L’écosophie pistée

Couverture du livre recensé dans cet article (source Actes Sud)

« On eût dit que soudain la Route ensauvagée, crépue d’herbe, avec ses pavés sombres sous les orties, les épines noires, les prunelliers, mêlait les temps plutôt qu’elle ne traversait le pays, et que peut-être elle allait déboucher, dans le clair-obscur du hallier qui sentait le poil mouillé et l’herbe fraîche, sur une de ces clairières où les bêtes parlaient aux hommes. »

Julien Gracq, Les terres du couchant

« Énigme parmi les énigmes, 
la manière humaine d’être vivant »

Baptiste Morizot, Manières d’être vivant

La multiplication des livres « éco-philosophiques » ou « éco-anthropologiques » est un révélateur des transformations de la vision occidentale de la nature et de notre crise écologique, le « notre » n’étant pas écrit par hasard. Cela non pas au sens d’une implication locale unique (pensez à la pollution en Chine, à Tchernobyl, Bhopal ou Fukushima), mais bien de l’origine géoculturelle d’une pensée écologiste « profonde » et de la dévastation des écosystèmes qu’elle combat. Une pensée qu’il faudrait sans doute se garder d’identifier à un retour improbable vers une autre cosmologie que la nôtre, tel l’animisme. En d’autres mots, ce que d’aucuns appellent l’écosophie est ce courant de pensée occidental qui associe, avec des variantes, le souci du partage de la terre avec l’ensemble du vivant et la réflexion philosophique. « Écosophie » (Økosofi) est un mot-valise, forgé par le philosophe et alpiniste Norvégien Arne Næss en 1960. Næss est également le fondateur de la deep ecology, rompant avec la vision anthropocentrée de l’environnementalisme, ce qui est également le cas de Morizot. La production est abondante, rien qu’en langue française. Le journal Le Monde y a consacré deux dossiers en juillet et août 2020, sous les titres « La fin de la nature ? » et « Les penseurs du nouveau monde ». Nous avons choisi de partir de Baptiste Morizot et d’un de ses livres, Manières d’être vivant, publié en 2020 dans la collection « Mondes sauvages. Pour une nouvelle alliance » chez Actes Sud. Nous allons donc pister Morizot, qui consacre nombre de pages (et de livres) au pistage des animaux, notamment les loups. Quel « animal » allons-nous donc rencontrer en suivant et analysant ses traces ?

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Le point de vue du virus

Coronavirus wiki

Quel avantage évolutif un microbe tire-t-il du fait de nous rendre malades de manière bizarre, par exemple de provoquer des plaies génitales ou des diarrhées ? Et pourquoi faut-il que les microbes évoluent au point de devenir meurtriers ? Cela paraît particulièrement déroutant et suicidaire puisqu’un microbe qui tue son hôte se condamne lui-même.

Jared Diamond, Guns, Germs and Steel. The Fate of Human Societies

De nombreuses inconnues entourent encore la pandémie provoquée par le SRAS-CoV-2 (Covid-19 est la maladie), de la famille des Coronavirus, ceux qui portent une couronne. Nous ne projetons pas ici de parler principalement du virus en tant que tel, de ses origines, de sa diffusion, de ses effets morbides, des manières de s’en prémunir ou d’y faire face, mais d’abord de comprendre ses « intérêts ». Notamment du dernier en date, en partant des autres en général. Non pas avec un regard animiste, avec lequel on évoquerait son intériorité et ses actes de vengeance, mais bien de la bio-logique qui sous-tend son existence et sa diffusion auprès des êtres vivants, dont les humains. Y compris ceux qui, tout en étant porteurs du virus, sont asymptomatiques. Comme le furent les Conquistadors, décimant des millions d’Amérindiens sans savoir comment.

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Une anthropologue fauve

Kandinsky rue de Murnau 1908

Kandinsky période fauve, Rue de Murnau, 1908 (domaine public)

« Il y a un siècle et demi, des hommes de bonne foi poussèrent les indigènes à abandonner le monde polyphonique des esprits au profit d’un dieu unique et salvateur. Aujourd’hui, de nouveaux sauveurs semblent s’employer corps et âme à prolonger cette mission, en la reformulant dans la terminologie actuelle et en prolongeant son champ d’action : il faut rendre les animaux à la sublime nature indépendante, cesser de les pourchasser, de les séduire, de les tuer, pour parachever la solide cloison entre les mondes qui devra permettre l’étanchéité des uns par rapport aux autres, et dès lors l’accès des hommes à quelque chose de véritablement extra-humain, c’est-à-dire transcendant. »

Nastassja Martin, Les âmes sauvages

« La division entre la conscience et la matière, déclinée en division entre corps et esprit, entre homme et femme et entre humains et naturel, se forme sur une différence coloniale anthropologique entre le conquérant et l’Indien soumis. L’Indien n’est pas un autre, mais une figure du même à éduquer ».

