La Pologne à l’Horizon

Coucher de soleil sur l’Elbe près de Wittenberg
(photographie de l’auteur)

« La bicyclette fait de vous un heureux ;
quelqu’un de libre en tout cas, de nouvellement libre et c’est insondable et exquis ce sentiment. »

Charles-Albert Cingria

Ce modeste récit est pour Piotr, cycliste polonais

En juin 2015, je me suis aventuré dans un long périple me conduisant de Bruxelles à Słubice, sur la rive orientale de l’Oder – fleuve marquant, avec la Neisse, la frontière entre l’Allemagne et la Pologne. Bien que muni d’un équipement de cyclo-campeur et d’une condition physique assortie, ce ne fut pas « un voyage sportif ». Le but était de rejoindre ma cycliste à la frontière polonaise, puis de poursuivre notre route vers le nord des pays Baltes, au voisinage de Saint-Pétersbourg. Dans cette étape initiale, il s’agissait de mieux connaître l’Allemagne réunifiée, tout au long de l’axe ouest-est, parcourue jadis jusqu’au Danemark. Une traversée par la voie lente, exposée au soleil et aux pluies, à la fraîcheur et à la canicule, riche en paysages, villes, villages, rencontres de hasard et de nécessité, de fortune et d’infortune. Une leçon de géographie et d’histoire. Jusqu’au jour où, entre les arbres d’une forêt, je verrai la terre polonaise par-delà le fleuve.

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Le zek, la houille et le traineau

Arrivée à la gare de Vorkouta
(photographie Aude Merlin)

J’ai le plaisir d’accueillir un récit d’Aude Merlin, lu avec beaucoup d’intérêt lors de sa publication. Merci à l’autrice de le confier à Routes et déroutes

À Vorkouta, dans le Grand Nord russe, se côtoient deux populations : les anciens prisonniers du goulag — les zeks — et des éleveurs de rennes, qui pratiquent la transhumance. Sous Staline, les zeks ont construit la ville et le complexe charbonnier, qui n’étaient qu’un immense camp. Aujourd’hui, leurs descendants sont frappés de plein fouet par la fermeture des mines, tandis que les éleveurs, qui sont parvenus à conserver leur mode de vie traditionnel, résistent mieux aux bouleversements de la crise économique.

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Guérir « par » ou « de » l’écriture ?

Couverture du livre de François Emmanuel
(source
Le Taillis Pré)

« L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Expérience qui est proprement nocturne, qui est celle même de la nuit »

Maurice Blanchot, L’espace littéraire

« Car notre vie ne commence pas avec nous et ne se termine pas avec nous. Elle ne fait que changer d’enveloppe physique temporaire, comme l’eau qui passe dans les tuyaux – et nous ne savons pas, en regardant devant nous, à qui appartiennent ces yeux par lesquels nous voyons.. »

Julius Margolin,
Le livre du retour

« … l’élitisme artiste préserve l’indexation de l’excellence sur le privilège de naissance que représente le don inné. Cependant, contrairement à l’élitisme aristocratique, cette grandeur n’est pas d’ordre collectif mais individuel »

Nathalie Heinich,
L’élite artiste

Un livre concis, dense et intense, interroge l’écriture comme outil thérapeutique – dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’art-thérapie ». Comme l’écrit l’auteur, François Emmanuel : « Guérir par l’écriture ? Voilà une question qui m’a beaucoup requis de par ma vie double d’écrivain et de thérapeute ». D’entrée de jeu, les balises sont posées par le mot « double ». Car si l’auteur entame son livre par une première face – celle de l’écriture thérapeutique, pour des personnes en souffrance accompagnées d’un tiers – il est vite « déporté » vers l’écriture de l’écrivain, celle de son autre vie, qui trouve sa source dans « des blessures inguérissables ».  L’auteur passe du « Guérir par l’écriture ? » au « Guérir de l’écriture ? ». Dans le premier cas, la guérison serait possible par la mise en œuvre d’une écriture centrée « sur soi », alors que, dans le second, celle de l’écrivain, on ne guérit pas de « ce qui nous traverse » et nous pousse à écrire sans fin. Interrogeons cette dichotomie entre le « sur soi » et le « sur ce qui nous traverse », à la fois sur base d’une lecture serrée du livre et sur celle d’un questionnement de la « singularité » de l’écrivain. Tout humain n’est-il pas habité par une extériorité qui le traverse ? Et qu’est-ce alors qu’un écrivain ?

