Bouddha dans tous ses véhicules

Bouddha Nara
Statue de Bodhisattva à Nara au Japon (photographie de l’auteur)

À bonne distance des reportages convenus et des fictions éthérées, un film récent et bien documenté montre les multiples visages du bouddhisme en Belgique. Son auteur, cinéaste bilingue et bouddhiste zen, nous entraîne dans un montage astucieusement élaboré. Associant fondamentaux de la Bonne Loi, témoignages de pratiquants et portraits croisés de groupes, Konrad Maquestiau donne à voir de quelle manière l’enseignement du Bienheureux s’incarne de manière diverse dans la vie d’individus et de communautés. Ce faisant, il nous en apprend peut-être bien plus qu’il n’en a l’air.

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Bouddhismes et reconnaissance

Statue de Bouddha

Statue de Bouddha au Viet-Nam (source Wikipedia)

Le paysage bouddhique en Belgique[1], comme dans la plupart des pays occidentaux, est une mosaïque complexe traversée par deux lignes de partage principales : la première sépare le « bouddhisme hérité » (communautés migrantes asiatiques) du « bouddhisme choisi » (adeptes Occidentaux) ; la seconde sépare les trois grandes branches du bouddhisme (Theravada, Mahayana, Vajrayana) et les différentes écoles qui en sont issues (Zen, école Gelukpa, école Kagyapa…). Cette situation est typique de nos contrées, car, en Asie, c’est le plus souvent une seule branche qui domine le paysage religieux.

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Le dilemme tibétain

Kampa Dzong 1904 John C. White

Forteresse de Kampa Dzong (photographie de John C. White, 1904)

Rien n’était moins imprévisible que les manifestations qui ont secoué la « région autonome » du Tibet en mars 2008. Chaque année, en effet, nombre de Tibétains de l’intérieur et de la diaspora commémorent le 10 mars 1959, date de l’insurrection populaire contre l’occupant chinois et de la fuite du dalaï-lama en Inde (Mao a envahi le Tibet en 1950). La précédente révolte importante eut lieu en mars 1989, trente ans après l’insurrection. L’enchaînement des événements, tels que nous les connaissons, ne paraît cependant pas accréditer la thèse d’un mouvement entièrement prémédité, une première manifestation pacifique de moines le 10 mars à Lhassa n’ayant été suivie d’incidents violents que trois jours plus tard, perpétrés par des jeunes qui s’en sont notamment pris à des commerçants non Tibétains. Volontairement ou non, les Tibétains ont anticipé le cinquantième anniversaire de mars 2009 et saisi de fait l’opportunité des Jeux.

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Le karma des moules

La statue du Bouddha dans le parc du domaine de Mariemont
(source Musée royal de Mariemont)

Le bouddhisme a fait son entrée discrète en Belgique depuis plus de cinquante ans. Des plaines de Flandres aux hauteurs boisées de Tihange, des pagodes de la banlieue liégeoise aux dojos zen du Brabant wallon, les adeptes de la vacuité et de l’interdépendance de tous les êtres ont patiemment érigé leurs temples et leurs centres de pratique. Réfugiés d’Asie du Sud-Est, restaurateurs thaïlandais, architectes, hommes politiques, artistes et travailleurs de la santé propagent le dharma sans tambours ni trompettes, sauf dans les temples. À l’image des moules casserole de Broodthaers, le bouddhisme du plat pays rassemble de multiples coques dans la marmite. Portraits croisés d’une mosaïque de groupes qui cherchent le salut au coeur d’une vision lucide de la souffrance, retiennent leur souffle pour capter le rayon pur de la vacuité et transmuter le fardeau humain en corps de lumière.

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Vacuité occidentale et miroir bouddhique

Bouddha décapité

Bouddha décapité à Kyoto
(photographie de l’auteur)

Mais tu sais bien, dit Han-San, que je n’existe pas. Je change sans arrêt. À chaque moment je suis différent. J’existe comme un nuage existe. Un nuage aussi est bouddhiste.