Sylvie Taussig, « Descartes dans la pensée décoloniale »
(point de vue de la pensée décoloniale, résumé par l’auteur)

L’anthropologue Nastassja Martin a connu un écho médiatique non négligeable pour ses deux premiers livres. Il s’agit de Les âmes sauvages, issu de sa thèse de doctorat dirigée par Philippe Descola, consacrée à une population animiste d’Alaska, les Gw’ichin, et de Croire aux fauves, récit très personnel écrit après sa confrontation avec un ours au Kamtchatka, une péninsule en Extrême Orient russe. Dans l’émission radiophonique de la RTBF, « Et Dieu dans tout ça ? » du 19 janvier 2020, la jeune anthropologue française revient sur son itinéraire personnel et académique. Les informations qu’elle y livre permettent de mieux appréhender la logique de son parcours, y compris ce qui semble échapper à la maîtrise, ce qui se niche « entre les mondes », voire ce qui conduit à « l’inquiétante étrangeté ». Elle fournit notamment des éléments permettant de saisir les liens profonds entre les deux livres, débouchant sur la rencontre  avec le regard et le corps de l’ours.

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L’arbre qui cache la forêt

Contre plongée Japon BDB

Dans la forêt primaire de Nara, Japon (photographie de l’auteur)

Ces rencontres avec d’autres sortes d’êtres nous forcent à admettre que voir, se représenter, et peut-être savoir, ou même penser, ne sont pas des affaires exclusivement  humaines

Eduardo Kohn, Comment pensent les forêts

Notre regard sur les arbres est en pleine métamorphose. Comment nous en étonner ? Nous vivons une époque charnière, parcourue de changements profonds dans notre perception du monde.

Jacques Tassin, Penser comme un arbre

Nous devrions plutôt essayer de penser comme des arbres et d’écrire comme des feuilles

Christian Dotremont
(cité par Pieter De Reuse, Christian Dotremont Traces de logogus)

Rien de plus instructif pour mesurer l’esprit du temps que d’arpenter les librairies, d’écouter ou de regarder les médias qui rendent compte des livres et font parler leurs auteurs. Certes, il y a bien d’autres lieux de surgissement de nos mutations culturelles – notamment les pratiques et les discours sociaux – mais les livres et les recherches en demeurent ordinairement le soubassement ou le réceptacle. Ces dernières années, parmi d’autres sujets marquants, on ne peut qu’être frappé par l’importance croissante de « la nature », plus particulièrement des relations entre cette dernière et les humains. Cela, bien évidemment, dans le contexte des périls écologiques qui nous menacent. Pour prendre cet immense sujet par un bout, nous avons choisi les arbres – en nous basant sur des ouvrages très différents en termes d’accessibilité, de public et de scientificité supposée. Nous reviendrons ensuite brièvement sur les raisons de cette nouvelle dignité naturelle dans notre espace culturel. Assisterions-nous au déclin du « grand partage » entre humains et non-humains, instaurée par ce que l’anthropologue Philippe Descola nomme l’ontologie naturaliste des modernes, voire déjà par la Bible ? Et qu’est-ce que cette passion contemporaine pour l’arbre nous apprend sur la forêt humaine ?

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Hiver démographique au Japon

Matsue

Soleil couchant au lac Shinji près de Matsue (photographie de l’auteur)

Il y aura bientôt un demi-siècle, en écrivant Tristes Tropiques, j’exprimais mon anxiété devant les deux périls qui menacent l’humanité : l’oubli de ses racines et son écrasement sous son propre nombre.

Claude Lévi-Strauss, préface à la dernière édition japonaise de Tristes Tropiques (2001)

Une des manières d’aborder l’épineuse question démographique – notamment celle de sa décroissance, si l’on souhaite préserver les capacités et les diversités qu’offre la planète aux humains et autres vivants – consiste à examiner un cas concret pouvant préfigurer notre avenir mondial. Depuis quelques années, des analyses souvent alarmistes concernant le Pays du Soleil Levant se multiplient. Elles concernent tantôt la décroissance démographique et le vieillissement de la population qui lui est associé, tantôt l’ensauvagement de grandes parties du monde rural qui en est une des conséquences frappantes.

