Eurasisme, revanche et répétition de l’histoire

Alexandre Douguine en 2018 à Téhéran
(source Wikipedia)

 Aujourd’hui M. Pascal consacre à Lénine le culte qu’il vouait naguère au petit père le Tsar. Il était de bonne foi avant 1917 comme il est maintenant sincère. C’est devant le maitre absolu de la Russie, c’est devant le principe d’autorité qu’il a fait hier et qu’il fait aujourd’hui la révérence. Il brule d’un amour mystique pour la Sainte Russie, il la vénère, et même quand elle massacre l’ancien autocrate, il voit en elle l’agent d’exécution des plans de l’Éternel. »

Ludovic Naudeau, En prison sous la terreur russe, 1920.
Cité par Sophie Cœuré (2014).

Normalien et slavisant, profondément chrétien, traducteur de Lénine et auteur d’une thèse sur les Vieux-Croyants, le Français Pierre Pascal est un des rares observateurs et acteurs directs de la révolution bolchevique, ayant vécu en URSS de 1916 à 1933. Il est, avec d’autres, un des témoins principaux évoqués par François Furet (1995) pour illustrer la fascination quasi religieuse qu’inspire la révolution d’octobre 1917. Pour une analyse fouillée de cette thèse, voir notamment Marcel Gauchet (2010).

Depuis la fin de l’Union soviétique et la chute des régimes communistes vassaux, les tensions entre le monde euro-atlantique et la Fédération de Russie furent longtemps et communément perçues ou interprétées à travers le prisme des luttes géostratégiques, des intérêts économiques divergents et des enjeux de pouvoir. L’idéologie alternative du communisme s’étant évaporée, il semblait que la Russie s’était grosso modo convertie à la « démocratie-économie-de-marché », même si cette conversion se faisait à son rythme et selon ses modalités propres. Nous étions encore dans le récit populaire ou savant de la « fin de l’Histoire » (Hegel, Kojève, Fukuyama…), de l’extension irrésistible d’un modèle supposé universel, né en Europe occidentale, version libérale du défunt millénium marxiste. C’est cependant à La Revanche de l’histoire (titre d’un ouvrage du néo-eurasiste Alexandre Panarin) que l’on semble avoir progressivement assisté.

Le regain d’une théorie politique impériale et d’une Weltanschauung alternatives et rivales avançait à bas bruit, anticipé par quelques experts ((dont Samuel Huntington dans Le Choc des civilisations, ouvrage publié en 1993 et qui a fait l’objet de vives critiques – voir Hervé Cnudde sur ce point, 2001) ou acteurs du pouvoir russe, et trouvait des complicités furtives en Europe occidentale. La question des « sexualités non traditionnelles »[1], suivie de la guerre en Ukraine, furent de ce point de vue des révélateurs publics, et mirent en quelque sorte ces dessous (ou dessus) idéologiques à l’air libre. Maintenant qu’ils y sont et que de nombreux auteurs – internes ou externes aux visions du monde concernées – ont développé leurs argumentaires et analyses, nous avons assez de recul pour mieux les distinguer. Ceci d’autant que les ressemblances avec des contrastes du passé entre Russie et Europe, voire à l’intérieur d’elles, sont nombreuses et profondes.

Une très ancienne nouvelle question

Il faut en effet se garder d’une erreur de perspective qui consisterait à se focaliser uniquement sur le présent récent (néo-eurasisme, « monde russe ») voire sur l’histoire des derniers siècles (slavophilie, eurasisme, national-bolchévisme). Il n’est pas nécessaire d’être un spécialiste de la Russie pour se rendre compte, à l’aide de quelques bons ouvrages, que l’affirmation d’une voie propre à sa civilisation, et, plus largement, à l’espace slave orthodoxe, est aussi ancienne que le monde dit russe. Et cette affirmation différentielle de soi est, au départ et sans surprise, profondément liée — mais pas assimilable — à la dimension religieuse. Ainsi, l’opposition entre l’« Église grecque » et l’« Église latine », dans ses dimensions politiques et culturelles (rapport à l’autorité et à la vérité, primat de la foi sur la raison, importance de l’expérience sensible, dont témoigne notamment le culte des icônes, etc.), est quasiment aussi ancienne que la Rus’ de Kiev. D’innombrables conflits et discours en témoignent à travers les siècles. On épargnera au lecteur ce long florilège, en nous centrant plutôt sur les dimensions structurelles de cette « voie russe de l’appartenir humain », ce qui nous permettra de repérer continuités et ruptures avec la situation actuelle.

