Un volcan anatolien

Bergers sur les flancs du Süphan Dağı (photographie de l’auteur)

La singulière idée d’entreprendre mon premier voyage en Asie en ayant pour objectif de gravir le mont Ararat, montagne tutélaire des Arméniens, a une origine oubliée. Un souvenir biblique ? Une sensibilité récente au génocide de 1915 ? Une simple passion montagnarde ? Je ne sais plus vraiment, sinon que la décision fut prise dans un restaurant turc dans lequel je rencontrai pour la première fois mon compagnon de voyage, recommandé par un ami qui connaissait son intérêt pour les confins anatoliens. Le projet fut rapidement ficelé. Nous partirions un mois pour faire le tour de la Turquie orientale en passant par Istanbul et la mer Noire, franchirions les Alpes pontiques comme premier entraînement pédestre, avant de poursuivre la route le long de la frontière soviétique jusqu’au pied de l’Ararat. De la ville de Doğubeyazıt, il ne resterait plus qu’à obtenir le permis des autorités. Rien ne se passa comme prévu. La région, proche de l’URSS et de l’Iran devenu République islamiste, était « stratégique » d’autant que les Kurdes guerroyaient contre Ankara. Dépités, nous jetâmes notre dévolu sur la seconde montagne de Turquie, le Süphan Dağı ou çiyayê Sîpan en arménien, surplombant le lac de Van. Tout comme l’Ararat, le Süphan est un volcan, culminant à plus de quatre mille mètres. Mais il fallut d’abord faire la route pour y parvenir, puis retrouver à la descente notre tente sur les flancs du cratère…

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Le Grand Tour

Le village de Manang, face aux Annapurnas (photographie de l’auteur, octobre 1987)

À Richard, mon frère

Il était d’usage dans les classes dominantes anglaises, dès la fin du XVIe siècle, d’encourager les jeunes générations à réaliser un voyage en Europe pour leur édification culturelle et morale. Ce voyage un peu initiatique était appelé « The Grand Tour », d’où provient notre mot « tourisme », sa pratique itinérante originelle avant de devenir plus sédentaire. Elle fut d’abord élitiste, puis irrigua progressivement les couches sociales et les nations du monde. Dans la seconde moitié du XXe siècle, de nouveaux pays se sont ouverts au tourisme, dont une partie du Népal en 1951, puis ensuite la région des Annapurnas dans les années 1970. Deux montagnards belges, Jean et Danielle Bourgeois, sont partis marcher autour de ce massif. Danielle en écrira le récit dans Deux lotus en Himalaya paru en 1977, un livre que j’avais lu avec passion à l’époque. Mis en appétit par une traversée pédestre des Alpes, des ascensions en France et en Turquie, une pratique de l’escalade, je me mis à penser à l’Himalaya. Il n’était pas dans mes goûts de participer à un voyage organisé ; mon budget était maigre, j’aimais la liberté et avais l’expérience de la montagne. Le livre de Danielle Bourgeois me décida de partir en solo dans les années quatre-vingt, mais l’aventure, comme il se doit, comporta des imprévus. Tels un compagnon de voyage surgi en dernière minute et un grave accident de santé au pied du col de Thorong, le verrou du Tour des Annapurnas. 

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Au-dessus de la pandémie

Randonneuse face à un lac alpin (photographie de l’auteur)

Pour Anne, qui a partagé ce voyage mémorable et inespéré
Et à la Chartreuse verte

La brèche avait été franchie avec ardeur et peine, les sacs chargés du poids des ans, des vivres et des nécessités du bivouac. On pouvait apercevoir les deux silhouettes tanguer le long d’un sentier en lacets, sur fond d’un ciel sombre balayé par le vent et percé des rais du soleil couchant. Enfin, les eaux du lac apparurent aux yeux des marcheurs, langue oblongue en contrebas du col. Elle était ridée par vagues, face à une étroite pyramide qui avait été érigée sur l’herbe par empilement de dalles brunes et grises. Mais avant de dresser la tente au bord de ce miroir changeant, il leur fallait descendre le sentier étroit et raide, les jambes percluses par plus de huit heures de marche et mille quatre cents mètres de dénivelée. Le ciel s’assombrit et, soudain, l’écho de roulements de tonnerre se répercuta sur les crêtes brunes surplombant le lac. Le vent devint violent, des jets de grêle drue s’abattirent sur le couple, le sentier se couvrant de billes blanches et glissantes. La température descendit d’un coup d’une dizaine de degrés, la tempête s’était levée à quelques centaines de mètres des rives où ils comptaient bivouaquer.

