Tissus de vie

Le printemps, une des cinq Saisons de la terre de Bernadette Sacré
(photographie de l’auteur)

« Les feuilles tremblent, brillent, autant de miroirs du ciel.
Ainsi le ciel s’enracine. »

Philippe Jacottet, La semaison – Carnets 1954-1979

Voici un article singulier pour ce début de printemps. Il n’était pas anticipé et contraste avec les textes de ce site : sciences humaines, histoire, géopolitique, recensions de livres, récits de voyage ou fictions. Il résulte d’un enchantement. Nous étions à la fin d’une soirée amicale chez Bernadette et Joël, dans un petit appartement bruxellois. L’atmosphère était conviviale, chaleureuse. Bernadette avait souhaité nous montrer ses paysages en tissu, étalés l’un après l’autre sur la table que nous venions de débarrasser. Elle nous a fait découvrir des rectangles colorés, assemblages de « tissus glanés, chutes, échantillons quémandés ou trouvés dans les poubelles de marchands de tissus ». Des paysages « vus de l’œil de l’oiseau », chacun précisément localisé dans les saisons et les lieux, à la fois réalistes et abstraits. J’étais ébahi. Sans être un amateur éclairé, j’aime les images, les œuvres picturales, les paysages réels ou rêvés, mais je n’avais jamais vu cela. Enfin, si, je l’avais peut-être déjà vu. Mais où ? Au Japon ? En Chine ? À Vienne ? Dans mes rêves ? Ou était-ce une fusion de tout cela ? J’ai proposé à Bernadette Sacré – c’est son nom – de présenter certaines de ses œuvres sur Routes et déroutes. Elle a accepté. Nous avons convenu d’associer les images tissées avec ce qu’elles font revivre ou imaginent, ainsi que le contexte de leur création. Suivez-nous, lisez et ouvrez les yeux.

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Aux couleurs de Novgorod

Sainte-Sophie à Novgorod
(source Wikipédia)

« Un vieux moine me lisait la légende de Novgorod
J’avais soif »

Blaise Cendrars,
La prose du Transsibérien et de la petite Jehanne de France

Le joueur d’échecs russe, Gary Kasparov, était l’invité de l’émission « 28 minutes » sur Arte, ce 25 janvier 2023. Opposant déterminé à Poutine et réfugié aux États-Unis, il arborait un petit drapeau de couleur bleue et blanche sur sa poitrine. Sans le rouge. Le détail a sans doute échappé à beaucoup de spectateurs, peut-être également aux journalistes. Mais il s’agit là des couleurs de la ville de Novgorod, que brandissent de plus en plus les opposants russes au régime poutinien, de leur exil. Il ne s’agit pas de la ville de Novgorod d’aujourd’hui, ni de celle de la légende du vieux moine, évoquée par Blaise Cendrars dans La prose du Transsibérien, mais du « Grand Souverain » Novgorod, écrasé par les autocrates Ivan III et son petit fils Ivan IV, dit « le Terrible ». C’était une république, du moins selon les critères de l’époque. Elle était le comptoir le plus oriental de la Ligue hanséatique et la première capitale de la Rous’, avec Kyiv. D’une certaine manière, l’autocrate Poutine Ier rejoue vis-à-vis de l’Ukraine ce qu’Ivan le Terrible avait fait de Novgorod : la détruire. Remontons vers la Novgorod historique, puis sa destruction par Ivan IV, en établissant des comparaisons avec l’Ukraine.

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Vers l’Émergence primordiale

Grotte Chauvet (source Wikipédia)

« Du fait de l’exiguïté de leur situation, certaines œuvres ne sont parfois visibles que par un tout petit nombre de personnes, voire une seule ou même … aucune ! C’est ainsi que dans une diaclase [fissure dans une  roche] de la grotte du Pergouset n’excédant pas vingt centimètres de largeur, quelqu’un a dessiné, bras tendu et à l’aveugle, un protomé [représentation partielle] de cheval très bien rendu, dans un endroit où l’on ne pouvait pas passer la tête pour le contempler (…) cette image ne fut en aucun cas dessinée pour être vue. »

