Renverser Ciel et Terre

« Cette fois nous faisons une assez grande purge du Parti, du gouvernement, de l’armée, du peuple. Ils se purgent eux-mêmes, ils s’exposent eux-mêmes. Sur 700 millions de personnes, il y en a environ 1 sur 1.000 de mauvais (…) La purge des rangs de classe va encore durer six mois à un an. De la sorte, on pourra garantir une période de calme, entre dix et vingt ans, mais on ne pourra pas encore parler de purge totale. »

Mao Zedong au dirigeant albanais Beqir Balluku, octobre 1968

« Notre drame sur terre est que la vie, soumise à l’attraction du ciel, nous empêche de revenir sur nos erreurs de la veille, comme la marée sur le sable efface tout dans son renversement. »

François Bizot, Le portail

Ce livre monumental de Yang Jisheng, Soljenitsyne chinois à sa manière, né en 1940, ancien garde rouge et journaliste retraité de l’agence Chine nouvelle, paraît à la suite de Stèles. Ce dernier ouvrage, extrêmement documenté, était consacré à la famine du « Grand Bond en avant » (1958-1961) qui fit plus de trente millions de morts, dont son propre père adoptif. La Révolution culturelle (1966-1976), à laquelle est consacré Renverser ciel et terre, ne peut être comprise sans les conséquences du désastre de cette famine, notamment la fragilisation politique de Mao Zedong, et ses fondements idéologiques profonds. Comme nous avions rendu compte de Stèles dans La Revue nouvelle, il était cohérent de faire une recension du second sur ce site. Nous nous appuierons également sur la biographie de Lin Zhao par Anne Kerlan et Penser en Chine, dirigé par Anne Cheng. Ensuite, nous irons brièvement au-delà d’une recension, car il nous semble que la passion manichéenne de la pureté qui a soulevé la Chine, d’abord chez les lycéens et étudiants guidés par Mao Zedong, comporte une dimension historique et anthropologique qui ne paraît pas éteinte aujourd’hui. Sans faire d’assimilation abusive, mais en nous appuyant sur l’épigraphe de François Bizot qui va au-delà des Khmers rouges, force est de constater que « l’ambition du définitif » et le manichéisme associé semblent toujours vivaces. Certains comparent même les agissements de certains groupes « woke » et de la « cancel culture » sur les campus à ceux des gardes rouges. Mais voyons le livre de Yang Jisheng, dans lequel il est question du Ciel et de la Terre, et de leur renversement.

Complément du 22 mars 2023. Les camps, secret du pouvoir chinois (1/2) Laogai, le goulag chinois. « En images d’archives et en dessins, une plongée, nourrie de glaçants témoignages de victimes, au coeur de l’effroyable système concentrationnaire chinois, pivot du pouvoir communiste depuis quatre-vingts ans. », Arte,

Les camps, secret du pouvoir chinois (2/2) La surveillance totale. Enquête sur l’effroyable système concentrationnaire chinois, pivot du pouvoir communiste depuis quatre-vingts ans. Cette seconde partie met au jour la surveillance généralisée dans la Chine du XXIe siècle, où chacun peut être enfermé au « laogai », transformant le pays en une « immense prison ».

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Un Grand Timonier de la Pensée

Révolution culturelle

La Révolution culturelle est le « stade le plus avancé et le plus chargé de promesses » (Photo Public Domain)

Je n’ai aucune raison de lutter pour que la Chine soit démocratique, ça m’est complètement égal. Elle le deviendra toute seule quand elle sera assez riche. (…) En réalité, ce qu’on appelle la démocratie, c’est le régime politique approprié aux formes les plus développées du capitalisme contemporain. 

Alain Badiou, Quel communisme ?

Là où se lève l’aube du bien, des enfants et des vieillards périssent, le sang coule.

Vassili Grossman, Vie et destin

À l’heure où les habitants de Hong-Kong jouent leur peau et leur avenir pour ne pas être avalés par un régime néo-communiste orwellien, où des centaines de milliers d’Ouïgours sont « rectifiés par le travail » dans une forme chinoise contemporaine de Goulag, où les Tibétains sont annexés et détruits culturellement, il est peut-être utile de s’interroger sur les idées politiques d’une des figures emblématiques de la philosophie française, le maoïste Alain Badiou. Avec le support de quelques-uns de ses écrits politiques, et, en contrepoint, de celui du livre de Pierre-André Taguieff, L’émancipation promise. C’est en effet bien de cela qu’il s’agit, dans « l’idée communiste » prônée par le philosophe : du projet d’émancipation totale de l’humanité et de ses mises en œuvre souvent radicales. Et pour atteindre cette promesse d’un sujet collectif, participant à l’absolu universel, il est nécessaire d’éliminer ce qui y fait obstacle, singulièrement les particularismes. Quitte à vivre et publier, comme Lénine, à l’abri des institutions démocratiques. Car celui que l’on surnomme parfois « Le Grand Timonier de la Pensée » n’a jamais demandé, à notre connaissance, l’asile politique à la Chine. Il est vrai qu’il s’agit – du moins aujourd’hui – d’un « capitalisme d’État » qu’il rejette. Mais de quelle nature est dès lors son projet communiste et quels en sont les fondements ?

