père Kim Il-sung — peuvent peut-être trouver un bout d’explication dans cette incarnation physique du pouvoir politique et de la communauté humaine qu’il est censé représenter. Sauf qu’à défaut d’une loi de succession monarchique et héréditaire, il apparait bien nécessaire d’anticiper la défaillance finale du souverain régnant pour installer le corps de son successeur en position d’héritier, selon des formes politiquement présentables, mais biologiquement assurées. C’est ce que nous venons de vivre avec l’intronisation de Kim Jong-un (en lieu et place de Kim Jong-nam, le fils ainé), mais également avec la montée en grade de sa tante Kim Kyong-hui, belle-mère de la dynastie promue général quatre étoiles.

Bernard De Backer, La Revue nouvelle, éditorial de novembre 2010

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L’éditorial en ligne sur le site de La revue nouvelle

Holodomor, les enjeux d’une reconnaissance tardive

Holodomor_Kiev

Mémorial de Holodomor à Kiev (Photographie Euromaïdan Press)

En 1933, des millions de paysans de la République socialiste soviétique d’Ukraine et à majorité ukrainienne de la région du Kouban (Caucase du Nord) sont affamés par le pouvoir soviétique puis — pour les survivants réchappés de l’invasion nazie et de la « grande guerre patriotique » — contraints de faire l’omerta sur ce qui leur était arrivé. Aujourd’hui, trois-quarts de siècle plus tard, la reconnaissance des faits semble encore timide en Europe. La presse s’attarde davantage sur l’instrumentalisation des événements et sur les polémiques russo-ukrainiennes que sur la famine elle-même. En attendant, ce passé « ne passe pas », comme en atteste la lente, mais inexorable remontée des archives et des témoignages après un silence absolu de près de soixante ans.

Bernard De Backer, 2008

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Complément de juin 2020. L’ombre de Staline, un film sur Gareth Jones, le journaliste gallois qui traversa l’Ukraine en 1933 et témoigna de la famine. « L’Ombre de Staline » : vie et mort d’un lanceur d’alerte avant la lettre. Agnieszka Holland revient sur l’histoire – vraie – du journaliste gallois Gareth Jones, qui dénonça, sans être entendu, la famine en Ukraine organisée par Staline en 1933. Dans Le Monde du 22 juin 2020. Voir aussi sur ce site le récit « Une ville entre chien et loup » qui évoque Gareth Jones.

Complément de décembre 2019. Famine rouge, par Anne Applebaum (Doubleday, 2017), traduction française chez Grasset 2019. Compte rendu dans Le Monde des livres du 20 décembre par Florent Georgesco. « L’historienne explore non un moment tragique de l’histoire soviétique, mais cette histoire même, comme ramassée en lui. (…) Se joue ici, en définitive, l’ambition fondamentale du totalitarisme soviétique : la métamorphose de l’humanité « sous le soleil de la Grande Révolution socialiste ». C’est peu de dire que le modèle visé ne ressemblait pas au paysan ukrainien, lequel, entré de force dans cette grande machine d’ingénierie humaine, devait par conséquent y être régénéré, écrit Anne Applebaum. Mais ce n’est pas un « homme nouveau » qui est sorti de la machine. Et lorsque, refermant le livre, le lecteur songe à ce vieux slogan, il ne peut chasser de son esprit l’image de corps difformes, translucides, abandonnés, à la fois vivants et morts, sur le sol des villages ukrainien. »

Que deviennent les blés d’Ukraine ?

Paysage engtre Lviv et Rivne

Campagnes de Galicie en Ukraine (photographie de l’auteur)

Qualifiée de grenier à blé, tantôt de l’Europe, tantôt de la Russie, l’Ukraine est réputée pour la fertilité de ses « terres noires ». L’incertitude du destinataire des récoltes – Europe ou Russie ? – est quant à elle révélatrice de la situation géopolitique du « pays des confins », tiraillé entre l’Est et l’Ouest. Mais l’Ukraine fut aussi le pays de la plus grande famine européenne du XXe siècle, quand la production agricole de sa partie centrale et orientale, alors soviétique, fut réquisitionnée par le régime bolchévique en 1932 et 1933, entraînant la mort de millions de paysans. L’agriculture collectivisée déstructura le régime de propriété et les communautés locales. L’indépendance de 1991 et la chute du communisme bouleversa une fois de plus l’ordre collectif des champs. Où en sommes-nous aujourd’hui ?

Bernard De Backer, 2006

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