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Tissus de vie

Le printemps, une des cinq Saisons de la terre de Bernadette Sacré
(photographie de l’auteur)

« Les feuilles tremblent, brillent, autant de miroirs du ciel.
Ainsi le ciel s’enracine. »

Philippe Jacottet, La semaison – Carnets 1954-1979

Voici un article singulier pour ce début de printemps. Il n’était pas anticipé et contraste avec les textes de ce site : sciences humaines, histoire, géopolitique, recensions de livres, récits de voyage ou fictions. Il résulte d’un enchantement. Nous étions à la fin d’une soirée amicale chez Bernadette et Joël, dans un petit appartement bruxellois. L’atmosphère était conviviale, chaleureuse. Bernadette avait souhaité nous montrer ses paysages en tissu, étalés l’un après l’autre sur la table que nous venions de débarrasser. Elle nous a fait découvrir des rectangles colorés, assemblages de « tissus glanés, chutes, échantillons quémandés ou trouvés dans les poubelles de marchands de tissus ». Des paysages « vus de l’œil de l’oiseau », chacun précisément localisé dans les saisons et les lieux, à la fois réalistes et abstraits. J’étais ébahi. Sans être un amateur éclairé, j’aime les images, les œuvres picturales, les paysages réels ou rêvés, mais je n’avais jamais vu cela. Enfin, si, je l’avais peut-être déjà vu. Mais où ? Au Japon ? En Chine ? À Vienne ? Dans mes rêves ? Ou était-ce une fusion de tout cela ? J’ai proposé à Bernadette Sacré – c’est son nom – de présenter certaines de ses œuvres sur Routes et déroutes. Elle a accepté. Nous avons convenu d’associer les images tissées avec ce qu’elles font revivre ou imaginent, ainsi que le contexte de leur création. Suivez-nous, lisez et ouvrez les yeux.

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Aux couleurs de Novgorod

Sainte-Sophie à Novgorod
(source Wikipédia)

« Un vieux moine me lisait la légende de Novgorod
J’avais soif »

Blaise Cendrars,
La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France

Le joueur d’échecs russe, Gary Kasparov, était l’invité de l’émission « 28 minutes » sur Arte, ce 25 janvier 2023. Opposant déterminé à Poutine et réfugié aux États-Unis, il arborait un petit drapeau de couleur bleue et blanche sur sa poitrine. Sans le rouge. Le détail a sans doute échappé à beaucoup de spectateurs, peut-être également aux journalistes. Mais il s’agit là des couleurs de la ville de Novgorod, que brandissent de plus en plus les opposants russes au régime poutinien, de leur exil. Il ne s’agit pas de la ville de Novgorod d’aujourd’hui, ni de celle de la légende du vieux moine, évoquée par Blaise Cendrars dans La prose du Transsibérien, mais du « Grand Souverain » Novgorod, écrasé par les autocrates Ivan III et son petit fils Ivan IV, dit « le Terrible ». C’était une république, du moins selon les critères de l’époque. Elle était le comptoir le plus oriental de la Ligue hanséatique et la première capitale de la Rous’, avec Kyiv. D’une certaine manière, l’autocrate Poutine Ier rejoue vis-à-vis de l’Ukraine ce qu’Ivan le Terrible avait fait de Novgorod : la détruire. Remontons vers la Novgorod historique, puis sa destruction par Ivan IV, en établissant des comparaisons avec l’Ukraine.

