L’infirmière volante

Entre chien et loup
(source Wikipédia)

L’attente fut interminable : de minuit à quatre heures de l’après-midi, sans boire ni manger. Il avait la gorge sèche, le corps tendu, l’esprit anxieux. Ses jambes, surtout ; il pensait les perdre pour toujours, du moins telles qu’elles étaient. Son voisin de chambre qui devait subir la même opération – mais d’un seul côté et par un autre chirurgien – était déjà descendu. Lui attendait. Les minutes s’étiraient, se transformant en secondes de la même durée. Le lit qui partageait la chambre revint après deux heures. Son occupant était réveillé, un peu hilare sous la morphine. Le tour du second tardait ; il pensait déjà à la fatigue de la chirurgienne qui allait mollir son bras, lui faire perdre de la précision, la distraire. Ne valait-il pas mieux remettre l’intervention au lendemain ? Mais il fut enfin descendu. Son lit roulait dans le couloir, prit l’ascenseur, entra dans une grande salle s’ouvrant derrière des battants beiges.

À M. S. avec gratitude
En mémoire de mon frère Richard, infirmier, qui fut convalescent dans le même lieu

D’un ouvrage sur les combats de Séoul en septembre 1950, je tire au hasard ce témoignage de Rutherford Poat, alors correspondant de l’agence United Press. Une fillette brûlée par un obus au phosphore s’approche d’un barrage routier tenu par des marines. « Elle était aveugle et on se demandait comment elle vivait encore. (…) Trois autres enfants coréens qui avaient eu plus de chance qu’elle la regardèrent approcher du trottoir contre lequel elle buta. Elle dut s’y reprendre à trois fois pour l’escalader. Les enfants riaient » (Decision in Korea, 1954). Une saynète parmi des milliers d’autres et qui, pour moi, révèle une sorte de mal absolu. Qui a vécu cela, en acteur ou témoin impuissant, ne peut plus se contenter de vivre sans comprendre.

Nicolas Bouvier, Les chemins du Halla San

Vers la page d’accueil

Lire la suite

La Roue encerclée

La Grande Roue de Bruxelles

Après avoir viré de bord vers un étroit chemin bucolique réservé aux piétons, ils zigzaguent entre buissons et prairie. Le passage se resserre davantage sans prévenir. Des racines heurtent les roues, des branches frôlent les épaules des pédaleurs, des orties chatouillent leurs mollets. D’un seul coup, le large guidon courbé du premier accroche le fil de fer barbelé bordant la prairie. Le cycliste perd l’équilibre et déchire son cuissard sur les pointes de métal rouillé, manquant de s’éborgner à un mouvement près. Un choc sec et soudain le fait sursauter : la clôture est électrifiée. Il faut s’extraire rapidement de ce début de mêlée. Au loin, près du centre de leur vaste parcours circulaire, la Grande Roue domine la vieille ville. Elle continue de tourner tranquillement. Serait-ce le karma du cycliste qui le précipite dans cette ferraille survoltée ?

Vers la page d’accueil

Lire la suite

Wolfsschanze

Vieux manoir en Mazurie
(photographie de l’auteur)

L’itinéraire à suivre, pointé par une flèche blanche sur l’écran, quitte soudainement la route pour emprunter un chemin de terre se dirigeant droit vers une forêt. Dans un premier temps, confiants dans l’exactitude du GPS, nous poursuivons notre course sous les arbres, mais l’étroitesse de la piste, son caractère boueux et forestier nous fait douter. La journée fut très longue depuis la frontière allemande, le soir tombe et un bivouac sous les arbres ne nous tente guère. Nous rebroussons chemin après un demi-tour serré sous les pins, tentons de trouver le village de Harsz près d’un lac. Nous y  voici. Il a beau être petit, le village, nous ne voyons pas la Stara Szkola (« la vieille école ») qui sera notre gîte pour deux nuits. Au bord de l’eau, un trio de jeunes hommes, visiblement du coin, bavarde et fume. Je leur adresse la parole en anglais, mon polonais étant réduit à cinq mots. Ils ne comprennent pas. Je tente l’allemand. Pas davantage. En désespoir de cause, je risque prudemment le russe. Ils comprennent et nous indiquent le gîte…

Vers la page d’accueil

Lire la suite

La Pologne à l’Horizon

Coucher de soleil sur l’Elbe près de Wittenberg
(photographie de l’auteur)

« La bicyclette fait de vous un heureux ;
quelqu’un de libre en tout cas, de nouvellement libre et c’est insondable et exquis ce sentiment. »

Charles-Albert Cingria

« Le vélo est un jeu d’enfant qui dure longtemps »

Eric Fottorino

En juin 2015, je me suis aventuré dans un long périple me conduisant de Bruxelles à Słubice, sur la rive orientale de l’Oder – fleuve marquant, avec la Neisse, la frontière actuelle entre l’Allemagne et la Pologne. Bien que muni d’un équipement de cyclo-campeur et d’une condition physique assortie, ce ne fut pas « un voyage sportif ». Le but était de rejoindre ma cycliste à la frontière polonaise, puis de poursuivre notre route vers le nord des pays Baltes, au voisinage de Saint-Pétersbourg. Dans cette étape initiale, il s’agissait de mieux connaître l’Allemagne réunifiée, tout au long de l’axe ouest-est, parcourue jadis jusqu’au Danemark sur l’axe vertical. Une traversée par la voie lente, exposée au soleil et aux pluies, à la fraîcheur et à la canicule, riche en paysages, villes, villages, rencontres de hasard et de nécessité, de fortune et d’infortune. Une leçon de géographie et d’histoire. Jusqu’au jour où, entre les arbres d’une forêt, je verrai la terre polonaise par-delà le fleuve.