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La piste du Parang La

Homme et cheval le long du lac Tso Moriri à 4500 m d’altitude (photographie de l’auteur)

Durant l’été 1998, je me suis lancé dans un vaste projet de voyage à pied au Ladakh, plus précisément au Rupshu, une région désertique bordant la frontière tibétaine. J’avais l’intention de joindre le trekking classique de la vallée de la Markha à la remontée de la rivière Para Chu jusqu’au col du Parang La, niché à cinq mille six cents mètres d’altitude et en principe interdit à l’époque. Les difficultés de l’entreprise, en solo et en bivouac, notamment pour des raisons de ravitaillement en eau et en nourriture dans une région quasi déserte, m’ont conduit à séparer ces deux marches. J’ai donc entrepris la route du Parang La après avoir marché autour de la vallée de la Markha, ce qui m’a permis de m’acclimater à l’altitude par un premier passage de col à plus de cinq mille mètres. Ce sont les diapositives numérisées de la seconde équipée qui sont publiées ici, le récit en ayant été fait dans « Himalayan Queen » publié une première fois dans La Revue nouvelle, puis sur ce site. Le col une fois franchi vers la vallée de Spiti, je suis arrivé au monastère de Key, puis à celui de Tabo. Ce dernier est le plus ancien monastère en activité continue de l’Himalaya, cela depuis plus de mille ans. Vous en verrez quelques photographies extérieures. Les fresques au sein du temple sont époustouflantes, mais très faiblement éclairées. Je n’en ai pas d’images ; vous pouvez deviner mon émerveillement à l’aide de celle trouvée sur le net.

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Autour du Mont Viso

Aux approches du Viso (photographie de l’auteur)

En septembre 2000, j’ai voyagé en train de Bruxelles à Briançon, d’où je suis parti pendant une dizaine de jours pour marcher dans les montagnes du Queyras. Le ciel était limpide, la lumière oblique, l’herbe roussie, l’eau rare et il n’y avait personne sur les sentiers. Le soir, je montais ma petite tente trois saisons avec laquelle j’avais bivouaqué deux années auparavant, à plus de cinq mille mètres d’altitude, dans l’Himalaya indien près du lac de Tso Moriri au Rupshu. Je ne me souviens plus très bien de ce tour du Mont Viso (3841 m), ni de ses motifs, sinon qu’il était éprouvant, silencieux et solitaire, stupéfiant de beauté. Ainsi, à ma grande surprise, lors d’un passage de col, j’ai aperçu des « chevaux de vents » tibétains (lungta) faseyer d’un rocher à l’autre. Comme ceux que j’avais croisés au col du Parang La, deux années plus tôt. Une caravane de Tibétains (« La transalpine tibétaine ») avait emprunté le GR 5 depuis la Méditerranée, marqué les cols de leurs drapeaux de prière. Comme le paysage désertique et ocre du Queyras ressemblait à celui du Ladakh, l’effet était confondant. Plus loin à la nuit tombante, au piémont du Viso en Italie, d’étranges tas de pierres avait été édifiés par des marcheurs, tels des fétiches indiquant la frontière d’un territoire sacré. Il m’a fallu vingt ans pour enfin extraire ces images de mon coffre à diapositives et me décider à les numériser. J’en publie quelques-unes ici, de manière chronologique. Libre à chacun de rêver ou de se souvenir.

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Le dortoir des Belges

Alpes

Refuge d’Anterne en juillet 2016 (photographie de l’auteur)

Comme à chaque fin d’étape, je ne sais si je vais monter ma tente avant ou après le col, voire pousser les feux jusqu’au refuge pour partager un peu de compagnie, me doucher et manger assis sur une chaise – le luxe suprême. La chaleur est lourde, mais l’approche des deux-mille sept cents mètres du col Girardin, caressé par le vent, atténue la torpeur. Pas de plan herbeux avant le passage, aucune trace d’eau : très mauvais pour le bivouac. Un dernier ressaut pour accéder au vaste ensellement de gravillons et de pierrailles ocres du col – le plus étonnant de cette traversée des Alpes en suivant le célèbre GR 5[1] – et l’on bascule dans un paysage somptueux entre Queyras, Piémont et Haute-Provence. Il ne manque plus que le fameux cadre jaune du National Geographic, planté à droite pour « imager » la vallée de l’Ubaye qui s’y découpe ; cela viendra sans doute…

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Au sud de la mer Putride

Bivouac Crimée

Bivouac dans le Bolchoï Kanyon en Crimée
(photographie de l’auteur, 2004)

Nous y voilà enfin. Parti d’Odessa à l’aube, le convoi franchit l’isthme de Perekop au début de l’après-midi. Le train a musardé au milieu des plaines entre Mykolaev et Kherson, steppes verdoyantes sous le ciel avide, balayées par un vent tiède secouant des bouquets d’arbres. L’étroite langue de terre, posée entre mer Noire et mer Putride, relie l’ancienne Tauride à l’Ukraine continentale. Les bas-côtés sont spongieux, lagunaires et fétides. Devant nous, passés de maigres villages dont seuls les noms sont martiaux ou écarlates (Armiansk, Krasnoarmiske, Krasnoperekopsk…)[1], apparait une steppe miteuse. Les kolkhozes atones se suivent dans une plaine empoussiérée. C’est donc cela, cette péninsule au nom si cruel à nos oreilles latines, qui évoque le vin et le sang, le baptême de Vladimir le Grand et la rouerie de Staline, la fontaine des larmes de Pouchkine et la déportation des Tatars ?