Dans le livre de l’historien d’origine russe Michel Heller, Histoire de la Russie et de son Empire[2], les références à cette opposition germinale entre les deux branches du christianisme, séparées après le schisme de 1054, sont légion. Dès l’époque de la Rus’ de Kiev – seul Etat européen de l’époque à n’avoir pas été une province de l’Empire romain et qui entretient une relation de fascination avec Constantinople (les principaux bâtiments religieux sont d’inspiration byzantine, voire des copies, comme Sainte Sophie) –, les tensions avec le monde « latin » sont présentes. Un prince de Kiev, Sviatopolk Ier, dit « le Maudit », en fera les frais, son alliance avec la Pologne catholique étant perçue comme une trahison. Il sera qualifié par les historiens eurasiens comme « le premier occidentaliste russe ». Le diable sera à cette époque souvent représenté sous les traits d’un Polonais, et les « latins » ou les juifs sont qualifiés « d’impurs ». Un moine de la même époque, Théodose, affirme même dans son Sermon sur la foi chrétienne et latine que « si l’on se trouve dans l’obligation de donner à boire ou à manger à un « latin », il convient ensuite de laver les récipients et de les purifier ensuite par la prière ». L’opposition pur/impur est dès le départ associée à orthodoxe/non-orthodoxe. Rappelons qu’en russe, orthodoxe se dit « pravoslave » (même racine que « pravda »), qui signifie « vraie parole ».

Théorie du pouvoir des souverains moscovites

Dans les siècles qui suivront, après la montée en puissance de Moscou au détriment de Kiev et surtout de Novgorod – l’une des seules villes marchandes, gouvernée par une « république » selon les critères de l’époque, et où se développa une « hérésie » aux relents protestants[3] –, cette opposition initiale représentera une constante. Elle se cristallisera dans les théories de Joseph de Volok (1439-1515), un moine qui combattit l’hérésie de Novgorod avec la plus extrême violence. Penseur majeur du « césaropapisme » russe, il légitima religieusement le pouvoir du grand-prince de Moscou, qui prendra bientôt le titre de « Tsar », dont il avait par ailleurs reçu des assurances quant au maintien des propriétés temporelles de l’Église[4]. Les thèses de Joseph de Volok deviendront la théorie du pouvoir des souverains moscovites, suivies quelques années plus tard, avant même l’avènement d’Ivan IV, dit « le Terrible », de la fameuse épître d’un moine « joséphite », Philotée de Pskov, à Vassili III et à son épouse, la princesse byzantine Sophie Paléologue, comprenant ce passage : « Deux Rome sont tombées, la Troisième est solide et il n’en sera pas de quatrième ». La Troisième Rome était née et ces mots seront prononcés lors du couronnement des tsars, jusqu’à Pierre le Grand. La Russie était devenue « sainte » et avait pour mission de protéger l’orthodoxie dans le monde[5], sinon la chrétienté dans sa totalité.

Ce moment germinal de l’autocratie moscovite, légitimée par l’église orthodoxe en échange du maintien de ses biens séculiers et de son monopole religieux, est donc significativement contemporain de sa lutte contre les républiques rivales de Novgorod et de Pskov (associées à la ligue hanséatique, qui exploitera un comptoir pendant deux siècles dans la première ville) et de ses « hérésies » qui s’apparentent à des mouvements similaires en Europe. Nous reviendrons sur cette opposition, qui constitue une sorte de « croisée des chemins ». Ceci non seulement parce qu’elle est historiquement et géographiquement très instructive et peu connue, montrant qu’une voie politique différente existait en Russie avant l’écrasement de Novgorod par Ivan II puis sa « punition » par son petit-fils Ivan IV[6], mais aussi parce qu’elle est revendiquée par le néo-eurasisme et la nouvelle droite, opposant la tellurocratie russe à la thalassocratie occidentale.