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Europe, le taureau par les cornes

L'enlèvement d'Europe Vallotton

Félix Vallotton, L’enlèvement d’Europe, 1908 (Musée des Beaux-Arts de Berne, source Wikipedia)

Devant toutes les accélérations spectaculaires auxquelles on assiste, il est important de garder un œil sur les choses lentes : l’héritage du passé, le jeu séculaire auquel se livrent peuples et États, la longue durée des identités.

Luuk van Middelaar, Quand l’Europe improvise

Les Européens n’auraient-ils construit qu’un État-Nation unitaire et singulier que leur affaire n’intéresserait qu’eux. C’est leur fédération d’États-Nations qui retient l’attention et excite les esprits, parce que chacun de par le monde devine qu’il y a là une formule d’application générale et riche d’avenir.

Marcel Gauchet, L’Avènement de la démocratie IV, Le nouveau monde

Mal-aimée « qui ne fait plus rêver », bouc émissaire méconnu par nombre de ses citoyens, et encore bien davantage par ceux issus des milieux populaires et des populations « périphériques » – monde rural, petites villes et périurbain –, l’Union Européenne rassemble les pays les plus prospères, les moins inégalitaires et les plus démocratiques au monde. Le partage d’un marché unique, de normes légales et institutionnelles, d’une liberté de circulation des personnes, des messages et des biens entre ses membres, compte parmi les nombreuses conquêtes de la construction européenne. Comment expliquer cette désaffection relative de l’UE dans un monde menacé et menaçant, qui demanderait de renforcer sa cohésion ?

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Zadig ou l’arme de comparaison massive

1980-85 MORLAIX

Michel Rocard (Source Wikipedia)

Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique […] mais pas plus. […]

Michel Rocard, émission Sept sur sept sur TF1, 3 décembre 1989

Vingt-neuf ans, presque jour pour jour, après le célèbre propos rocardien cité en épigraphe, le samedi 1er décembre 2018 à Bruxelles, un groupe dénommé Zadig en Belgique tenait un Forum européen intitulé « Les discours qui tuent ». Cet événement, qui se déroulait dans un auditoire de l’Université Saint Louis, était organisé en collaboration avec le Réseau Interdisciplinarité-Société (Ris) de l’Université, avec le soutien de l’École de la Cause freudienne (ECF) et de la New Lacanian School (NLS), sous les auspices de l’EuroFédération de psychanalyse (EFP). Une coproduction, donc, entre l’Université catholique bruxelloise et quatre groupements psychanalytiques. Malgré leur diversité apparente, ces dernières organisations – Zadig inclus – sont toutes l’émanation de la seule École de la Cause freudienne[1], fondée après la mort de Jacques Lacan par son gendre, Jacques-Alain Miller (frère de Gérard Miller, ce dernier proche de Jean-Luc Mélenchon et co-fondateur du site d’actualité en ligne Le Media).

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Allumettes suédoises

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Carl Wilhelmson, Juniafton (1902)

À Greta Thunberg,
petite allumette suédoise qui a mis le feu aux marches des jeunes pour le climat

L’opinion de Jean-Pascal van Ypersele, ancien vice-président du Giec, sur Greta Thunberg.