Jean-Loïc Le Quellec, La caverne originelle

Après cette année sinistrement guerrière, je fais un pas de côté vers l’anthropologie. Cela dans la foulée des articles déjà parus sur les représentations, les images – notamment à travers les œuvres de Philippe Descola et de Tsvetan Todorov. Cette fois, il s’agira de prendre « la machine à remonter le temps » afin de nous enfoncer au cœur de sombres galeries, dans lesquelles nos lointains ancêtres dessinaient ou gravaient des mammifères, des signes, des mains et, plus rarement, des parties de corps humains. Des figures qui ne paraissent pas en interaction, mais isolées, même si elles voisinent sur la paroi. Presque jamais d’oiseaux, d’insectes, de plantes, de paysages, de ciels, d’astres. C’est ce que l’on nomme « l’art pariétal des cavernes ». Je le ferai avec l’aide du livre volumineux de Jean-Loïc Le Quellec La caverne originelle. Arts, mythes et premières humanités (2022). Un ouvrage qui tente de répondre de manière très documentée et illustrée à la question que se posait déjà le paléontologue Massenat en 1902 : « Pourquoi ces grands artistes ont-ils choisis des grottes peu accessibles, des boyaux étroits, pourquoi se sont-ils enfouis dans l’ombre, à plus de deux cents mètres de l’orifice pour cacher leurs œuvres si variées ? » Plongeons vers le mystère de la caverne originelle. Dans la tête et la cosmogonie de nos ancêtres, des humains presque comme nous.

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Ukraine : d’Holodomor à la dénazification

Affiche en mémoire de Gareth Jones
(Institut ukrainien de la mémoire nationale, 2015)

« Le massacre des peuples et des nations, qui a marqué l’avancée de l’Union soviétique en Europe, n’est pas un trait nouveau de sa politique expansionniste (…). Ce fut plutôt une caractéristique à long terme, y compris de la politique intérieure du Kremlin, dont les maîtres actuels avaient trouvé d’abondants précédents dans les opérations menées par la Russie tsariste. C’est en effet une étape indispensable du processus d’ »union » que les dirigeants soviétiques espèrent naïvement voir produire « l’homme soviétique », la « nation soviétique » et, pour parvenir à cet objectif, celui d’une nation unifiée, les chefs du Kremlin détruiront joyeusement les nations et les cultures présentes depuis longtemps en Europe orientale. »

Raphael Lemkin, Le génocide soviétique en Ukraine, 1953
(conférence de Lemkin, citée par Applebaum)

Aux morts et aux survivants, à l’obstination de Gareth Jones

ой у лузі червона калина
Version sous-titrée en anglais

Après avoir abordé ce sujet à plusieurs reprises, notamment dans La Revue nouvelle, je reviens aujourd’hui, dix mois après l’invasion russe du 24 février 2022, sur la famine de 1933 en Ukraine et au Kouban. Cela sur base du livre d’Anne Applebaum, Famine rouge. La guerre de Staline en Ukraine (2017). Un ouvrage volumineux, rigoureux, incarné et très documenté, qui situe la famine de 1933 dans une large séquence historique, de février 1917 à 2017. Mais qui détaille également l’agression de Staline contre la langue, la culture et les élites ukrainiennes, concomitante à celle dirigée contre la paysannerie, ses biens et ses traditions. Enfin, l’ouvrage se termine par l’histoire de la négation de la famine par l’URSS et par une partie de l’Occident, sur base du « nazisme » supposé des Ukrainiens. Cela à partir de 1987 – voire dès l’occupation nazie – avec la parution de Fraud, Famine and Fascism : The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, ouvrage d’un syndicaliste canadien, Douglas Tottle, avec le soutien soviétique. Un contre-feu allumé en riposte au livre de Robert Conquest, Sanglantes moissons (1986). Le roman accablant de Vassili Grossman, Tout passe (1960, saisi par le KGB), n’avait pas encore été publié. Quels liens peut-on établir entre 1933 et 2022 ?

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Savane allemande

Librairie à Quedlinburg (photographie de l’auteur)

« On ne peut tout de même pas se contenter d’aller et venir ainsi sans souffler mot »

Kenneth White

Des coteaux viticoles vertigineux surplombant la Moselle à la piscine Schwanseebad de style « Bauhaus » de Weimar – en passant par Göttingen et le Harz –, le pays tout entier semble accablé par la chaleur et la sécheresse. La plaine herbeuse autour de Quedlinburg, une vieille ville impériale de Saxe-Anhalt, offre un air de savane observée d’un chemin cycliste à flanc de colline. Ne manquent que les antilopes, les girafes ou les lions. Plus haut, la montagne du Harz est striée de plaques grises ; les épicéas sont attaqués par les scolytes. De nombreux arbres, fragilisés par la chaleur et le stress hydrique, ne peuvent lutter contre l’insecte. Quant à Göttingen, la ville chantée par Barbara, elle est tellement plombée par la touffeur qu’il faut se réfugier dans le café d’un antique jardin botanique, tenu par d’aimables Iraniens. Ce fut une belle virée automobile et cycliste, au début du Grand Réchauffement.