La suite de l’histoire de la Russie tsariste sera caractérisée par la mise en place d’un « système patrimonial »[7], soit un régime politique dans lequel le pouvoir politique et la propriété des biens et des hommes (notamment esclaves et serfs) sont entre les mains exclusives de l’autocratie tsariste. Si ce régime a connu certaines atténuations, notamment avec les réformes « par le haut » de Pierre le Grand et de Catherine II, puis l’abolition du servage en 1861, ses fondements sont restés en place jusqu’en 1917. Le régime bolchevique, concentrant la propriété entre les mains de l’Etat, a en quelque sorte perpétué ce système (les paysans qualifiaient d’ailleurs la collectivisation de « nouveau servage »), qui rejaillit sous Vladimir Poutine. Une des conséquences de ce régime était la très grande dépendance de l’aristocratie, de la bourgeoisie marchande (quasiment inexistante, tout comme les libertés urbaines) et de la paysannerie vis-à-vis de la Couronne, et la faiblesse consécutive de la société civile. L’église orthodoxe, comme nous l’avons vu, se voulait la garante de l’autocratie, le tsar étant le représentant de Dieu sur terre. Elle n’a jamais joué de rôle oppositionnel, y compris sous le communisme, et s’est trouvée de plus en plus placée sous la tutelle de l’Etat (Pierre le Grand abolit le patriarcat en 1721).

Slavophilie et bolchevisme

Le fonctionnement politique de la Russie tsariste était donc « anti-libéral » aux sens politique et économique du terme. La seule opposition politique, outre les violentes jacqueries paysannes réclamant le « partage noir » de la terre, étant celle de l’intelligentsia issue de la noblesse de service  – dont Lénine faisait partie, son père ayant été anobli par Alexandre II -, ceci à partir du XVIIIe siècle. Cette opposition débouchera entre autres sur le mouvement des « décembristes » et leur coup d’Etat manqué de décembre 1825. Cette très longue imprégnation politique et culturelle[8], qui s’accompagna d’une fixation des paysans à la terre (ce sera également le cas sous l’URSS avec le « passeport intérieur »), produira des théories politiques, autres que religieuses, légitimant également la voie anti-libérale et anti-démocratique de la Russie[9].

Nous passons rapidement ces théories en revue, nous attardant davantage sur le néo-eurasisme dont le géopoliticien Alexandre Douguine, un des supports idéologiques du régime de Vladimir Poutine, serait aujourd’hui le « prophète »[10]. Nous mettrons également en lumière les liens ou affinités électives existant actuellement entre ces théories et une large mouvance anti-libérale (anti-atlantiste, anti-occidentale) européenne, allant de la « nouvelle droite » d’Alain de Benoist à l’extrême gauche, en passant par divers courants intellectuels[11].

La premiere mouvance politique anti-occidentale (inspirée par les romantiques, dont Herder) portée par l’intelligentsia russe sera le mouvement slavophile, né après l’échec des décembristes (1825), et regroupé autour de la revue Le Moscovite dans les années 1850. Si cette théorie a des origines tchèques et polonaises, elle prendra un tour spécifique en Russie, centré sur l’orthodoxie, mais cette fois porté par des laïcs. Ce mouvement se situe dans la postérité de l’opposition religieuse entre les « grecs » et les « latins », mais il la remet au goût du jour dans le contexte d’un contact accru avec l’Occident, sa culture et ses « philosophes » (réformes du « transfigurateur » Pierre le Grand et de Catherine II). L’Occident est perçu comme perverti par l’individualisme, le légalisme et le rationalisme. Il convient dès lors de revenir au génie russe, à la « russitude » caractérisée par son esprit communautaire, sa foi sensible et son « savoir vivant ». Idéalisant la communauté paysanne, la terre, la vraie religion et l’autocratie, les slavophiles prônent un retour à la communauté organique régie par l’amour et la fraternité plutôt que par la raison et l’intérêt. Il n’y a pas de civilisation universelle, la Russie doit revenir à l’âge d’or d’avant Pierre le Grand. On remarquera en passant la parenté structurelle avec l’islamisme politique, prônant le retour à l’âge d’or des quatre premiers califes « bien inspirés ».