Les élections suédoises du 9 septembre 2018 se sont déroulées dans une nation touchée par plusieurs crises. Les effets du changement climatique se sont fait ressentir de manière violente, avec une sécheresse et des températures jamais mesurées. Des incendies de forêt ont détruit des milliers d’hectares, des récoltes ont été perdues, du bétail abattu ; les îles baltiques de Gotland et d’Öland ont été touchées par de graves pénuries d’eau. Même le point culminant du pays, en Laponie, a fondu de quatre mètres. Ce choc survenait alors que la Suède, non membre de l’OTAN, avait vu sa population mise en « défense totale » par le gouvernement, suite à des incursions russes réitérées dans ses eaux territoriales et son espace aérien. Sa réputation était par ailleurs entachée depuis an par le scandale du prix Nobel de littérature décrédibilisant les élites culturelles, la crise de l’Académie suédoise portant au grand jour des aspects peu reluisants des coteries d’initiés de Stockholm. Enfin, la problématique migratoire, dans une « superpuissance humanitaire » qui a accueilli un nombre très élevé de réfugiés en proportion de sa population en Europe, connaît des développements inquiétants. D’un côté, par des difficultés de cohabitation dans les trois grandes villes (Stockholm, Göteborg et Malmö) qui connaissent une hausse de la criminalité, du vandalisme et des actes antisémites, et, de l’autre, par l’euphémisation ou le déni de certaines réalités par une bonne partie des élites intellectuelles, politiques et médiatiques. Comme ailleurs en Europe, ce cocktail détonnant a creusé le fossé entre « le peuple et les élites », alimenté l’extrême droite ou « le populisme ». L’échiquier politique s’en est trouvé bouleversé. Éclairages au fil d’un voyage dans un Nord qui vire au Sud.

Complément du 15 septembre 2022. « Elections en Suède : la droite devrait s’allier avec l’extrême droite pour gouverner. Le bloc de droite l’a finalement emporté face à la coalition de gauche de la première ministre sortante Magdalena Andersson. Les conservateurs vont devoir composer avec les Démocrates de Suède, formation nationaliste devenue la première force à droite. », Le Monde 15 septembre. C’est pour avoir anticipé cela et en avoir évoqué les causes profondes que cet article a été refusé par La Revue nouvelle. D’autres articles du Monde ici et ici. « 10 points sur les Démocrates de Suède, le parti de Jimmie Åkesson », dans Le Grand Continent du 20 septembre. Une analyse très éclairante.

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Populisme, le parti pour le tout ?

Populisme 2

Image pixabay Creative Commons

Un spectre hante l’Europe, le populisme… Le propos est commode et racoleur, comme le « retour des années trente » ou le « réveil des vieux démons ». L’Europe abriterait un monstre increvable en son sein, toujours prêt à reprendre du service dans différentes circonstances, notamment celles d’une confrontation à « l’Autre ». Et si le peuple s’avère mauvais – car c’est quand même lui qui vote populiste –, il faudrait adopter la solution attribuée par Brecht à l’Union des écrivains et décider « d’en élire un autre ». Mais le phénomène semble dépasser le continent européen, à en croire politologues et journalistes qui utilisent le terme pour désigner des mouvements ou régimes qui vont des Philippines aux États-Unis, du Venezuela à la Pologne, de la Turquie au Danemark. On choisira ici d’examiner cette notion à la lumière de l’histoire de la démocratie et d’un parent proche auquel elle est parfois identifiée, le totalitarisme, le plus souvent dans sa version dite « fasciste ». Cela en tentant de se déprendre d’une vision universelle et intemporelle. Peut-on, en effet, mettre sur le même plan l’idéologie et l’action de Le Pen, Orban, Trump, Mélenchon, Wilders, Erdoğan, Chavez ou Kaczyński ? En dehors de la représentation exclusive du corps national revendiquée par un parti – la tentation « d’un-seul » incarnant « l’un-seul-vrai-peuple » –, les différences sont notables. Cependant, si la variabilité des trajectoires et des cultures politiques est évidente, des interactions souterraines relient peut-être ces phénomènes dans le cadre de la globalisation actuelle.

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Paniques démographiques à l’Est

Debrecen

Gare de Debrecen en Hongrie (photographie de l’auteur)

Trois Bulgares habillés en costume traditionnel japonais marchent dans les rues de Sofia, sabre à la ceinture. « Qui êtes-vous et que voulez-vous ? » leur demande une petite foule très perplexe. « Nous sommes les sept samouraïs et nous voulons faire de ce pays un endroit où vivre mieux » répondent-ils. « Mais alors pourquoi n’êtes-vous que trois ? » leur demande-t-on encore. « Parce que nous sommes les seuls à être restés ; les autres sont tous à l’étranger ».

Dans Ivan Krastev,  Le destin de l’Europe

Au printemps 2017, un long voyage en train de Bruxelles à la ville grecque de Vólos – en passant par Vienne, Debrecen, Sibiu, Bucarest, Roussé, Sofia et Thessalonique – m’a fait traverser pour la première fois la Bulgarie. L’avantage des voyages ferroviaires, surtout dans cette partie de l’Europe où le réseau est proche de l’apoplexie, c’est la lenteur. Mais également le partage des compartiments de seconde classe avec des populations locales qui ne peuvent se payer une voiture ou un billet d’avion. Loin des centres urbains rénovés pour les city-trip, des aéroports aseptisés et des avions survolant le continent en ignorant les campagnes et les bourgades en déshérence, le train nous fait côtoyer d’autres réalités.

