Guérir « par » ou « de » l’écriture ?

Couverture du livre de François Emmanuel
(source Le Taillis Pré)

« L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Expérience qui est proprement nocturne, qui est celle même de la nuit »

Maurice Blanchot, L’espace littéraire

« Car notre vie ne commence pas avec nous et ne se termine pas avec nous. Elle ne fait que changer d’enveloppe physique temporaire, comme l’eau qui passe dans les tuyaux – et nous ne savons pas, en regardant devant nous, à qui appartiennent ces yeux par lesquels nous voyons.. »

Julius Margolin,
Le livre du retour

« … l’élitisme artiste préserve l’indexation de l’excellence sur le privilège de naissance que représente le don inné. Cependant, contrairement à l’élitisme aristocratique, cette grandeur n’est pas d’ordre collectif mais individuel »

Nathalie Heinich,
L’élite artiste

Un livre concis, dense et intense, interroge l’écriture comme outil thérapeutique – dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’art-thérapie ». Comme l’écrit l’auteur, François Emmanuel : « Guérir par l’écriture ? Voilà une question qui m’a beaucoup requis de par ma vie double d’écrivain et de thérapeute ». D’entrée de jeu, les balises sont posées par le mot « double ». Car si l’auteur entame son livre par une première face – celle de l’écriture thérapeutique, pour des personnes en souffrance accompagnées d’un tiers – il est vite « déporté » vers l’écriture de l’écrivain, celle de son autre vie, qui trouve sa source dans « des blessures inguérissables ».  L’auteur passe du « Guérir par l’écriture ? » au « Guérir de l’écriture ? ». Dans le premier cas, la guérison serait possible par la mise en œuvre d’une écriture centrée « sur soi », alors que, dans le second, celle de l’écrivain, on ne guérit pas de « ce qui nous traverse » et nous pousse à écrire sans fin. Interrogeons cette dichotomie entre le « sur soi » et le « sur ce qui nous traverse », à la fois sur base d’une lecture serrée du livre et sur celle d’un questionnement de la « singularité » de l’écrivain. Tout humain n’est-il pas habité par une extériorité qui le traverse ? Et qu’est-ce alors qu’un écrivain ?

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Du Divin au divan

Divan de Sigmund Freud au Freud Museum de Londres (source Wikipédia)

« L’homme n’est pas né libre ; il est né dans les fers – des fers qu’il s’est forgés lui-même pour se soutenir dans l’existence »

Marcel Gauchet, Le nouveau monde

« Quel qu’en soit l’avenir, ce déclin [de l’imago paternelle] constitue une crise psychologique. Peut-être est-ce à cette crise qu’il faut rapporter l’apparition de la psychanalyse elle-même. Le sublime hasard du génie n’explique peut-être pas seul que ce soit à Vienne – alors centre d’un Etat qui était le melting-pot des formes familiales les plus diverses, des plus archaïques aux plus évoluées ( …) –  qu’un fils du patriarcat juif ait imaginé le complexe d’Œdipe. »

Jacques-M. Lacan, « Le complexe, facteur concret de la psychologie familiale », Encyclopédie française, t. VIII, 1938

Tel Œdipe, Sigmund Freud désirait résoudre une énigme, mais il voulait aussi devenir riche et célèbre au moyen d’une brillante découverte. D’autant que son identité juive l’aurait discriminé, malgré sa volonté d’assimilation et son rejet des religions, en particulier du judaïsme traditionnel. Il lui fallait donc être meilleur que les autres, d’abord dans diverses branches de la biologie et de la médecine, puis, après son séjour à Paris, dans le traitement des maladies nerveuses. Il se retire graduellement du monde académique, où il pensait faire carrière, et prend une certaine distance avec le monde médical, même s’il reste membre de la Société médicale de Vienne jusqu’en 1938 – et devient membre la Royal Society of Medicine à Londres en 1939. Ayant ouvert un cabinet privé, il cherche à comprendre et soigner les troubles psychiques, ceux de femmes et d’hommes aisés, issus surtout de la communauté juive assimilée. Des patients que lui envoyait d’abord Joseph Breuer – le créateur du terme « psycho-analyse ». Certains devinrent « ses professeurs ». C’est une patiente de Breuer, Bertha Pappenheim – connue sous le nom de « Anna O. », un pseudonyme choisi par les médecins – qui qualifia ses entretiens (1880-1882) avec son thérapeute de « cure par la parole » et de « ramonage de cheminée ».