La matrice de sens qui structure l’opposition Russie/Occident, déjà présente dans le champ religieux plusieurs siècles plus tôt, prend ici un tour « civilisationnel » que nous allons retrouver ensuite. En définitive, comme nous le verrons à nouveau avec Douguine et le néo-eurasisme, c’est la modernité politique et culturelle occidentale qui est rejetée, le « monde russe » étant perçu comme pur et authentique, alors que l’Europe et ses surgeons nord-américains sont, eux, décrits comme minés par une dynamique matérialiste et décadente. Le bolchevisme se situe peu ou prou dans cette postérité, comme en témoigne de manière symptomatique le parcours du slavisant français cité plus haut, Pierre Pascal, chrétien convaincu et traducteur de Lénine, qui est passé d’un amour mystique pour la Sainte Russie à une passion toute aussi religieuse pour le bolchevisme. Cette fois, ce sera l’Occident capitaliste et impérialiste qui fera l’objet d’un rejet total, la Russie soviétique devenant le nouveau phare de l’humanité.

D’un eurasisme à l’autre

Après la victoire du bolchevisme, des immigrés russes (dont le linguiste Nikolaï Troubetzkoy, mort à Vienne en 1938) développeront une idéologie, dite « eurasiste », dans les années 1920. Opposants au communisme – mais non à l’URSS qu’ils perçoivent comme une continuation du projet impérial russe – ils assignent une identité civilisationnelle spécifique à la Russie, qui la distingue radicalement du libéralisme occidental. Les eurasistes se situent dès lors dans le même paradigme géopolitique que les slavophiles, voire les soviétiques, mais y incluent le monde turco-mongol. Comme l’indique leur ouvrage emblématique, Tournant vers l’Orient (Savitsky, 1921), ils considèrent que la Russie est au cœur d’un troisième continent politique et civilisationnel, situé entre l’Occident (encore et toujours toujours dénoncé comme matérialiste et décadent) et l’Asie. De manière intéressante pour ce qui va suivre, ils pensaient que le régime soviétique était susceptible d’évoluer vers un pouvoir de type non-européen et d’inspiration orthodoxe, rejetant le masque initial de l’internationalisme prolétarien et de l’athéisme. Le national-bolchevisme (né en Allemagne dans les années 1920, et qui a connu une renaissance en Russie contemporaine avec Edouard Limonov) et le néo-eurasisme se situeront effectivement dans cette postérité, le dernier soutenant et légitimant le régime de Vladimir Poutine.

Espace eurasiatique
(source Wikipédia)

Il existe plusieurs courants néo-eurasiste russes – nous n’abordons pas ici les eurasismes allogènes en Fédération de Russie ou kazakhs – contemporains (Gumilev, Panarin, Douguine…) qui, malgré leurs différences en termes de paradigme (biologique, culturaliste, politico-mystique)[12] et de projet politique, se retrouvent sur un point fondamental : rejet de l’Occident, restauration de l’empire russe et défense d’un monde multipolaire anti-universaliste, composé de civilisations irréductibles, pensées comme des totalités closes sur elles-mêmes. L’Europe y est associée au capitalisme libéral, à l’hédonisme, à la consommation et à la « techno-rationalité abstraite ». Nous retrouvons une matrice de sens similaire, qui présente nombre d’affinités avec l’opposition inaugurale entre « latins » et « grecs », voire entre Novgorod et Moscou.

Hétéronomie et géopolitique

Chez les néo-eurasistes, quelles sont les composantes spécifiques de l’idéologie liée à Douguine ? Pour examiner cela, il faut reconstituer brièvement son parcours. Contrairement à Gumilev et Panarin, Alexandre Douguine (né en 1962) n’agit pas dans la seule sphère des idées mais aussi dans celle de l’action politique, militaire et géopolitique. Venu de l’extrême droite nationaliste (après une affiliation à l’association anti-occidentale monarchiste et orthodoxe Pamiat, il fut, avec Edouard Limonov, l’un des fondateurs du parti national-bolchevique russe), Douguine a développé une idéologie « révolutionnaire conservatrice » aux racines multiples mais articulées. On y trouve une mystique anti-moderne inspirée d’auteurs européens tels André Guénon et Julius Evola, des référents orthodoxes dans leur version « vieille croyante », une théorie géopolitique opposant la tellurocratie eurasiatique à la thallasocratie atlantiste, une conception figée et essentialiste de peuples (version culturaliste des etnos de Lev Gumilev) et, last but not least, une promotion musclée de la vocation impériale russe.  Malgré la diversité des sources, le cheminement intellectuel de Douguine semble assez cohérent et ses idées auraient peu varié. Son parcours politique, en revanche, l’a conduit des marges « underground » de la fin des années 1980 à une proximité de plus en plus étroite avec le pouvoir de Vladimir Poutine et les instances officielles, notamment militaires. On a dès lors l’impression que c’est davantage le centre de gravité du pouvoir russe qui a glissé vers les conceptions de Douguine que l’inverse.

