Guérir « par » ou « de » l’écriture ?

Couverture du livre de François Emmanuel
(source
Le Taillis Pré)

« L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Expérience qui est proprement nocturne, qui est celle même de la nuit »

Maurice Blanchot, L’espace littéraire

« Car notre vie ne commence pas avec nous et ne se termine pas avec nous. Elle ne fait que changer d’enveloppe physique temporaire, comme l’eau qui passe dans les tuyaux – et nous ne savons pas, en regardant devant nous, à qui appartiennent ces yeux par lesquels nous voyons.. »

Julius Margolin,
Le livre du retour

« … l’élitisme artiste préserve l’indexation de l’excellence sur le privilège de naissance que représente le don inné. Cependant, contrairement à l’élitisme aristocratique, cette grandeur n’est pas d’ordre collectif mais individuel »

Nathalie Heinich,
L’élite artiste

Un livre concis, dense et intense, interroge l’écriture comme outil thérapeutique – dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’art-thérapie ». Comme l’écrit l’auteur, François Emmanuel : « Guérir par l’écriture ? Voilà une question qui m’a beaucoup requis de par ma vie double d’écrivain et de thérapeute ». D’entrée de jeu, les balises sont posées par le mot « double ». Car si l’auteur entame son livre par une première face – celle de l’écriture thérapeutique, pour des personnes en souffrance accompagnées d’un tiers – il est vite « déporté » vers l’écriture de l’écrivain, celle de son autre vie, qui trouve sa source dans « des blessures inguérissables ».  L’auteur passe du « Guérir par l’écriture ? » au « Guérir de l’écriture ? ». Dans le premier cas, la guérison serait possible par la mise en œuvre d’une écriture centrée « sur soi », alors que, dans le second, celle de l’écrivain, on ne guérit pas de « ce qui nous traverse » et nous pousse à écrire sans fin. Interrogeons cette dichotomie entre le « sur soi » et le « sur ce qui nous traverse », à la fois sur base d’une lecture serrée du livre et sur celle d’un questionnement de la « singularité » de l’écrivain. Tout humain n’est-il pas habité par une extériorité qui le traverse ? Et qu’est-ce alors qu’un écrivain ?

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En plongée

Le rivage en Frise
(photographie de l’auteur)

Histoires emboîtées

Aux disparus

« Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. »

Nicolas Bouvier
Le vide et le plein

Les flots étaient froids, poisseux et moussus, fouettés par le vent qui contournait les îles. Il sentit la mer se retirer lentement vers le large, caresser ses mollets, taquiner ses doigts de pied posés sur le sable dur. Sous un ciel obscur et opaque, les basses terres émergées étaient à peine visibles, se confondant avec l’eau dans des lointains grisés, perlés de salissures noires. La mer était trop peu profonde pour s’y noyer, les hauts-fonds trop lointains à atteindre. Bruno se trouvait en panne comme un voilier sans souffle, tremblant de froid et de peur. Il était nu, debout dans une zone incertaine et déserte à la fin d’une nuit de juin. L’homme avait tout abandonné sur l’île, au milieu des sables et des pins. Ne restaient que des lambeaux de mémoire, lourds et muets comme le ciel sans voix. Qu’allait-il faire avec ce qui l’avait conduit en Frise ? Le perdre avec son corps dans le néant marin ou lui redonner vie, lui survivre ? Il se pencha vers les vaguelettes à la crête baveuse, les tourbillons salés, les poissons allant à leurs affaires. Il ne pouvait s’immerger, tant les sables hauts invitaient à faire surface.

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Le Naufrage des Cadets

Monument situé place Jean Jacobs à Bruxelles, commémorant le naufrage du navire-école belge, le Comte de Smet de Naeyer, qui périt le 19 avril 1906 dans le golfe de Gascogne. 
Il est dédié « Aux victimes du premier navire-école belge ».
Sculpture de Charles Samuel

Voyages d’un siècle

À ceux-là

« Car notre vie ne commence pas avec nous et ne se termine pas avec nous. Elle ne fait que changer d’enveloppe physique temporaire, comme l’eau qui passe dans les tuyaux – et nous ne savons pas, en regardant devant nous, à qui appartiennent ces yeux par lesquels nous voyons, ni qui se tient alors à nos côtés »

Julius Margolin, Le livre du retour

Pour ces étrangers passant au début du millénaire, la ville semblait solitaire, abandonnée aux confins du Belarus et des pays Baltes. Bordant le coude d’un fleuve qui s’écoulait mollement vers Riga et la mer Baltique, c’était un amas d’immeubles soviétiques et de bâtiments modernes délavés, assoupis sous une forteresse réduite à des blocs de parpaings couverts des barbelés. Une route étroite, traversant la province de Latgale de son ruban de cahots, reliait des petites villes estoniennes, blanches et propres, à cet amoncellement improbable. Après avoir franchi l’arche de béton enjambant la Daugava, un fleuve prenant sa source en Russie dans les collines de Valdaï, les voyageurs erraient le long de sa rive sud, face à la cité endormie. Prisons, asiles et orphelinats étaient aujourd’hui la principale activité de Daugavpils – traduction lettonne de Dünaburg, forteresse de l’Ordre de Livonie érigée sous l’autorité du baron balte Ernst von Razeburg. La majorité des habitants était composée de Russes ou d’Ukrainiens, échoués de l’autre côté de la frontière entre Lettonie et Belarus, après le reflux soviétique. Si les eaux du fleuve reliaient les ruines de la forteresse et ses pénitenciers à Riga, ses délices urbains et ses plages bordées de palais pour riches Moscovites, aucun oligarque n’aurait songé à visiter ses frères dans un lieu aussi déshérité.

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