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Freud et la crise du monde moderne

René Guénon en 1925 (source Wikipedia)

« Il n’en faut pas moins admirer la vitalité d’une tradition religieuse qui, même ainsi résorbée dans une sorte de virtualité, persiste en dépit de tous les efforts qui ont été tentés depuis plusieurs siècles pour l’étouffer et l’anéantir ; et, si l’on savait réfléchir, on verrait qu’il y a dans cette résistance quelque chose qui implique une puissance “non humaine”» 

René Guénon, La crise du monde moderne

« Le Midrash paraît (…) la voie royale de la pensée des maîtres du Talmud et du même coup de la culture juive dans son originalité. Dès lors, la démarche de Freud, son art d’interpréter les rêves et les actes manqués, apparaît dans cette perspective comme un retour du refoulé »

Gérard Haddad, L’Enfant illégitime

« On a déclaré, par exemple, et à juste titre, que l’œuvre psychanalytique de Freud montre beaucoup de caractéristiques que nous classons en général, dans la rubrique religion. C’est plutôt contre la religion dans sa tradition mosaïque, qui trouvait son expression la plus parfaite dans l’orthodoxie juive, que Freud s’insurge »

David Bakan, Freud et la tradition mystique juive

Certains mots ont circulé dans tant de bouches, ont été utilisés par tellement d’auteurs et autant de commentateurs, qu’ils sont usés comme de vieilles cuillères. Ils ne semblent plus rien vouloir dire. Il en va ainsi de « modernité » et de « tradition », un vieux couple qui n’arrête pas de se chamailler, de prendre appui l’un sur l’autre ou, parfois, de se combiner « harmonieusement » comme dans les brochures touristiques. On le rencontre dans des secteurs aussi variés que la cuisine, les arts, les mœurs, la famille, l’école, la politique, l’histoire ou la sociologie. Le mot « crise » a également une longue carrière derrière lui. C’est aussi le cas de « Freud », qui désigne, la plupart du temps, « le freudisme » comme théorie et comme pratique, identifiés à la vie de son inventeur. Identification qui n’est pas abusive, tant la psychanalyse se revendique de la singularité des individus pris « un à un », et, dès lors, de l’idiosyncrasie psychique, historique et culturelle de son fondateur.

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La leçon de Kaspar Hauser

Kaspar Hauser en 1830, par Johann Lorenz Kreul (source Wikipedia)

« Un sociologue qui ne se poserait à aucun moment la question de savoir ce qui se passe dans la tête des individus singuliers qu’il appréhende comme acteurs sociaux, c’est-à-dire de l’extérieur et en masse, serait un étrange sociologue »

Marcel Gauchet, La condition historique

« Au cours des cinquante dernière années, l’histoire a revendiqué des secteurs de l’activité humaine dont on considérait jadis qu’ils n’étaient pas soumis au changement. »

Peter Burke, L’histoire sociale des rêves

En mai 1828, un jeune homme au corps balourd et semblant totalement égaré fit son apparition, une lettre à la main, sur la place du Suif à Nuremberg. Il paraissait seize ou dix-sept ans, titubait, clignait des yeux comme blessé par la lumière du jour, ne prononçait que quelques mots qu’il semblait ne pas comprendre. Il ne savait ni où il allait ni d’où il venait, mais avait son nom écrit sur la lettre. Kaspar fut emmené au poste de police, puis passa quelques jours dans la prison de la ville avant d’être confié de 1828 à 1829 à un professeur, ancien élève de Hegel, Georg Daumer. Après une tentative d’assassinat en 1829, le jeune inconnu changea de lieux et de protecteurs et fut finalement tué en décembre 1833 dans la famille Meyer. Son meurtrier, l’« Homme en noir » que sa victime reconnut, fut sans doute celui qui le séquestra une grande partie de sa vie. Kaspar y vivait seul dans un lieu obscur où il était enchaîné, parfois drogué à l’opium, avec de petits chevaux de bois et des rubans colorés. Selon toute probabilité, l’enfant était l’héritier écarté d’une famille princière. Que peut nous enseigner cette histoire célèbre, ayant inspiré notamment Verlaine, Trakl, Handke ou Herzog, documentée et analysée par l’historien Hervé Mazurel dans Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit ? Et que nous apprend sur notre époque cet intérêt grandissant pour une « histoire de l’intimité, des sensibilités et des émotions », cette historicisation socioculturelle de ce qui ne semblait relever jusqu’ici que d’une psychologie ou d’une médecine individuelle et transhistorique  ?