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La traversée des Alpes. Essai d’histoire marchée

Traversées des Alpes

L’effort physique que je dépensais à le parcourir était quelque chose que je cédais,
et par quoi son être me devenait présent.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques

C’est un curieux livre que vient de publier l’auguste Bibliothèque des histoires[1], « pièce maîtresse du dispositif éditorial de Gallimard pour accompagner la recherche historique » (selon l’éditeur parisien). Après Michel Foucault, Georges Duby, Jacques Le Goff ou Timothy Snyder, voilà que la prestigieuse bibliothèque, fondée par Pierre Nora, publie les carnets très réalistes et parfois un peu trash d’un randonneur, historien au chômage, lecteur assidu de l’Équipe et passionné de cinéma. Est-ce un hasard si la liste habituelle des « volumes publiés dans la Bibliothèque » n’apparaît pas en fin d’ouvrage ? Comme si, soudain conscient de sa témérité, l’éditeur n’avait pas osé mentionner les auteurs célébrissimes de son écurie dans le même volume que celui du cinéphile, suant sur les traces du GR 5.

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Montagnes maudites du Kanun

Vallée de Valbona en Albanie, vue du col de Teth
(photographie de l’auteur, 1992)

La fameuse formule que les vivants ne sont que des morts en permission
dans cette vie trouve dans nos montagnes sa pleine signification.

Ismaïl Kadaré, Avril brisé

Le geste, sans doute, prêtait à confusion. Plusieurs billets de cent lekë, couleur sang de boeuf, avaient été jetés négligemment sur la table. Sur une face de ces larges coupures, un ouvrier à casquette, main droite posée par-dessus l’épaule d’un jeune pionnier hypnotisé, montrait de sa paume ouverte un barrage aux eaux mugissantes. À l’avers, deux sidérurgistes, debout côte à côte, fixaient un lieu hors champ recelant quelque merveille de l’industrie moderne. Le premier travailleur était moustachu, portait des lunettes relevées sur le front et tendait sa main gantée vers le prodige ; le second, glabre et plus jeune, brandissait une canule de métal arrondi. Son corps était couvert d’un vêtement ignifuge doté d’une large capuche souple, semblable à celle des anciens pêcheurs ostendais. Il suivait du regard la main tendue de son ainé. À l’arrière-plan, des derricks effilés et des hauts-fourneaux pansus se fondaient dans la brume. Les figurants de papier scrutaient tous le même horizon, un lointain laiteux où s’érigeaient les prodiges de la science et de la volonté, irradiant comme l’étoile qui surmontait une aigle à deux têtes, enserré dans un boisseau de blé courbé.

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Himalayan Queen

Key Gompa 2

Monastère de Key Gompa (source : Wikimedia Commons)

L’abbé du monastère de Key Gompa, dix-neuvième incarnation de Rin-chenbzang-po, est un homme souriant et replet. Je l’avais surpris décrassant son trousseau à la fontaine, vêtu d’un short orange sur lequel des bourrelets ivoire débordaient comme cire fondue. Il piétinait sa cape moussante de savon bleui par le tissu, à la manière d’un sumo s’échauffant pour le combat. Le moine me regarde en plissant les yeux, examine mon sac à dos sans vergogne, puis consulte avec un intérêt soutenu ma carte de la région en langue tibétaine. Son index glisse sur le papier en remontant les cours de l’Indus et du Zanskar, sa voix marmonne les noms des monastères de la lignée Gelukpa (« bonnets jaunes ») à laquelle il appartient. Il me demande de décrire le parcours que je viens d’effectuer pour relier le lac de Tso Moriri au monastère de Key, une ruche de maisonnettes blanchies à la chaux suspendues en grappe autour d’un éperon rocheux. L’évocation des plaines, des rivières et du col glaciaire que j’ai dû franchir suscite des grognements approbateurs. Nous passons de longs moments à naviguer sur cette carte qui se déploie comme un mandala de papier à l’ombre des peupliers remués par la brise. Après une semaine de marche harassante dans la montagne déserte, je me sens chez moi dans ce lieu bruissant de déités baroques, où un monachisme rustique s’accorde à merveille au paysage de pierres et de vent.

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