La matrice idéologique du néo-eurasisme douguinien (et donc en partie du « système Poutine ») constitue un ensemble idéologique relativement cohérent et stratifié, qui va de l’histoire et de la géopolitique des civilisations à la sexualité des individus, en passant par une conception holiste, verticale et hiérarchisé du pouvoir, de l’économie et des corps intermédiaires (le collectif y prime résolument sur l’individu). Son point d’appui fondamental, qui a rapproché un temps Douguine des altermondialistes, est l’opposition à la globalisation américaine-atlantiste. Sa pensée est d’abord géopolitique et impériale, Douguine considèrant que l’Eurasie est l’espace de déploiement d’un « universel » à base russe-orthodoxe qui doit s’opposer à l’Occident. Si chez lui les fondements de cette identité se perdent dans  les arcanes de l’occultisme et de la géographie mystique (ce qui est assez congruent avec sa vision hétéronome du devenir humain), les conséquences irriguent toute sa conception de la société, des relations au pouvoir et entre les genres (la lutte contre les « sexualités non traditionnelles » vient s’ancrer dans cette vision méta-sociale de la complémentarité naturelle des sexes), du rapport au religieux dans ses dimensions mystiques et cultuelles, en passant par la vocation impériale de la Russie qui doit reconquérir son lebensraum eurasiatique.

Espace qui comprend bien entendu l’Ukraine mais également l’ex-URSS, les pays du bloc soviétique, voire les Balkans. Un « nazi de gauche » qui considère Poutine comme « trop libéral », écrit M. Laruelle (2007). Il n’est dès lors pas étonnant de voir Douguine aux avant-postes de la guerre contre l’Ukraine ou, avec l’Église orthodoxe russe, du combat contre les sexualités « non traditionnelles ». Rappelons-nous du jeu de mot de « gayrope », lancé par le pouvoir russe au plus fort de Maïdan, qui prend ici toute sa cohérence.

Comme nous l’avons mentionné, ces conceptions trouvent des échos en Europe occidentale[13], non seulement parmi les partis d’extrême droite ou de la « nouvelle droite » (Alain de Benoist et ses épigones en France), mais aussi chez nombre d’intellectuels « anti-libéraux ». La mise en perspective du néo-eurasisme dans le temps long tend à montrer qu’il s’agirait tout autant d’une répétition de l’histoire que d’une revanche sur la « fin de l’Histoire », voire d’une politique revancharde aux ambitions considérables. Nous n’avons sans doute pas fini d’en mesurer les effets, tant que le pouvoir et les structures de force russes, voire une majorité de la société, continuent de s’y reconnaître et de s’en inspirer.

Bernard De Backer, mai 2015

P.S. Cet article a été écrit avant la sortie du livre de M. Eltchaninoff, Dans la tête de Vladimir Poutine, que nous avons lu ensuite. L’analyse d’Eltchaninoff, consacrée au « cocktail idéologique » de Poutine (et non à l’eurasisme en tant que tel), est proche de celle développée ici, notamment par sa prise en compte de la tradition anti-occidentaliste, slavophile ou eurasiste de l’histoire russe. Mais elle se concentre sur une période plus réduite, les XXe et XIXe siècles (ce qui est incomplet, car pour bien saisir la dynamique politico-religieuse de la Russie, il faut remonter à l’écrasement de Novgorod par Ivan IV, comme l’a fait Richard Pipes).

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En lien étroit avec ce texte : Dans La Revue nouvelle,  Russie : le retour du même ? par Bernard De Backer et Aude Merlin, avril 2012

Complément du 21 août 2022. La fille d’Alexandre Douguine a été tuée dans un attentat près de Moscou. Ce serait le père qui aurait été visé, Douguine ayant changé de voiture à la dernière minute selon The Guardian. Voir également Le Monde.