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Le tabou de la pédophilie féminine

Timbre allemand

Timbre-poste de la RFA, 1960 (source Wikipedia)

Dans la multitude des abus constatés et dénoncés, des affaires judiciaires, des enquêtes médiatiques, des récits autobiographiques et des analyses plus ou moins savantes qui se succèdent depuis des années sur ce que l’on a coutume d’appeler « la pédophilie », les coupables sont pour la quasi totalité des hommes. De Gilles de Rais à Gabriel Matzneff, d’Horace à André Gide, des moines bouddhistes aux prêtres catholiques, si les victimes sont des deux sexes, les auteurs semblent tous de sexe masculin. En est-il vraiment ainsi dans la réalité ? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi une telle omerta sur les abus commis par des femmes ? On ne fera ici qu’aborder cette question, en donnant quelques éléments de réponse de nature principalement sociologique. Par ailleurs, si en parler est une manière de participer au bris du tabou, c’est surtout pour tenter de le comprendre.

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Zadig ou l’arme de comparaison massive

1980-85 MORLAIX

Michel Rocard (Source Wikipedia)

Nous ne pouvons pas héberger toute la misère du monde. La France doit rester ce qu’elle est, une terre d’asile politique […] mais pas plus. […]

Michel Rocard, émission Sept sur sept sur TF1, 3 décembre 1989

Vingt-neuf ans, presque jour pour jour, après le célèbre propos rocardien cité en épigraphe, le samedi 1er décembre 2018 à Bruxelles, un groupe dénommé Zadig en Belgique tenait un Forum européen intitulé « Les discours qui tuent ». Cet événement, qui se déroulait dans un auditoire de l’Université Saint Louis, était organisé en collaboration avec le Réseau Interdisciplinarité-Société (Ris) de l’Université, avec le soutien de l’École de la Cause freudienne (ECF) et de la New Lacanian School (NLS), sous les auspices de l’EuroFédération de psychanalyse (EFP). Une coproduction, donc, entre l’Université catholique bruxelloise et quatre groupements psychanalytiques. Malgré leur diversité apparente, ces dernières organisations – Zadig inclus – sont toutes l’émanation de la seule École de la Cause freudienne[1], fondée après la mort de Jacques Lacan par son gendre, Jacques-Alain Miller (frère de Gérard Miller, ce dernier proche de Jean-Luc Mélenchon et co-fondateur du site d’actualité en ligne Le Media).

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Freud sur le divan de la globalisation

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Congrès international de psychanalyse de 1911 (Wikimedia Commons)

Quoi qu’il en soit, la psychanalyse que j’ai vue, au cours de ma longue existence, se répandre dans tous les pays, n’a nulle part trouvé de « foyer » plus propice pour elle que la ville où elle est née et où elle a grandi

Sigmund Freud, Moïse et le Monothéisme (1938)

Le meilleur de ce que tu sais, tu ne peux pas le dire aux enfants

Goethe, Faust
Cité par Freud dans Die Traumdeutung

Les obstacles à la diffusion de la psychanalyse dans d’autres aires culturelles que la nôtre nous en apprennent peut-être autant sur la contingence historique de l’invention freudienne que sur la place de l’individu et de ses troubles dans des sociétés non-occidentales. Dans une première approche, c’est la globalisation comme processus d’individualisation et d’autonomisation qui semble révéler certains de ses dessous au travers du prisme de la psychanalyse. Mais à y regarder de plus près, c’est le freudisme lui-même qui se trouve sur le divan de la globalisation comme sécularisation du divin.

Complément du 1er septembre 2023. « Psychanalyse du reste du monde », sous la direction de Livio Boni et Sophie Mendelsohn : les ailleurs du freudisme. Un ouvrage collectif tente une histoire « alternative » de la discipline freudienne. Sans convaincre. Elisabeth Roudinesco, Le Monde, 27 août 2023. Extrait : « Spécialistes de la « domination racialisée » les psychanalystes Livio Boni et Sophie Mendelsohn ont réuni, dans Psychanalyse du reste du monde, trente-cinq auteurs de plusieurs pays afin de promouvoir une histoire « alternative » de cette discipline, fondée sur l’idée qu’il existerait un « mode majeur » de son implantation – celui des pays « occidentaux » – et un mode « mineur », propre aux territoires où elle ne subsisterait qu’à l’état sporadique : la Chine, le monde arabo-islamique, l’Afrique ou l’Inde. »

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La dépression est-elle le copilote de la modernité ?