Vers la page d’accueil

Lire la suite

Le zek, la houille et le traineau

Avec les Nénetses sous le tchoum
(photographie via Aude Merlin)

J’ai le plaisir d’accueillir un récit d’Aude Merlin, lu avec beaucoup d’intérêt lors de sa première publication dans La Revue nouvelle en décembre 2005. Merci à l’autrice de le confier à Routes et déroutes

À Vorkouta, dans le Grand Nord russe, se côtoient deux populations : les anciens prisonniers du goulag — les zeks — et des éleveurs de rennes, qui pratiquent la transhumance. Sous Staline, les zeks ont construit la ville et le complexe charbonnier, qui n’étaient qu’un immense camp. Aujourd’hui, leurs descendants sont frappés de plein fouet par la fermeture des mines, tandis que les éleveurs, qui sont parvenus à conserver leur mode de vie traditionnel, résistent mieux aux bouleversements de la crise économique.

Dernière minute : Sibérie, la toundra des Nénètse. À 600 kilomètres au nord du cercle arctique, en Sibérie, les Nénètse vivent depuis des millénaires sur la péninsule de Yamal, le « bout du monde ». Ces éleveurs de rennes nomades ont su s’adapter aux conditions climatiques parmi les plus hostiles de la planète. Mais aujourd’hui, la toundra subit de profonds bouleversements liés au réchauffement climatique, qui menacent la survie de leurs troupeaux. Documentaire de Mike Magidson (France, 2021), diffusion Arte. (tissé autour du fil conducteur du chemin de migration des Nénètse vers leurs paturages d’été, récits et témoignages sur les bouleversements induits par la sédentarisation, l’acculturation, l’exploitation gazière et le réchauffement climatique – notamment la fonte du permafrost et l’explosion consécutive de poches souterraines de méthane)

Vers la page d’accueil

Lire la suite

Savane allemande

Librairie à Quedlinburg
(photographie de l’auteur)

« On ne peut tout de même pas se contenter d’aller et venir ainsi sans souffler mot »

Kenneth White

Des coteaux viticoles vertigineux surplombant la Moselle à la piscine Schwanseebad de style « Bauhaus » de Weimar – en passant par Göttingen et le Harz –, le pays tout entier semble accablé par la chaleur et la sécheresse. La plaine herbeuse autour de Quedlinburg, une vieille ville impériale de Saxe-Anhalt, offre un air de savane observée d’un chemin cycliste à flanc de colline. Ne manquent que les antilopes, les girafes ou les lions. Plus haut, la montagne du Harz est striée de plaques grises ; les épicéas sont attaqués par les scolytes. De nombreux arbres, fragilisés par la chaleur et le stress hydrique, ne peuvent lutter contre l’insecte. Quant à Göttingen, la ville chantée par Barbara, elle est tellement plombée par la touffeur qu’il faut se réfugier dans le café d’un antique jardin botanique, tenu par d’aimables Iraniens. Ce fut une belle virée automobile et cycliste, au début du Grand Réchauffement.

Vers la page d’accueil

Lire la suite

Des grands-mères aux grands jours

Mise en meule du foin dans les Carpates d’Ukraine
(photographie de l’auteur)

Voici une nouvelle série d’extraits du livre Les Carpates oubliées, avec mon texte et mes photographies. J’y ai rassemblé quelques pages relatives aux saisons dans le pays Houtsoule. Trois périodes structurent le livre et correspondent à nos trois séjours dans cette région située au nord de la Transcarpatie (Ukraine) : « l’été des grands-mères » qui correspond à notre été indien ; « mascarades » est relatif à l’hiver autour de Noël, période pendant laquelle les enfants se déguisent en animaux fantastiques ; « les grands jours » autour de la fête de Pâques et des fêtes soviétiques. Ces moments de l’années sont rythmés par les travaux agricoles (automne et printemps) et par les fêtes religieuses (Noël et Pâques) ou soviétiques (Victoire de la Grande Guerre patriotique). Une partie du séjour d’automne s’est faite de l’autre côté des Carpates ukrainiennes, près de la frontière roumaine (Maramureș). Je n’ai pas modifié le texte de 2002, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…

Lire la suite

Comme Dieu à Iassinia

L’église Ivan Strouk à Iassinia
(photographie de l’auteur, 1999)

« C’est à travers les détails que l’on peut tout montrer,
une goutte d’eau reflète l’univers »
Ryszard Kapuściński, Le Shah