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Allumettes suédoises

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Carl Wilhelmson, Juniafton (1902)

À Greta Thunberg,
petite allumette suédoise qui a mis le feu aux marches des jeunes pour le climat

L’opinion de Jean-Pascal van Ypersele, ancien vice-président du Giec, sur Greta Thunberg.

Les élections suédoises du 9 septembre 2018 se sont déroulées dans une nation touchée par plusieurs crises. Les effets du changement climatique se sont fait ressentir de manière violente, avec une sécheresse et des températures jamais mesurées. Des incendies de forêt ont détruit des milliers d’hectares, des récoltes ont été perdues, du bétail abattu ; les îles baltiques de Gotland et d’Öland ont été touchées par de graves pénuries d’eau. Même le point culminant du pays, en Laponie, a fondu de quatre mètres. Ce choc survenait alors que la Suède, non membre de l’OTAN, avait vu sa population mise en « défense totale » par le gouvernement, suite à des incursions russes réitérées dans ses eaux territoriales et son espace aérien. Sa réputation était par ailleurs entachée depuis an par le scandale du prix Nobel de littérature décrédibilisant les élites culturelles, la crise de l’Académie suédoise portant au grand jour des aspects peu reluisants des coteries d’initiés de Stockholm. Enfin, la problématique migratoire, dans une « superpuissance humanitaire » qui a accueilli un nombre très élevé de réfugiés en proportion de sa population en Europe, connaît des développements inquiétants. D’un côté, par des difficultés de cohabitation dans les trois grandes villes (Stockholm, Göteborg et Malmö) qui connaissent une hausse de la criminalité, du vandalisme et des actes antisémites, et, de l’autre, par l’euphémisation ou le déni de certaines réalités par une bonne partie des élites intellectuelles, politiques et médiatiques. Comme ailleurs en Europe, ce cocktail détonnant a creusé le fossé entre « le peuple et les élites », alimenté l’extrême droite ou « le populisme ». L’échiquier politique s’en est trouvé bouleversé. Éclairages au fil d’un voyage dans un Nord qui vire au Sud.

Complément du 15 septembre 2022. « Elections en Suède : la droite devrait s’allier avec l’extrême droite pour gouverner. Le bloc de droite l’a finalement emporté face à la coalition de gauche de la première ministre sortante Magdalena Andersson. Les conservateurs vont devoir composer avec les Démocrates de Suède, formation nationaliste devenue la première force à droite. », Le Monde 15 septembre. C’est pour avoir anticipé cela et en avoir évoqué les causes profondes que cet article a été refusé par La Revue nouvelle. D’autres articles du Monde ici et ici. « 10 points sur les Démocrates de Suède, le parti de Jimmie Åkesson », dans Le Grand Continent du 20 septembre. Une analyse très éclairante.

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Écolo, la démocratie comme projet

Démocratie comme projet

Ce livre fouillé et documenté, instructif par son sujet et son iconographie, est le premier tome d’un diptyque que le décès de son auteur a empêché de mener à son terme. Il offre le grand intérêt de retracer le contexte, l’incubation, puis la naissance du parti Écolo en Belgique francophone. Et cela sur la base d’archives diverses, de souvenirs personnels et de rencontres avec différents acteurs clé. Aux antipodes d’un ouvrage surplombant de philosophie politique, consacré à l’émergence des « Verts » dans le champ politique, nous avons affaire à la reconstitution historique minutieuse d’un phénomène localisé, du moins à l’échelle mondiale. Cela, de surcroît, par un témoin direct et un acteur « aux premières loges » (à partir de 1999) de la période temporelle et politique qu’il tente de reconstituer.

Bernard De Backer, 2015

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Bienvenue dans l’Anthropocène

Travailleurs à Kirkenes en 1907

Travailleurs à Kirkenes en 1907 (source Wikipedia)

Les armateurs norvégiens, quand ils ne sont pas sous l’emprise de l’aquavit parfumé à l’anis et à la coriandre, n’ont pas la réputation d’être des fantaisistes. Ainsi apprit-on récemment que dans la petite ville de Kirkenes, située au bout du bout de la Norvège, à un jet de pierre de la Russie et au bord du Bøkfjorden plongeant dans la mer de Barents, un dénommé Félix Tschudi avait décidé d’investir l’équivalent de 13 millions d’euros pour le rachat d’une mine de fer. La mine était pourtant moribonde, le gisement s’épuisait, et le gouvernement norvégien ne la soutenait même plus pour raison stratégique. Qu’allait donc faire Félix dans cette galerie ?