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Vers l’Émergence primordiale

Grotte Chauvet (source Wikipédia)

« Du fait de l’exiguïté de leur situation, certaines œuvres ne sont parfois visibles que par un tout petit nombre de personnes, voire une seule ou même … aucune ! C’est ainsi que dans une diaclase [fissure dans une  roche] de la grotte du Pergouset n’excédant pas vingt centimètres de largeur, quelqu’un a dessiné, bras tendu et à l’aveugle, un protomé [représentation partielle] de cheval très bien rendu, dans un endroit où l’on ne pouvait pas passer la tête pour le contempler (…) cette image ne fut en aucun cas dessinée pour être vue. »

Jean-Loïc Le Quellec, La caverne originelle

Après cette année sinistrement guerrière, je fais un pas de côté vers l’anthropologie. Cela dans la foulée des articles déjà parus sur les représentations, les images – notamment à travers les livres de Philippe Descola et de Tsvetan Todorov. Cette fois, il s’agira de prendre « la machine à remonter le temps » afin de nous enfoncer au cœur de sombres galeries, dans lesquelles nos lointains ancêtres dessinaient ou gravaient des mammifères, des signes, des mains et, plus rarement, des parties de corps humains. Des figures qui ne paraissent pas en interaction, mais isolées, même si elles voisinent sur la paroi. Presque jamais d’oiseaux, d’insectes, de plantes, de paysages, de ciels, d’astres. C’est ce que l’on nomme « l’art pariétal des cavernes ». Je le ferai avec l’aide du livre volumineux de Jean-Loïc Le Quellec La caverne originelle. Arts, mythes et premières humanités (2022). Un ouvrage qui tente de répondre de manière très documentée et illustrée à la question que se posait déjà le paléontologue Massenat en 1902 : « Pourquoi ces grands artistes ont-ils choisis des grottes peu accessibles, des boyaux étroits, pourquoi se sont-ils enfouis dans l’ombre, à plus de deux cents mètres de l’orifice pour cacher leurs œuvres si variées ? » Plongeons vers le mystère de la caverne originelle. Dans la tête et la cosmogonie de nos ancêtres, des humains presque comme nous.

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Ukraine : d’Holodomor à la dénazification

Affiche en mémoire de Gareth Jones
(Institut ukrainien de la mémoire nationale, 2015)

« Le massacre des peuples et des nations, qui a marqué l’avancée de l’Union soviétique en Europe, n’est pas un trait nouveau de sa politique expansionniste (…). Ce fut plutôt une caractéristique à long terme, y compris de la politique intérieure du Kremlin, dont les maîtres actuels avaient trouvé d’abondants précédents dans les opérations menées par la Russie tsariste. C’est en effet une étape indispensable du processus d’ »union » que les dirigeants soviétiques espèrent naïvement voir produire « l’homme soviétique », la « nation soviétique » et, pour parvenir à cet objectif, celui d’une nation unifiée, les chefs du Kremlin détruiront joyeusement les nations et les cultures présentes depuis longtemps en Europe orientale. »

Raphael Lemkin, Le génocide soviétique en Ukraine, 1953
(conférence de Lemkin, citée par Applebaum)

Aux morts et aux survivants, à l’obstination de Gareth Jones

ой у лузі червона калина
Version sous-titrée en anglais

Après avoir abordé ce sujet à plusieurs reprises, notamment dans La Revue nouvelle, je reviens aujourd’hui, dix mois après l’invasion russe du 24 février 2022, sur la famine de 1933 en Ukraine et au Kouban. Cela sur base du livre d’Anne Applebaum, Famine rouge. La guerre de Staline en Ukraine (2017). Un ouvrage volumineux, rigoureux, incarné et très documenté, qui situe la famine de 1933 dans une large séquence historique, de février 1917 à 2017. Mais qui détaille également l’agression de Staline contre la langue, la culture et les élites ukrainiennes, concomitante à celle dirigée contre la paysannerie, ses biens et ses traditions. Enfin, l’ouvrage se termine par l’histoire de la négation de la famine par l’URSS et par une partie de l’Occident, sur base du « nazisme » supposé des Ukrainiens. Cela à partir de 1987 – voire dès l’occupation nazie – avec la parution de Fraud, Famine and Fascism : The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, ouvrage d’un syndicaliste canadien, Douglas Tottle, avec le soutien soviétique. Un contre-feu allumé en riposte au livre de Robert Conquest, Sanglantes moissons (1986). Le roman accablant de Vassili Grossman, Tout passe (1960, saisi par le KGB), n’avait pas encore été publié. Quels liens peut-on établir entre 1933 et 2022 ?

