Disciple face à Baghwan, Poona 1977 (source Wikipedia)
Le soi en transformation est un architecte dessinant son propre environnement […] c’est un sculpteur libérant sa propre forme du bloc de l’habitude […] il tient son journal intime, rédige son autobiographie, examinant les fragments de son passé comme un archéologue.
Marylin Ferguson, Les enfants du Verseau
L’espérance d’une nouvelle ère de l’humanité, placée sous le signe du Verseau, aurait-elle précédé le diagnostic de sociologues sur la « modernité liquide », la société des réseaux, de la réflexivité et du « travail sur soi » ? Car c’est dès les années soixante, voire bien avant dans certains milieux, que des groupes mystiques-ésotériques entrevoyaient ce que notre monde est devenu aujourd’hui. En ce sens, ils ont eu le nez fin. Mais dans la mesure où leur optimisme millénariste concevait la fin du « travail sur soi » comme « révélation du Soi », vecteur d’une humanité réconciliée et pleinement réalisée, ils semblent s’être trompés. Tout l’intérêt réside dès lors dans la motivation de leur espérance et les causes de leur désenchantement.
On oppose bien trop facilement la modernité techno-scientifique et « la religion », comme si la première, dans son expansion indéfinie, allait inévitablement résorber la seconde. Un peu à l’instar de Freud qui pensait vider l’inconscient comme les Hollandais asséchant le Zuiderzee. Il faudra sans doute encore beaucoup de trajets avant que le petit bonhomme n’ait fini de vider la mer. À supposer que son seau ne soit pas troué et qu’il accepte de se passer du grand large…
Parfois nous voyons un Nuage en forme de Dragon, Parfois une vapeur pareille à un Ours, à un Lion, Une Citadelle à tours, un Rocher suspendu, Une Montagne fourchue ou un Promontoire, Couvert d’arbres, qui font signe au Monde, Et abusent nos yeux avec de l’Air.
Shakespeare, Antoine et Cléopâtre
Certains auraient donc espéré ce scénario limpide, d’autres y croient toujours. Les Lumières ayant chassé l’Obscur ou écrasé l’Infâme jusque dans ses moindres sanctuaires, une société rationnelle d’individus libres, authentiques, transparents à eux-mêmes et aux autres en aurait finalement résulté. Certes, le combat aurait été long – parfois tortueux car l’Histoire a ses ruses – mais l’issue n’aurait laissé aucun doute. Lentement, l’Aurore de la Raison aurait terrassé la Nuit de l’Ignorance, le soleil de la Science dissout les nuages qui voilent le ciel et fomentent les chimères. Éblouies par ce rêve prométhéen – s’enracinant dans une passion aussi trouble que ce qu’il escomptait liquéfier – des cohortes d’humains s’engouffrèrent dans le millénarisme moderne du dévoilement ultime.
Puis, l’expérience historique des nations et la vie imparfaite des hommes apporta son lot de déceptions amères. Les sociétés qui s’engagèrent dans l’aventure radicale de l’homme nouveau, fondée sur les prétendues Lois de l’histoire ou de la Science hypostasiée, voire les deux intimement associées, sombrèrent dans le chaos de la guerre et les affres de la purification par la faim et la déportation. La vie des militants éclairés elle-même, loin de suivre la ligne claire de leurs espérances, se heurta à des passions troubles, des contradictions insécables et de noirs complots, ou sombra dans la grisaille des jours ordinaires. D’autres se révoltèrent contre le totalitarisme techno-scientifique « avec de l’irrationnel dans tous les domaines » afin de « garder le primitif en circulation libre », comme l’exprimait le poète Maurice Chappaz[1].
Dans l’univers foisonnant des nouvelles formes religieuses, la nébuleuse New Age semble se répandre comme un effluve capiteux. Spiritualité totalitaire pour les uns, bric-à-brac religieux pour les autres, le troublant parfum pourrait bien avoir gagné une position durable dans notre atmosphère spirituelle. S’interposant entre les villageois planétaires et l’immensité sidérale d’un ciel aussi vide que profond, les nuées du Verseau paraissent autant voiler l’abime extérieur que donner sens à la nostalgie la plus intime du sujet. Et si, de plus, elles se trouvent magnifier dans le registre religieux l’univers social où elles se sont développées, comment ne pas voir dans cette heureuse coïncidence une formation de compromis qui porte le joli nom de sumptôma en grec. Soit, littéralement, « ce qui arrive en même temps ». Mais que quoi, au fait ?