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Des grands-mères aux grands jours

Mise en meule du foin dans les Carpates d’Ukraine
(photographie de l’auteur)

Voici une nouvelle série d’extraits du livre Les Carpates oubliées, avec mon texte et mes photographies. J’y ai rassemblé quelques pages relatives aux saisons dans le pays Houtsoule. Trois périodes structurent le livre et correspondent à nos trois séjours dans cette région située au nord de la Transcarpatie (Ukraine) : « l’été des grands-mères » qui correspond à notre été indien ; « mascarades » est relatif à l’hiver autour de Noël, période pendant laquelle les enfants se déguisent en animaux fantastiques ; « les grands jours » autour de la fête de Pâques et des fêtes soviétiques. Ces moments de l’années sont rythmés par les travaux agricoles (automne et printemps) et par les fêtes religieuses (Noël et Pâques) ou soviétiques (Victoire de la Grande Guerre patriotique). Une partie du séjour d’automne s’est faite de l’autre côté des Carpates ukrainiennes, près de la frontière roumaine (Maramureș). Je n’ai pas modifié le texte de 2002, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…

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En plongée

Le rivage en Frise
(photographie de l’auteur)

Histoires emboîtées

Aux disparus

« Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. »

Nicolas Bouvier
Le vide et le plein

Les flots étaient froids, poisseux et moussus, fouettés par le vent qui contournait les îles. Il sentit la mer se retirer lentement vers le large, caresser ses mollets, taquiner ses doigts de pied posés sur le sable dur. Sous un ciel obscur et opaque, les basses terres émergées étaient à peine visibles, se confondant avec l’eau dans des lointains grisés, perlés de salissures noires. La mer était trop peu profonde pour s’y noyer, les hauts-fonds trop lointains à atteindre. Bruno se trouvait en panne comme un voilier sans souffle, tremblant de froid et de peur. Il était nu, debout dans une zone incertaine et déserte à la fin d’une nuit de juin. L’homme avait tout abandonné sur l’île, au milieu des sables et des pins. Ne restaient que des lambeaux de mémoire, lourds et muets comme le ciel sans voix. Qu’allait-il faire avec ce qui l’avait conduit en Frise ? Le perdre avec son corps dans le néant marin ou lui redonner vie, lui survivre ? Il se pencha vers les vaguelettes à la crête baveuse, les tourbillons salés, les poissons allant à leurs affaires. Il ne pouvait s’immerger, tant les sables hauts invitaient à faire surface.

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Peuples frères : l’espace et le temps

Couverture de la version française (source CNRS éditions)

« Je n’imagine pas de pays plus beau que la Petite-Russie. Ce qui me plait surtout, c’est de savoir qu’elle n’a plus d’histoire, son aventure historique est achevée depuis longtemps et pour toujours »

Ivan Bounine (prix Nobel de littérature, 1933), La vie d’Arséniev, 1927

« Sais-tu à qui tu parles, ou l’as-tu oublié ?
Je suis la Russie ! Pourquoi ne me respectes-tu pas ? Comme si tu appartenais à une autre Russie et non à moi ! »

Dialogue entre la Grande Russie et la Petite Russie
Semen Divovytch, 1762 (cité par Kappeler)

(Divovytch est un ancien membre de l’Académie de Kyiv, prédécesseur de l’université nationale « Académie Mohyla de Kiev », fondée en 1632)

Le narratif poutinien sur « les peuples frères » russe et ukrainien – sans oublier les Biélorusses – plonge ses racines dans l’histoire et la géographie. La Trinité du Russe « Grand », « Petit » et « Blanc » formant l’unité du peuple russe, du berceau kiévien jusqu’à la guerre actuelle de « réunification », est pulsée par une chronique séculaire d’écarts et de rapprochements. La Grand Frère voit le Petit se déporter à de nombreuses reprises vers ses voisins polono-lituaniens ou austro-hongrois, puis chercher sa protection pour sauvegarder son autonomie cosaque et son orthodoxie. En toile de fond de cette histoire sinueuse, une très ancienne et fondamentale divergence, qu’il convient de retracer dans ses lignes de force avec l’aide de l’historien autrichien Andreas Kappeler, auteur d’un très éclairant Russes et Ukrainiens, les Frères inégaux. Ce livre en langue allemande, publié en 2017, a été traduit en 2022, l’année de « l’opération militaire spéciale » visant à faire revenir de force le cadet dans le giron du grand frère, quitte à l’anéantir sous motif de « dénazification ». Ce dernier qualificatif a également sa spatio-temporalité, recoupant la première dans le drame familial.

