L’ombre du Blanc

Projection du mont Blanc à l’aube (photographie de l’auteur)

« If you can meet with Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same »

Rudyard Kipling, If

C’est une étrange histoire qui lui était survenue, il y a longtemps d’ici. Elle avait commencé par un prélude insolite, aboutissant malgré lui à l’ascension solitaire du toit de l’Europe. Membre d’un Club alpin, il s’y était lié à un randonneur aguerri, mais sans expérience de la haute montagne. Un jour, son camarade lui proposa de faire la course du mont Blanc. « Le rêve de ma vie », lui confia-t-il. De son côté, l’alpiniste amateur avait déjà gravi le Süphan Dağı en Anatolie, son premier quatre mille, puis le dôme des Écrins et le mont Rose, ainsi que diverses montagnes. Il se sentit donc prêt pour cette aventure. Son comparse – appelons le Freddy – n’avait jamais grimpé de sommet, mais en brûlait d’envie. Ils avaient donc convenu de partir cet été-là et de scruter la météo. Mais l’amateur constata qu’à chaque fenêtre d’opportunité, son camarade lui disait qu’il avait consulté un office météorologique montagnard, plus spécialisé. Celui-ci indiquait des conditions locales défavorables. Deux ou trois « fenêtres » passèrent, et il lui fit toujours la même objection. Arriva début septembre, un ciel radieux couvrit le massif. L’alpiniste consulta à son tour une source locale ; la météo était au beau fixe pour plusieurs jours. Puis il téléphona à son équipier pour convenir de leur aventure. À sa surprise, ce dernier demanda de le voir pour lui parler d’une chose importante.

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Au-dessus de la pandémie

Randonneuse face à un lac alpin (photographie de l’auteur)

Pour Anne, qui a partagé ce voyage mémorable et inespéré
Et à la Chartreuse verte

La brèche avait été franchie avec ardeur et peine, les sacs chargés du poids des ans, des vivres et des nécessités du bivouac. On pouvait apercevoir les deux silhouettes tanguer le long d’un sentier en lacets, sur fond d’un ciel sombre balayé par le vent et percé des rais du soleil couchant. Enfin, les eaux du lac apparurent aux yeux des marcheurs, langue oblongue en contrebas du col. Elle était ridée par vagues, face à une étroite pyramide qui avait été érigée sur l’herbe par empilement de dalles brunes et grises. Mais avant de dresser la tente au bord de ce miroir changeant, il leur fallait descendre le sentier étroit et raide, les jambes percluses par plus de huit heures de marche et mille quatre cents mètres de dénivelée. Le ciel s’assombrit et, soudain, l’écho de roulements de tonnerre se répercuta sur les crêtes brunes surplombant le lac. Le vent devint violent, des jets de grêle drue s’abattirent sur le couple, le sentier se couvrant de billes blanches et glissantes. La température descendit d’un coup d’une dizaine de degrés, la tempête s’était levée à quelques centaines de mètres des rives où ils comptaient bivouaquer.

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Le dortoir des Belges

Alpes

Refuge d’Anterne en juillet 2016 (photographie de l’auteur)

Comme à chaque fin d’étape, je ne sais si je vais monter ma tente avant ou après le col, voire pousser les feux jusqu’au refuge pour partager un peu de compagnie, me doucher et manger assis sur une chaise – le luxe suprême. La chaleur est lourde, mais l’approche des deux-mille sept cents mètres du col Girardin, caressé par le vent, atténue la torpeur. Pas de plan herbeux avant le passage, aucune trace d’eau : très mauvais pour le bivouac. Un dernier ressaut pour accéder au vaste ensellement de gravillons et de pierrailles ocres du col – le plus étonnant de cette traversée des Alpes en suivant le célèbre GR 5[1] – et l’on bascule dans un paysage somptueux entre Queyras, Piémont et Haute-Provence. Il ne manque plus que le fameux cadre jaune du National Geographic, planté à droite pour « imager » la vallée de l’Ubaye qui s’y découpe ; cela viendra sans doute…

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La traversée des Alpes. Essai d’histoire marchée

Traversées des Alpes

L’effort physique que je dépensais à le parcourir était quelque chose que je cédais,
et par quoi son être me devenait présent.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

C’est un curieux livre que vient de publier l’auguste Bibliothèque des histoires[1], « pièce maîtresse du dispositif éditorial de Gallimard pour accompagner la recherche historique » (selon l’éditeur parisien). Après Michel Foucault, Georges Duby, Jacques Le Goff ou Timothy Snyder, voilà que la prestigieuse bibliothèque, fondée par Pierre Nora, publie les carnets très réalistes et parfois un peu trash d’un randonneur, historien au chômage, lecteur assidu de l’Équipe et passionné de cinéma. Est-ce un hasard si la liste habituelle des « volumes publiés dans la Bibliothèque » n’apparaît pas en fin d’ouvrage ? Comme si, soudain conscient de sa témérité, l’éditeur n’avait pas osé mentionner les auteurs célébrissimes de son écurie dans le même volume que celui du cinéphile, suant sur les traces du GR 5.

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