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Par-delà nature et culture

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La nature n’existe pas comme une sphère de réalités autonomes pour tous les peuples, et ce doit être la tâche de l’anthropologie que de comprendre pourquoi et comment tant de gens rangent dans l’humanité bien des êtres que nous appelons naturels, mais aussi pourquoi et comment il nous a paru nécessaire à nous d’exclure ces entités de notre destinée commune.

Philippe Descola, Leçon inaugurale au Collège de France, 2001

La possibilité même d’un ouvrage comme Par-delà nature et culture serait tributaire et révélatrice, comme le souligne son auteur dans son avant-propos, des interrogations qui commenceraient à lézarder l’édifice dualiste structurant notre vision du monde. Depuis un ou deux siècles, l’Occident moderne rattache les humains aux non humains par des continuités matérielles et les en sépare par l’aptitude culturelle, l’opposition de la nature à la culture constituant le soubassement de notre ontologie. Si l’ouvrage de Descola vise à nous en démontrer la relativité — le naturalisme des modernes n’étant qu’une des manières possibles d’identifier et de classer les existants —, cela ne signifie pas pour autant que nous en soyons sortis ni qu’il le faille. Au demeurant, avant d’aborder cette question, il est peut-être utile de comprendre dans quoi nous sommes entrés et à partir de quels fondements nous produisons une « nature » inconnue sous d’autres latitudes ontologiques.

Bernard De Backer, 2012

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Complément du 6 janvier 2023. Qui a inventé la nature ? Les idées larges avec Philippe Descola, interview sur Arte

P.-S. Septembre 2021. Cette recension avait d’abord été publiée par Etopia, Centre d’animation et de recherches en écologie politique (Belgique). Descola est, depuis la publication de ce livre et ses cours au Collège de France, devenu en quelque sorte « l’Ancêtre totémique » ou le garant scientifique de toute une branche de l’écologie contemporaine qui revisite les rapports des humains avec le vivant (ou les non-humains en général). Notamment, en France, avec des auteurs comme Nastassja Martin ou Baptiste Morizot (il y en a beaucoup d’autres, dont Vinciane Despret en Belgique). Il vient de publier un nouveau livre, Les formes du visible (Seuil, 2021), anticipé par La fabrique des images, dont nous avons parlé dans cette recension et dans « L’invention du paysage occidental ».

Ses prises de positions récentes comme anthropologue politique et sa critique du naturalisme, dont il est par ailleurs le produit universitaire et sociétal, mériteraient une investigation plus poussée. Elle suppose, pour le moins, une sorte de hiérarchie entre ontologies (ou cosmologies) et une sortie du naturalisme vers une nouvelle ontologie, non précisée à notre connaissance (ou un retour vers l’animisme, le totémisme ou l’analogisme ?). Rappelons que Descola écrit qu’il s’agit, dans sa typologie, de schèmes d’identification qui ne préjugent aucunement de leur succession temporelle. Son souci est de repérer des structures, pas de tracer une évolution. Il n’affirme dès lors nullement que les sociétés humaines suivent un parcours évolutif de l’animisme vers le naturalisme, en passant par le totémisme et l’analogisme. Ni dans le sens opposé, avec l’animisme comme modèle inversé du naturalisme qu’il faudrait rejoindre. La question de la transformation des ontologies — auxquelles il attribue une très forte stabilité dans le temps, car « l’ontologie est résistante » écrit-il — n’est pas traitée dans ce livre.

Notons enfin que pour Philippe Descola, dans Par-delà nature et culture, l’opposition intériorité/physicalité (ou esprit/corps, si l’on préfère) qui structure toutes les ontologies est une invention de l’humain qui est, selon ses propres termes, « le gabarit de référence ». Notons ce passage de sa Leçon inaugurale au Collège de France : « comprendre pourquoi et comment tant de gens rangent dans l’humanité bien des êtres que nous appelons naturels » (nous soulignons). Il est, de ce point de vue, significatif que les modes de figuration animistes représentent l’intériorité d’un animal par un visage humain incrusté dans son image, ou utilisent un masque d’animal porté par un humain aux même fins (le corps humain du porteur signifiant paradoxalement l’intériorité de l’animal : « le porteur qui fait fonction, en quelque sorte, d’âme visible » écrit Descola dans Les formes du visible, p. 99). On ne se débarasse dès lors pas aussi facilement du dualisme humain/non-humain pour « sortir de l’anthropocentrisme ».