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« Le Dachau de Donetsk »

Couverture du livre Le chemin radieux de Stanislav Asseyev en langue ukrainienne
(source Old Lion Publishing House, Lviv)

« Avec l’arrivée à Donetsk du « monde russe » et du FSB, Lénine et son « chemin radieux » l’ont emporté : la route vers le paradis communiste s’est de nouveau transformée en enfer avec sa cave. Le réseau des abris atomiques de l’époque soviétique de l’ancienne usine s’est transformé en réseau de tortures…  »

« Peut-être faut-il pousser jusqu’au point où toute l’Ukraine serait submergée d’un flot ininterrompu de cruauté qui ferait les gros titres de la presse internationale. Quelle « profonde préoccupation » de nos alliés les pousserait enfin à ressentir le froid glaçant des souffrances qu’exhale le Donbass, où l’on ne peut plus se contenter de mots mais où il y a besoin d’actes. »

Stanislav Asseyev, Donbass. Un journaliste en camp témoigne

Le récit glaçant d’un journaliste ukrainien, Stanislav Asseyev, sur sa détention à Donetsk de 2017 à 2019, en dit long sur la cruauté de la répression qui y est mise en œuvre. Il était resté au Donbass après la sécession des « républiques populaires autoproclamées » en avril 2014 – celle de Louhansk (LNR) et celle de Donetsk (DNR). D’autres évènements récents, comme les témoignages sur les « centres de filtration » russes ou le massacre de 53 prisonniers de guerre, rescapés de l’usine Azovstal de Marioupol, à Olenivka, recoupent les pratiques de terreur et de violence du pouvoir russe et des républiques populaires associées au Donbass. Mais avant de restituer les lignes de force du témoignage d’Asseyev, il est nécessaire de retracer l’histoire du Donbass et de la sécession des deux républiques, en particulier celle de Donetsk. Ainsi que de tenter de discerner ce qui s’y passe depuis près de huit ans. Précisons que l’expression « Dachau de Donetsk » est utilisée par un voisin de détention d’Asseyev, pour désigner les conditions de survie dans la prison secrète d’Isolatsia, une ancienne usine de matériaux d’isolation. Enfin, le titre original du livre en ukrainien est « Le chemin radieux » : Histoire d’un camp de concentration.

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Comme Dieu à Iassinia

L’église Ivan Strouk à Iassinia
(photographie de l’auteur, 1999)

« C’est à travers les détails que l’on peut tout montrer,
une goutte d’eau reflète l’univers »
Ryszard Kapuściński, Le Shah

Voici d’autres extraits du livre Les Carpates oubliées. J’y ai rassemblé quelques pages relatives à la religion dans la capitale du pays Houtsoule. Pour le sociologue passionné par l’expérience et le fait religieux, la vallée et ses villages furent un terrain très éclairant. Non seulement sur les pratiques cultuelles, mais aussi sur leurs liens avec la structuration sociale et politique, notamment sa plus ou moins grande verticalité, la hiérarchie entre les clercs et les fidèles, les hommes et les femmes, l’individu et le groupe, l’autonomie et l’hétéronomie. Le pope Andreï nous a ainsi dit sans détour que, pour le futur de l’Ukraine, il était un ferme partisan de l’abolition de la séparation entre l’Église et l’État. Lors de nos séjours, trois Églises de rite orthodoxe cohabitaient : celle du patriarcat de Kyiv, celle du patriarcat de Moscou et celle des gréco-catholiques (uniates) rattachés à Rome. La minorité hongroise était catholique romaine. Sa sociabilité et les célébrations religieuses étaient très différentes. J’ai également visité la « Salle du Paradis » des Témoins de Jehovah, dont je n’ai pas de photos. Iassinia comptait une importante communauté juive (près de quinze cents personnes à la fin des années 1930, selon mes sources), dont une partie fut expulsée en Galicie par l’armée hongroise, et livrée de ce fait aux nazis. Elle y fut exterminée par les Einsatzgruppen, dont trois cents dans la ville de Kamenets-Podolski en août 1941. Après la prise de la région par les Allemands en mars 1944, les Juifs vivant encore à Iassinia furent déportés vers les camps. Je n’ai pas modifié le texte de 2002, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…

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