Dépression

Dépression (source Wikimedia Commons)

Outre les données issues d’enquêtes diverses sur la santé[1], des évènements récents ont à nouveau focalisé l’attention sur un symptôme de masse qu’il est convenu de désigner par le terme de « dépression ». Parmi eux, la catastrophe de l’A320 de la Germanwings, filiale low-cost de la Lufthansa, a suscité une vive attention médiatique qui n’est sans doute pas le fruit du hasard. Dans une synchronie étonnante, la chaine franco-allemande Arte diffusait en effet le 24 mars 2015, soit le jour même du crash provoqué volontairement par le copilote soigné depuis des années pour troubles psychiques, une émission titrée « Dépression, une épidémie mondiale ? » Si les hypothèses sur la catastrophe imputaient d’abord celle-ci à une lente dépressurisation de l’avion, provoquant l’endormissement des pilotes et des passagers, il s’est avéré, à l’examen des deux « boites noires », que c’est dans le psychisme du copilote que résidait l’énigme de l’accident, qui fit cent-cinquante morts sur les flancs du massif des Trois-Évêchés.

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False self

False self

« Comment arrivais-je à m’arranger avec moi-même quant à ce qui se passait ? Je supposais que tout ce que Khan faisait de mal avec moi était justifié et que j’apprenais à accepter des vérités intimes ; que c’était extraordinairement douloureux mais que c’était l’essence d’une bonne et véritable analyse. Nous ne faisions pas l’une de ces analyses mollassonnes qu’imagine un public ignorant, au cours de laquelle un lamentable névrosé ne parle que de lui et est passivement écouté et complaisamment encouragé. »

Godley Wynne, « Sauver Masud Khan »,
traduit [1] dans la Revue française de psychanalyse, 2003.

L’histoire sulfureuse et instructive du psychanalyste britannique d’origine pakistanaise, Masud Khan (1924-1989), analysant — et éditeur — de Winnicott pendant une vingtaine d’années, remonte à la surface, avec la publication de sa biographie fouillée[2] par la psychanalyste américaine Linda Hopkins en projet de traduction en langue française. Ce « retour sur Khan » fut entrepris par le témoignage accablant du célèbre économiste britannique Godley Wynne, un de ses patients de 1959 à 1966, dans la London Review of Books en 2001. Wynne dont la seconde femme, Kathleen Epstein, avait épousé en premières noces le petit-fils de Sigmund Freud, le peintre Lucian Freud[3], et qui était elle-même en analyse avec Winnicott. Il faudrait sans doute construire un graphe, comme Michel Schneider l’avait fait pour le réseau analytique de Marylin Monroe[4], afin d’entrevoir le nouage des multiples relations psychanalytiques (cures, supervisions…), éditoriales, artistiques et mondaines du « beau Londres » de la seconde moitié du XXe siècle. C’est donc l’histoire d’un homme flamboyant et d’un analyste très en vue qui, à la fin de sa vie, finira par être exclu de la British Psychoanalytical Society. Mais c’est aussi celle d’une « communauté » analytique, — analystes, « étudiants » et « patients » —, dans la mesure où elle révèle, entre autres, la force d’attraction charismatique que les transgressions et les outrances d’un de ses membres exercèrent sur elle.

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L’autorité des psychanalystes

Autorité des psychanalystes

Le regard du lecteur est d’abord intrigué par la surprenante image en couverture du livre, opérant à première vue comme un contrepoint ironique à son titre. On y voit un homme d’âge mur portant barbichette et lunettes rondes, la main gauche dans la poche de son pantalon et le corps suspendu dans le vide. Quelques mètres à sa droite, parallèlement à la ligne de ses jambes tendues comme fil à plomb, la façade d’une maison qui rappelle vaguement l’Europe centrale. Reliant ces deux figures, une poutre posée à plat sur le toit de la maison et au bout de laquelle l’homme s’agrippe de sa main libre, sans trop d’efforts apparents. À l’arrière-plan de ce curieux attelage, un espace blanc évacué de toute présence. Sigmund Freud — c’est lui, l’homme audessus du vide — ne semble guère préoccupé par cette situation périlleuse. Il nous regarde d’un air vaguement goguenard en plissant les yeux, comme s’il nous attendait au tournant.

Bernard De Backer, 2010

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