Complément du 3 mars 2020. En Russie, « Dieu » devrait faire son apparition dans la Constitution, par Benoit Vitkine dans Le Monde du 3 mars. « La réforme de la Loi fondamentale voulue par Vladimir Poutine s’enrichit d’un fort volet identitaire et prévoit l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe. » (nous soulignons)

Complément du 8 février 2021. A Moscou, une leçon pour l’Europe, éditorial du Monde. Le message qu’a confirmé le pouvoir russe au cours de la désastreuse visite du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, c’est qu’il n’a aucunement l’intention de dialoguer avec l’UE. « Le chef de la diplomatie européenne a dressé lucidement dimanche soir un constat d’échec de son expérience : cette visite l’a convaincu que la Russie s’est « progressivement déconnectée de l’Europe » et qu’elle « voit dans les valeurs démocratiques une menace existentielle ». Sa priorité stratégique, de toute évidence, n’est pas l’Europe, mais la Chine. L’UE, conclut-il, « devra en tirer les conséquences » et « procéder, unie, avec détermination ». »

Références

  • Ackerman Galia, « Le soviétisme et la nouvelle identité russe », dans Stéphane Courtois (dir.), Le jour se lève, Les Éditions du Rocher, 2006
  • Cnudde Hervé, « Faut-il pendre Samuel Huntington ? », La Revue nouvelle, octobre 2001.
  • Coeuré Sophie, Pierre Pascal. La Russie entre christianisme et communisme, Les Éditions noir sur blanc, 2014
  • Délétroz Alain, Russie. Les cendres de l’empire, Nevitaca, 2014
  • Douguine Alexandre (textes de l’auteur rassemblés par l’éditeur), Le prophète de l’eurasisme,  Avatars éditions, collection Heartland, 2006
  • Eltchaninoff Michel, Dans la tête de Vladimir Poutine, Solin/Actes Sud, 2015.
  • Frison Ph., Sevastyanova O. (dir.), Novgorod ou la Russie oubliée, éditions le Ver à Soie, 2015.
  • Furet François, Le Passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle, Calmann-Lévy – Robert Laffont 1995
  • Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie, t. 3, À l’épreuve des totalitarismes, 1914-1974, Gallimard, 2010.
  • Heller Michel, Histoire de la Russie et de son Empire, Flammarion, 1999
  • Laruelle Marlène, « Le néo-eurasisme russe. L’empire après l’empire ? », Cahiers du monde russe, 42/1, 2001
  • Laruelle Marlène, « Alexandre Dugin : esquisse d’un eurasisme d’extrême-droite en Russie post-soviétique », Revue d’études comparatives Est-Ouest 32/3, 2001
  • Laruelle Marlène, Le Rouge et le Noir, extrême droite et nationalisme en Russie, Paris, CNRS éditions, 2007
  • Laruelle Marlène, La quête d’une identité impériale. Le néo-eurasisme dans la Russie contemporaine, Paris, Éditions Pétra, 2007
  • Malfliet Katlijn, « Un Etat patrimonial », dans le dossier « Russie : le retour du même ? », Revue nouvelle, avril 2012
  • Pipes Richard, Histoire de la Russie des tsars, Perrin, 2013 (Russia under the Old Regime, Scribner, 1974)
  • Rakhmanova Tania, Au cœur du pouvoir russe. Enquête sur l’empire Poutine, La découverte, 2014
  • Thom Françoise, « L’évolution idéologique de la Russie poutinienne », dans Stéphane Courtois (dir.), Le jour se lève, Les Éditions du Rocher, 2006
  • Weber Max, La Ville, La Découverte, 2014 (extrait traduit de Wirtschaft und Gesellschaft, 1921)
  • Zviaguintsev Andreï, Leviathan, Non Stop Production, Russie, 2014

[1] La fixation du discours « civilisationnel » du Kremlin sur cette question vire à l’obsession. Rappelons que, suite au coming-out de Tim Cook, patron de Apple, le mémorial de son fondateur Steve Jobs, fut démantelé à St Petersbourg, fin octobre 2014. En janvier 2015, les transsexuels et travestis (notamment) furent privés de permis de conduire.

[2] Publié chez Flammarion, 1999. Nous nous inspirons également de Richard Pipes (1974, 2013). Le lecteur trouvera une synthèse instructive et vivante de l’histoire russe dans l’excellent petit livre d’Alain Délétroz (2014).