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Le rêve chinois

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Portrait mural de Xi Jinping (source Flickr)

Nous devons fermement nous tenir à distance des pensées occidentales erronées comme « la séparation des pouvoirs » et « l’indépendance de la justice ». Nous devons nous opposer aux discours qui attaquent les dirigeants du Parti communiste chinois et le système socialiste chinois. Il nous faut être prêts à répondre et à sortir l’épée pour nous préparer à la bataille.

Zhou Qiang, président de la Cour suprême populaire, janvier 2017

Avec la Russie, l’Inde, la Turquie, une partie du monde islamique et quelques autres, la Chine, première puissance mondiale en devenir, s’éloigne de l’État de droit et de la démocratie libérale. Cela après une courte phase de rapprochement qui a pu faire illusion, tout comme en Russie. Le mouvement de décolonisation, après avoir été politique, puis économique, déploie aujourd’hui sa dimension culturelle. Cet aspect imprévu de la globalisation, du moins pour ceux qui pensent que la démocratie est un universel tombé du Ciel, débouche sur le rejet de ce qui est au cœur de la civilisation occidentale moderne. Le rêve chinois de Xi Jinping n’est-il qu’une « ruse de l’histoire », ou deviendra-t-il un modèle pour le monde et une menace pour l’Europe ? Car cette dernière, ainsi que l’Amérique de Trump, semble vivre un déclin de l’universalisme comme par un choc en retour.

Complément 6 février 2023. Chine, la crispation totalitaire, Esprit novembre 2022. Voir notamment « Le fantasme de l’Un ».

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Les mutins du HMS Brexit

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Royaume-Uni en 1915, avant l’indépendance de l’Irlande

Article publié le 15 mars 2017

Á l’heure où « l’article 50 » va enfin être actionné par le gouvernement de Theresa May, l’Ecosse menace de prendre le large et l’Irlande du Nord connaît une poussée spectaculaire du Sin Fein, devenu tardivement pro-Européen. Il nous paraît dès lors instructif de revenir sur des dimensions sous-estimées du Brexit : les facteurs impériaux et nationaux. L’intérêt du cas britannique est de nous offrir un emboîtement de ces différents facteurs : les nations écossaises et d’Irlande du Nord[1] au sein d’un Royaume-Uni (UK) dominé par l’Angleterre post-impériale, et cette dernière enchâssée « à l’insu de son plein gré » au sein de l’UE. Il nous indique aussi combien les dimensions nationales peuvent être têtues, ce que la décomposition de la Tchécoslovaquie, de la République fédérative socialiste de Yougoslavie et de l’URSS nous avait déjà montré. Dans ces deux derniers cas, d’ailleurs, les ambitions serbes et russes offrent quelques ressemblances avec celles de l’Angleterre (même si ces dernières sont plus démocratiques et pacifiques ; mais n’oublions pas les violences récentes en Irlande du Nord, pacifiée par les « Accords du Vendredi saint » de 1998, aujourd’hui menacés).

Complément du 31 janvier 2023. Brexit is a ‘complete disaster’ and ‘total lies’, says Tory business boss. Private equity veteran Guy Hands says Boris Johnson ‘threw the country and the NHS under the bus’, The Guardian, 31 janvier.

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Pologne, cimetières et solidarités

Memorial Gdansk

Mémorial des ouvriers tués à Gdansk en 1970 (photographie de l’auteur)

Quand il m’a parlé des visites au cimetière le 1er novembre, je me suis souvenu des récits d’Andrzej Stasiuk : « Le jour des Défunts » et « Les feux follets des morts » – publiés dans le mélancolique recueil Fado. J’ai découvert l’écrivain polonais il y a une dizaine années ; il vit dans les Carpates, près de la frontière ukrainienne, au pays des Lemkos – peuple ruthénien déporté lors de l’opération Vistule, en 1947. Ces récits aussi tranchants que tendres d’un Polonais sillonnant l’Europe post-communiste sont captivants. Les chemins de Stasiuk croisent souvent les miens, venus de l’autre côté : Transylvanie, Montagnes d’Albanie, plaine hongroise, Ukraine subcarpatique, Slovénie, Valachie, Pologne… Son regard est différent du nôtre, mais je retrouve un peu de moi chez lui.

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