Janwillem Van de Wetering, Le miroir vide

L’histoire des relations entre l’Occident et la postérité du Bouddha Sakyamuni nous en apprend autant sur les métamorphoses de son enseignement que sur les changements de notre univers social. On ne peut sur ce point qu’être intrigué par l’inversion totale des signes de la perception du bouddhisme en Europe, depuis sa découverte à l’aube du XIXe siècle, alors que les fondamentaux du canon bouddhique sont connus depuis cent-cinquante ans. Comment se fait-il qu’une religion du salut sans Dieu (« apophatique »), fondée sur le constat de la souffrance des êtres, de la vacuité et de l’impermanence du monde phénoménal, apparaisse dans un premier temps comme une menace d’anéantissement du genre humain et dans un second comme un vecteur de guérison de l’âme, de paix intérieure, voire de bonheur ? Quelle place singulière occupe dès lors le bouddhisme en Occident aujourd’hui, dans une civilisation caractérisée par la « sortie de la religion » et la béance des fondements ?

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Bouddhismes en Belgique

Couverture Bouddhismes en Belgique

Couverture du courrier du CRISP consacré aux Bouddhismes en Belgique
(source CRISP)

Les indicateurs d’une présence non négligeable du bouddhisme en Belgique, comme dans la plupart des pays occidentaux, sont nombreux. Outre sa grande visibilité médiatique, la diffusion de multiples ouvrages d’inspiration bouddhique, d’études consacrées au bouddhisme et les films récents qui l’ont popularisé (essentiellement sous sa modalité tibétaine), différentes enquêtes et recherches menées en Europe et aux États-Unis montrent l’attractivité de la « Bonne Loi ».

De nombreux occidentaux sont touchés par le bouddhisme, que ce soit sous la forme plénière d’une « prise de refuge » (conversion) comme laïc ou moine, ou sous des modalités plus souples et intermittentes d’adhésion, impliquant ou non des pratiques religieuses et la fréquentation de groupes constitués. Dans certains cas, la pratique et l’étude du bouddhisme peuvent aller de pair avec une affiliation religieuse différente, notamment chrétienne ou juive, voire un agnosticisme ou un athéisme déclaré. Par conséquent, les formes d’adhésions et d’identités bouddhiques des Occidentaux se caractérisent par une très grande variété et fluidité, ce qui rend la mesure de son implantation particulièrement difficile.

En outre, les flux de migrants et de réfugiés en provenance de pays ou de régions de tradition bouddhiste ont été accompagnés par la création de lieux de culte (pagodes, monastères,…) et la reconstitution de communautés croyantes, dans le cadre du « bouddhisme transplanté ». C’est le cas également en Belgique, notamment dans les communautés vietnamienne, laotienne, thaïlandaise, cambodgienne et chinoise.

L’implantation du bouddhisme dans notre pays, comme dans d’autres pays occidentaux, est donc la résultante d’au moins deux lignes de développement distinctes : la diffusion d’idées et de pratiques auprès d’Occidentaux et la transplantation de communautés asiatiques de tradition bouddhiste. Dans le premier cas, il s’agit d’un bouddhisme électif, « choisi » par des individus d’une autre tradition religieuse, voire de filiation agnostique ou athée, dans le second d’un bouddhisme natif, « hérité » de la communauté d’appartenance.

Bernard De Backer, 2002

La suite du texte est en accès libre sur Cairn info

Complément du 13 septembre 2022. « Bouddhisme, la loi du silence », sur Arte. Un document spéctaculaire et presque uniquement à charge (mais nombre de personnes incriminées n’ont pas voulu répondre) sur les abus, notamment sexuels et financiers, commis par des hiérarques bouddhistes (dont Robert Spatz de l’OKC, Belgique, et Sogyal Rinpoché). Phénomène qui n’a rien de très surprenant, à vrai dire, et qui guette toute personne en position de gourou ou de « supposé savoir » (prêtres, pasteurs maîtres charismatiques, chefs de secte, frères musulmans, psychanalystes, artistes…). La réaction de Matthieu Ricard est très sévère sur Robert Spatz et Sogyal Rinpoché, notamment. Mais également sur les conditions de son interview sur base d’un projet qui était un faux (« un film sur l’histoire du bouddhisme et ses rapports avec les recherches en neurosciences »). Voir : Au sujet du documentaire « Bouddhisme : La loi du silence ».