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Savane allemande

Librairie à Quedlinburg (photographie de l’auteur)

« On ne peut tout de même pas se contenter d’aller et venir ainsi sans souffler mot »

Kenneth White

Des coteaux viticoles vertigineux surplombant la Moselle à la piscine Schwanseebad de style « Bauhaus » de Weimar – en passant par Göttingen et le Harz –, le pays tout entier semble accablé par la chaleur et la sécheresse. La plaine herbeuse autour de Quedlinburg, une vieille ville impériale de Saxe-Anhalt, offre un air de savane observée d’un chemin cycliste à flanc de colline. Ne manquent que les antilopes, les girafes ou les lions. Plus haut, la montagne du Harz est striée de plaques grises ; les épicéas sont attaqués par les scolytes. De nombreux arbres, fragilisés par la chaleur et le stress hydrique, ne peuvent lutter contre l’insecte. Quant à Göttingen, la ville chantée par Barbara, elle est tellement plombée par la touffeur qu’il faut se réfugier dans le café d’un antique jardin botanique, tenu par d’aimables Iraniens. Ce fut une belle virée automobile et cycliste, au début du Grand Réchauffement.

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Des grands-mères aux grands jours

Mise en meule du foin dans les Carpates d’Ukraine
(photographie de l’auteur)

Voici une nouvelle série d’extraits du livre Les Carpates oubliées, avec mon texte et mes photographies. J’y ai rassemblé quelques pages relatives aux saisons dans le pays Houtsoule. Trois périodes structurent le livre et correspondent à nos trois séjours dans cette région située au nord de la Transcarpatie (Ukraine) : « l’été des grands-mères » qui correspond à notre été indien ; « mascarades » est relatif à l’hiver autour de Noël, période pendant laquelle les enfants se déguisent en animaux fantastiques ; « les grands jours » autour de la fête de Pâques et des fêtes soviétiques. Ces moments de l’années sont rythmés par les travaux agricoles (automne et printemps) et par les fêtes religieuses (Noël et Pâques) ou soviétiques (Victoire de la Grande Guerre patriotique). Une partie du séjour d’automne s’est faite de l’autre côté des Carpates ukrainiennes, près de la frontière roumaine (Maramureș). Je n’ai pas modifié le texte de 2002, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…

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En plongée

Le rivage en Frise
(photographie de l’auteur)

Histoires emboîtées

Aux disparus

« Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. »

Nicolas Bouvier
Le vide et le plein

Les flots étaient froids, poisseux et moussus, fouettés par le vent qui contournait les îles. Il sentit la mer se retirer lentement vers le large, caresser ses mollets, taquiner ses doigts de pied posés sur le sable dur. Sous un ciel obscur et opaque, les basses terres émergées étaient à peine visibles, se confondant avec l’eau dans des lointains grisés, perlés de salissures noires. La mer était trop peu profonde pour s’y noyer, les hauts-fonds trop lointains à atteindre. Bruno se trouvait en panne comme un voilier sans souffle, tremblant de froid et de peur. Il était nu, debout dans une zone incertaine et déserte à la fin d’une nuit de juin. L’homme avait tout abandonné sur l’île, au milieu des sables et des pins. Ne restaient que des lambeaux de mémoire, lourds et muets comme le ciel sans voix. Qu’allait-il faire avec ce qui l’avait conduit en Frise ? Le perdre avec son corps dans le néant marin ou lui redonner vie, lui survivre ? Il se pencha vers les vaguelettes à la crête baveuse, les tourbillons salés, les poissons allant à leurs affaires. Il ne pouvait s’immerger, tant les sables hauts invitaient à faire surface.

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