Voici d’autres extraits du livre Les Carpates oubliées. J’y ai rassemblé quelques pages relatives à la religion dans la capitale du pays Houtsoule. Pour le sociologue passionné par l’expérience et le fait religieux, la vallée et ses villages furent un terrain très éclairant. Non seulement sur les pratiques cultuelles, mais aussi sur leurs liens avec la structuration sociale et politique, notamment sa plus ou moins grande verticalité, la hiérarchie entre les clercs et les fidèles, les hommes et les femmes, l’individu et le groupe, l’autonomie et l’hétéronomie. Le pope Andreï nous a ainsi dit sans détour que, pour le futur de l’Ukraine, il était un ferme partisan de l’abolition de la séparation entre l’Église et l’État. Lors de nos séjours, trois Églises de rite orthodoxe cohabitaient : celle du patriarcat de Kyiv, celle du patriarcat de Moscou et celle des gréco-catholiques (uniates) rattachés à Rome. La minorité hongroise était catholique romaine. Sa sociabilité et les célébrations religieuses étaient très différentes. J’ai également visité la « Salle du Paradis » des Témoins de Jehovah, dont je n’ai pas de photos. Iassinia comptait une importante communauté juive (près de quinze cents personnes à la fin des années 1930, selon mes sources), dont une partie fut expulsée en Galicie par l’armée hongroise, et livrée de ce fait aux nazis. Elle y fut exterminée par les Einsatzgruppen, dont trois cents dans la ville de Kamenets-Podolski en août 1941. Après la prise de la région par les Allemands en mars 1944, les Juifs vivant encore à Iassinia furent déportés vers les camps. Je n’ai pas modifié le texte de 2002, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…

Lire la suite

Tsiganes en pays houtsoule

Le mont Goverla, Everest de l’Ukraine
(photographie de l’auteur, hiver 2001)

Dans le contexte de la nouvelle invasion russe de l’Ukraine – la première date de 2014 – et de la focalisation sur ce pays que je connais depuis 1991, il me semble intéressant de diffuser en ligne des extraits du livre, que j’ai publié avec le photographe Nicolas Springael il y a vingt ans. L’idée de cet ouvrage associant textes et photographies, Les carpates oubliées, m’est venue après mon second voyage en Ukraine, durant l’été 1993. J’avais voulu retrouver mon ami Igor à Lviv en passant par les Carpates, la vallée de la Tisza noire rejointe en train et en bus depuis Budapest et Uzhgorod, puis les montagnes traversées en randonnée de Rachiv à Iassinia (capitale du pays houtsoule). Un voyage émouvant dans un pays inconnu des Européens, voire « fantomatique », meurtri par une crise géopolitique, sociale et économique profonde. J’y suis retourné avec Nicolas en 1999 pour réaliser notre projet. Nous avons séjourné pendant trois saisons différentes (automne, hiver et printemps) dans le bourg de Iassinia et ses environs, le pays houtsoule. Les extraits que je publie ici, avec mes photographies, concernent la communuauté tsigane de Iassinia, découverte par hasard. Nous lui avons rendu visite trois fois et elle figure en bonne place dans le livre. D’autres extraits des Carpates oubliées suivront. Il s’agit du texte de 2002 que je n’ai pas modifié, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…

Lire la suite

Un voyage à Kharkiv et Donetsk

Carte topographique de l’Ukraine. Kharkiv est en haut et Donetsk en bas à droite. Toutes deux sur la rive gauche du Dniepr (Source Wikipédia)

L’actualité brûlante n’invite pas aux excursions en Ukraine, mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit ici. Durant l’été 2006, dans le cadre d’un dossier de La Revue nouvelle consacré à l’Ukraine, j’ai fait le tour du pays, que je connaissais depuis 1991 (notamment Kyiv, Soumy, la Transcarpatie, la Galicie, Odessa et la Crimée). Mon voyage en deux boucles m’a conduit de Kyiv à Lviv, puis de Kyiv à Donetsk, en passant par Chernivtsi, Lviv, Rivne, Poltava et Kharkiv – ainsi que deux villages en Bucovine du nord et en Galicie. Ce récit dans sa totalité a été publié sous le titre « Voyage au pays des deux rives » dans le dossier « Où va l’Ukraine ? » de La Revue nouvelle. C’était après « la Révolution orange » mais avant Euromaïdan et la rétorsion russe de 2014, en Crimée et au Donbass. Dans le contexte actuel de l’invasion visant l’ensemble du pays, je publie ici la partie concernant Kharkiv (seconde ville d’Ukraine aujourd’hui encerclée par les troupes russes qui commettent des crimes de guerre et bombardent des civils) et Donetsk (séparé de facto de l’Ukraine). Je n’ai rien changé au texte, qui reflète ma perception de l’époque que chacun pourra juger, en fonction de l’actualité et de ses connaissances. L’attrait pour l’Europe, en particulier, était beaucoup plus faible à Kharkiv en 2006 qu’aujourd’hui. J’y ai ajouté des images, ainsi que des liens concernant la famine de 1933. (texte écrit en mars 2022 ; la situation a fortement changé depuis)

Lire la suite