L’anthropologue Eduardo Kohn, dans Comment pensent les forêts, distingue les trois types de signes (icôniques, indiciels et symboliques), leur enchâssement et les « émergences » successives qu’ils permettent, tout en soulignant clairement l’exception humaine d’usage du symbolique et ses conséquences, notamment éthiques et morales. Enfin, nombre d’auteurs participant de ce vaste mouvement (très intéressant par ailleurs) s’appuient sur des données et des outils scientifiques, notamment d’observation, produits par la naturalisme, soit la révolution techno-scientifique issue des Lumières. Sans parler de leur espace de liberté, de créativité et de publication, d’autocritique de l’humain qui est caractéristique de « la liberté des Modernes ». Ce n’est pas, supposons-nous, pour faire de « la nature » un substitut du divin et du grand Autre perdu.

Nous reviendrons sur ce « Descola politique » à partir de son nouveau livre. En attendant, cette interview intéressante dans Et Dieu dans tout ça ? de la RTBF.

 

Shangri-La dévasté par le réchauffement climatique ?

Lost Horizon

Couverture du roman de James Hilton qui inventa le nom et le mythe de Shangri-La

Dans le roman de James Hilton, Lost Horizon, l’avion qui s’était arraché de la ville afghane de Baskul avait mis cap sur le Tibet et survolé la haute vallée de l’Indus, ceinturée de montagnes vertigineuses. C’est peut-être non loin de l’ancien caravansérail de Leh que l’appareil s’était posé en catastrophe, près d’une vallée dominée par l’énigmatique lamaserie de Shangri-La. Loin en amont des plaines du Penjab et du Sind, exposées chaque année aux moussons venues du Bengale, le Ladakh, riverain du même fleuve, est désertique, ce qui lui valut le surnom de « Pays de la Lune ». Protégées par la barrière de l’Himalaya des masses d’air humide qui se déversent sur son flanc sud, ces terres ne sont irriguées que par l’eau de fonte des glaciers, alimentés par les neiges d’hiver. De petits chenaux captent le flux des rivières et le dirigent vers les oasis des villages. Coincé entre plusieurs chaines de montagnes, le Ladakh est un désert alimenté au compte-gouttes par un immense château d’eau, un bout de Sahara surélevé, dominé par des neiges éternelles. Les cultures et les cours d’eau sont par ailleurs trop peu nombreux pour provoquer une importante évaporation et des pluies de convection en saison chaude. 

Les rescapés du vol de Baskul observèrent ce phénomène une fois détenus dans la mythique Shangri-La. Le monastère bénéficiait des cultures de la vallée, dont la fertilité était assurée par les torrents descendant d’une gigantesque montagne blanche. Un schéma hydrographique qui résume la situation d’une bonne partie des terres habitées de la Haute Asie : l’eau est stockée sous forme de neige hivernale et de glace sur les sommets, puis s’écoule lentement une fois la saison chaude arrivée, correspondant à celle des cultures. En été, pendant que l’orge et les légumineuses murissent sous un soleil implacable, les villageois font pâturer leurs bêtes dans les maigres alpages situés à plus de quatre mille mètres. Dans les villages, les maisons à toit plat sont construites avec de la boue séchée. Elles ne sont pas conçues pour protéger de la pluie, inexistante la plupart du temps. Les champs et peupleraies sont délimités au cordeau ; aucune transition entre la verdure luxuriante de la végétation et l’aridité absolue de la pierre et du sable.

Bernard De Backer, 2010

Téléchargez le fichier pdf de l’article publié dans La Revue nouvelle : Shangri-La dévasté par le réchauffement climatique ?

L’article mise en ligne par La Revue nouvelle.

Complément du 7 février 2021. Rupture d’un glacier dans l’Himalaya, au moins sept morts et une centaine de disparusLe Monde du 7 février. Devastating floods in Uttarakhand, by Pema Gyamthso, ICIMOD (« International Centre for Integrated Mountain Development »). « Taking a step back, it’s important to remember that so much of the science behind what is currently happening in the HKH region was elaborated in the Hindu Kush Himalaya Assessment report launched two years ago. While we are fortunate that 10 major rivers systems in the region originate in the mountain of the Hindu Kush Himalayan region, we must be equally cognizant of the fact that they represent both our precious resources as well as threats to lives and properties. Hence we need to provide proper stewardship for these rivers, which are part of river systems that also include the glaciers, snow, and ice in the very high mountain regions. Those glaciers provide important water storage, but when warming across the globe is accelerated, there are changes in water flows and risks of glacial lake outburst events like the one which occurred yesterday. »

Complément de janvier 2019. Une étude internationale sur l’Himalaya et l’Hindu Kush vient d’être publiée par Springer Nature Switzerland avec des résultats particulièrement inquiétants. Une synthèse dans le Guardian du 29 janvier et l’étude en accès libre.