« Bouddhisme, la loi du silence », sur Arte : « Ce documentaire aura peut-être l’effet salutaire de libérer la parole ». La diffusion, sur Arte, d’une enquête sur des cas d’abus dans certaines communautés bouddhistes est « une excellente nouvelle », selon Antony Boussemart, coprésident de l’Union bouddhiste de France (UBF), pour qui il est « absolument essentiel » que la parole des victimes soit entendue. », Le Monde, 14 septembre 2022. Antony Boussemart est cependant critique : « En revanche, ce qui me gène dans ce documentaire, c’est qu’il parle de « système ». Je trouve cela très dangereux, car cela laisse entendre que, derrière les quelques affaires évoquées, il y a une organisation machiavélique, ce qui n’est évidemment pas le cas. Ce n’est pas parce qu’il y a des dérives dans un club de natation ou de patinage artistique qu’il faut jeter l’opprobre sur toutes ces disciplines. »

« Un décalage immense existe entre les discours sur le bouddhisme et les pratiques des enseignants bouddhistes, notamment tibétains ». La publication en 2016 de l’ouvrage « Les Dévots du bouddhisme », mettant en lumière certaines dérives dans des communautés liées au bouddhisme tibétain, a libéré la parole sur un sujet tabou, estime son autrice, l’anthropologue Marion Dapsance. La diffusion, sur Arte, du documentaire « Bouddhisme, la loi du silence », en est une nouvelle illustration.  » Interview dans Le Monde du 13 septembre de Marion Despance. Voir aussi « Les bouddhistes français loin du nirvana« . « Dans une enquête fouillée, l’anthropologue Marion Dapsance met en cause l’enseignement que dispensent les centres Rigpa en France. » Le Monde, 9 novembre 2016

Notons que certains de ces faits avaient été dénoncés depuis longtemps, notamment ceux reprochés à Sogyal Rinpoché. Par ailleurs, une spécialiste du bouddhisme tibétain, Donald Lopez, avait publié Prisoners of Shangri-La en 1998. Un livre dans lequel il montrait comment les lamas tibétains exilés en Occident avaient adapté et parfois modifié l’enseignement boudhhique pour être conformes aux attentes de leurs nouveaux adeptes et clients. Un autre livre, Zen en guerre, de Brian Victoria, étudiait quant à lui le soutien de hiérarques zen japonais au militarisme nippon. Il est question de ces deux livres dans cette étude faite pour le CRISP il y a vingt ans.

Ciel avec nuages dans paysage moderne

Nuages

Nuages (source pixnio)

On oppose bien trop facilement la modernité techno-scientifique et « la religion », comme si la première, dans son expansion indéfinie, allait inévitablement résorber la seconde. Un peu à l’instar de Freud qui pensait vider l’inconscient comme les Hollandais asséchant le Zuiderzee. Il faudra sans doute encore beaucoup de trajets avant que le petit bonhomme n’ait fini de vider la mer. À supposer que son seau ne soit pas troué et qu’il accepte de se passer du grand large…

Parfois nous voyons un Nuage en forme de Dragon,
Parfois une vapeur pareille à un Ours, à un Lion,
Une Citadelle à tours, un Rocher suspendu,
Une Montagne fourchue ou un Promontoire,
Couvert d’arbres, qui font signe au Monde,
Et abusent nos yeux avec de l’Air.

Shakespeare, Antoine et Cléopâtre

Certains auraient donc espéré ce scénario limpide, d’autres y croient toujours. Les Lumières ayant chassé l’Obscur ou écrasé l’Infâme jusque dans ses moindres sanctuaires, une société rationnelle d’individus libres, authentiques, transparents à eux-mêmes et aux autres en aurait finalement résulté. Certes, le combat aurait été long – parfois tortueux car l’Histoire a ses ruses – mais l’issue n’aurait laissé aucun doute. Lentement, l’Aurore de la Raison aurait terrassé la Nuit de l’Ignorance, le soleil de la Science dissout les nuages qui voilent le ciel et fomentent les chimères. Éblouies par ce rêve prométhéen – s’enracinant dans une passion aussi trouble que ce qu’il escomptait liquéfier – des cohortes d’humains s’engouffrèrent dans le millénarisme moderne du dévoilement ultime.

Puis, l’expérience historique des nations et la vie imparfaite des hommes apporta son lot de déceptions amères. Les sociétés qui s’engagèrent dans l’aventure radicale de l’homme nouveau, fondée sur les prétendues Lois de l’histoire ou de la Science hypostasiée, voire les deux intimement associées, sombrèrent dans le chaos de la guerre et les affres de la purification par la faim et la déportation. La vie des militants éclairés elle-même, loin de suivre la ligne claire de leurs espérances, se heurta à des passions troubles, des contradictions insécables et de noirs complots, ou sombra dans la grisaille des jours ordinaires. D’autres se révoltèrent contre le totalitarisme techno-scientifique « avec de l’irrationnel dans tous les domaines » afin de « garder le primitif en circulation libre », comme l’exprimait le poète Maurice Chappaz[1].

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