[3] Cette hérésie, dite « judaïsante », s’était elle-même développée dans la postérité de celle des Strigolniki, née dans les cités-état de Novgorod et Pskov. Les partisans de cette « secte » étaient des marchands et des membres du bas clergé. Ils s’affirmaient adversaires de la hiérarchie ecclésiastique, du monachisme et des sacrements, sources de revenus pour une église perçue comme vénale et ignorante. Les affinités avec le protestantisme sautent aux yeux.

[4] Le dernier film du cinéaste russe Andreï Zviaguintsev, Leviathan, illustre le regain, et donc la persistance, de ce lien. C’est en effet à un pope que le maire, spoliateur et corrompu, se confie dans un moment critique. Et c’est du même religieux qu’il obtient une légitimation de sa violence autocratique, offrant in fine à l’église orthodoxe locale le fruit temporel du forfait qu’elle a autorisé. Difficile de ne pas faire le rapprochement avec la relation existant entre Vladimir Poutine et son confesseur, l’archimandrite Thikon Chevkounov, par ailleurs rédacteur en chef du site internet de l’Église orthodoxe russe. Et, bien évidemment aussi, entre Joseph de Volok et Ivan III.

[5] Dans son discours annuel du 4 décembre 2014 devant les chambres réunies du Parlement russe, Vladimir Poutine a défendu l’annexion de la Crimée en disant que la péninsule « a une énorme signification culturelle, sacrée pour la Russie, comme le mont du Temple à Jérusalem pour ceux qui sont de confession musulmane ou juive ». Ce serait en Crimée (la question est débattue, l’autre lieu étant Kiev) que « le prince Vladimir a été baptisé avant de procéder au baptême de la Russie », a-t-il rappelé. « C’est là que se trouvent les origines spirituelles de l’unité ancestrale de la nation russe et de l’Etat centralisé russe ». Rappelons que Vladimir était le Grand-Prince de la Rus’ de Kiev. Le propos du président de la fédération de Russie annexe ainsi de facto l’Ukraine dans l’espace sacré de la Russie.

[6] Déjà asservie par Ivan III qui s’empare de Novgorod en 1475 et abolit sa constitution, Ivan IV « achève le travail » en 1570 par une expédition punitive. La prospérité commerciale et les libertés était définitivement anéanties.

[7] Voir à ce sujet l’article de Katlijn Malfliet (2012).

[8] Comme nous l’écrivions dans l’introduction au dossier « Russie : le retour du même ? », Revue nouvelle d’avril 2012, cette mise en perspective plaçant l’accent sur le mouvement long, les déterminants structurels et la « dépendance au sentier emprunté », ne relève pas du déterminisme culturaliste. L’histoire de Novgorod et Pskov montre que d’autres voies étaient possibles. Comme l’écrivait Max Weber (1921) : « L’air de la ville rend libre ».

[9] Nous nous basons sur les travaux de l’historienne Marlène Laruelle (2001, 2007).

[10] Le prophète de l’eurasisme, Alexandre Douguine (2006.)

[11] Voir à ce sujet « Le nouveau front idéologique », la bataille anti-libérale et anti-démocratique menée par Moscou et Pékin, de Alain Franchon dans Le Monde du 12 décembre 2014.

[12] Lev Gumilev (1912-1992), fils des poètes Nikolaï Gumilev et Anna Akhmatova, qui passa de nombreuses années au goulag, développa une théorie scientiste et cosmique des « etnos » dans laquelle les civilisations se distinguent par leur destinée biologique. Alexandre Panarin (1940-2003) est un universitaire reconnu qui est passé progressivement, dans les années 1980-2000, d’un occidentalisme social-démocrate à un conservatisme « civilisationniste » (il reçut le prix Soljenitsyne en 2002 pour La Civilisation orthodoxe dans un monde globalisé) et anti-démocratique, proche des slavophiles, louant les vertus d’un régime fort et autocratique. Il a, vers la fin de sa vie, prôné « la restauration de la spiritualité orthodoxe et de l’étaticité stalinienne » (Laruelle, 2007) et s’est rapproché de Douguine. Contrairement à Gumilev, son paradigme n’est pas naturaliste mais « culturologique » (essentialisme culturel).

[13] L’inverse est également vrai.  L’un des inspirateurs de Douguine est le Belge Jean Thiriart (1922-1992), un homme passé du socialisme antifasciste à la collaboration nazie. Il est à l’origine du « national-communisme » européen.


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