Bernard De Backer, 1996
P.-S. La Revue Nouvelle a écrit à Raphaël Liogier, suite à la publication de son livre Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? (Armand Colin, 2012), dans lequel le sociologue français fait une référence totalement erronée à notre article. Voir également ici, note 7. Nous avions échangé une correspondance antérieure avec lui sur cet sujet, et il connaissait notre analyse du New Age comme une religiosité inividualo-globaliste, ce qui rend sa citation d’autant plus étonnante et frisant la mauvaise foi. Il suffit de lire notre article. La lettre de la RN : Liogier 4 septembre 2012
Les sociologies de pure rationalité, comme celles du calcul individualiste, sont défaillantes du fait de leur insuffisante attention au désir et aux désirs, à l’imaginaire et à l’intuition, aux passions et à leur violence, aux attentes et à leur insatisfaction. En bref, à tous ces éléments qui peuvent entrer en composition dans la croyance
G. Balandier, Les retours et détours du sacré
Un ouvrage récent[1] consacré aux répercussions médiatiques des événements liés à l’Ordre du Temple Solaire (OTS) fut l’occasion pour un sociologue, Roland Campiche, d’intervenir dans le débat public relatif aux sectes. Il y fit non seulement état de ses réactions face au traitement médiatique du drame qui coûta la vie à 53 personnes en octobre 1994 (le livre a été publié avant le second massacre-suicide dans le Vercors), mais développa également une série de réflexions sur la religion en général et sur la place du religieux dans les sociétés modernes en particulier.
Le « transit vers Sirius » d’une partie des membres de l’OTS (un ordre post-Nouvel Age selon Campiche) et l’émotion considérable généré par cet événement incitent sans doute les sociologues des religions à ne pas demeurer en retrait sur ce même astre lointain. Comme le souligne à plusieurs reprises Roland Campiche, les événements récents qui se sont succédés nous ont fait découvrir que « le religieux, cet oublié revenu de la société moderne, peut être porteur de violence ».
Invoquer les ténèbres de l’irrationnel, la volonté diabolique de manipulation, les trafics divers sous masque de religion ou la psychose paranoïaque d’un gourou délirant peut sans doute préserver le « bon » religieux d’une dangereuse contamination, conforter une vision très rationaliste du monde. Mais cet argumentaire (si tant est…) n’explique en rien comment, dans certaines conditions, des individus « normaux » peuvent se laisser entraîner dans des groupes qui les conduisent à la servitude et parfois à la mort. La représentation commune de l’adepte psychologiquement fragile, voire au bord de la débilité mentale, manipulé par des individus pervers usant de techniques psychologiques éprouvée est par trop réductrice. Les rapports officiels qui se succèdent sur le thème des groupes sectaires[2], peu suspects de complaisance et de « distanciation sociologique », battent en brèche cette représentation commode et sans doute rassurante.
Les lignes qui précèdent ne signifient nullement que la mouvance multiforme du New Age soit ici assimilée à une secte dangereuse (même si elle peut y conduire, mais cela vaut pour d’autres religions). Elle ont pour objectif de justifier l’usage qui a été fait de quelques références freudiennes dans la problématisation qui va suivre. L’expérience religieuse comporte une mise en jeu de l’intimité du sujet, de ses désirs les plus profonds, de ce lieu secret qui échappe à la conscience et que Maître Eckhart appelait la « fine pointe de l’âme ». Ce constat nous a rendu sensible aux puissants mécanismes à l’oeuvre et aux dangers qui peuvent y être liés. La perception commune qu’a l’être humain d’être divisé, inadéquat à lui-même, toujours en quête d’un objet insaisissable dont il éprouve parfois la lancinante proximité, lui font espérer, « contre toute raison », un retour à l’unité perdue, un rétablissement de la transparence voilée. L’exacerbation de cette espérance au sein d’un groupe religieux vivant dans l’imminence d’un dévoilement apocalyptique peut conduire à forcer le destin. Et amener ses adeptes vers un lieu, où, selon toute vraisemblance, la division du sujet est effectivement abolie.
Notes
[1] R. Campiche et Cyril Dépraz, Quand les sectes affolent. Ordre du Temple Solaire, médias et fin de millénaire, 1995.
[2] Voir, par exemple, le Rapport de la Commission d’enquête de l’Assemblée Nationale Française, Les sectes en France, Documents d’information de l’Assemblée Nationale, 1995 (pp. 37-45).
J’ai fait un exposé issus de ces recherches dans le cadre du « Groupe des sciences sociales des religions » à l’UCL en octobre 1995. Il était intitulé Un nuage dans le ciel de la haute modernité. Le sens du titre est expliqué en début d’exposé : Un nuage dans le ciel de la Haute modernité
Ce mémoire de DEA en sociologie a débouché ensuite sur un projet de doctorat, après avoir obtenu la mention « la plus grande distinction ». Le voici : Projet de doctorat