La leçon de Kaspar Hauser

Kaspar Hauser en 1830, par Johann Lorenz Kreul (source Wikipedia)

« Un sociologue qui ne se poserait à aucun moment la question de savoir ce qui se passe dans la tête des individus singuliers qu’il appréhende comme acteurs sociaux, c’est-à-dire de l’extérieur et en masse, serait un étrange sociologue »

Marcel Gauchet, La condition historique

« Au cours des cinquante dernière années, l’histoire a revendiqué des secteurs de l’activité humaine dont on considérait jadis qu’ils n’étaient pas soumis au changement. »

Peter Burke, L’histoire sociale des rêves

En mai 1828, un jeune homme au corps balourd et semblant totalement égaré fit son apparition, une lettre à la main, sur la place du Suif à Nuremberg. Il paraissait seize ou dix-sept ans, titubait, clignait des yeux comme blessé par la lumière du jour, ne prononçait que quelques mots qu’il semblait ne pas comprendre. Il ne savait ni où il allait ni d’où il venait, mais avait son nom écrit sur la lettre. Kaspar fut emmené au poste de police, puis passa quelques jours dans la prison de la ville avant d’être confié de 1828 à 1829 à un professeur, ancien élève de Hegel, Georg Daumer. Après une tentative d’assassinat en 1829, le jeune inconnu changea de lieux et de protecteurs et fut finalement tué en décembre 1833 dans la famille Meyer. Son meurtrier, l’« Homme en noir » que sa victime reconnut, fut sans doute celui qui le séquestra une grande partie de sa vie. Kaspar y vivait seul dans un lieu obscur où il était enchaîné, parfois drogué à l’opium, avec de petits chevaux de bois et des rubans colorés. Selon toute probabilité, l’enfant était l’héritier écarté d’une famille princière. Que peut nous enseigner cette histoire célèbre, ayant inspiré notamment Verlaine, Trakl, Handke ou Herzog, documentée et analysée par l’historien Hervé Mazurel dans Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit ? Et que nous apprend sur notre époque cet intérêt grandissant pour une « histoire de l’intimité, des sensibilités et des émotions », cette historicisation socioculturelle de ce qui ne semblait relever jusqu’ici que d’une psychologie ou d’une médecine individuelle et transhistorique  ?

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Le Japon en eaux profondes

Poissons dans un étang à Kyoto (photographie de l’auteur)

Même les petits bouddhas de carrefour, d’ordinaire si complices et bienveillants, ont ce soir la gueule en biais et l’air de courber sous un fardeau d’impostures et d’obligations. Mais je m’emballe : je parle comme un contestataire de Kyodaï (l’université impériale de Kyoto). Me voilà bien Japonais !

Nicolas Bouvier, Chroniques japonaises

Le journaliste et voyageur polonais Ryszard Kapuscinski avait le souci de repérer « le fleuve profond » des pays qu’il arpentait. Et il disait : « Pour comprendre sa propre culture, il faut d’abord comprendre d’autres cultures. C’est la plus grande des vérités. » Sur ce plan, le Japon est un casse-tête, tant il apparaît à la fois proche et lointain de notre monde européen, « moderne sans être occidental » comme l’écrit Pierre-François Souyri. Mais il est nécessaire, au-delà des différences, de placer ces univers culturels et religieux dans leur dynamique historique si l’on veut éviter de les essentialiser. Trois livres peuvent nous y aider. Le premier est celui d’un auteur japonais, Akira Mizubayashi, qui écrit en français mais vit au Japon avec sa femme française. Il est titré, précisément, Dans les eaux profondes. Le bain japonais. Le second est l’œuvre d’un Français travaillant et vivant au Japon avec son épouse japonaise, Jean-Marie Bouissou. Son livre est intitulé Les leçons du Japon. Un pays très incorrect. Enfin, pour placer la confrontation de leurs propos parfois très divergents dans un temps plus long, l’ouvrage de Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui est précieux. Le tout sera soutenu par nos voyages et de nombreuses lectures citées en source, dont le livre de Maurice Pinguet, La mort volontaire au Japon.

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Le tabou de la pédophilie féminine

Timbre allemand

Timbre-poste de la RFA, 1960 (source Wikipedia)

Dans la multitude des abus constatés et dénoncés, des affaires judiciaires, des enquêtes médiatiques, des récits autobiographiques et des analyses plus ou moins savantes qui se succèdent depuis des années sur ce que l’on a coutume d’appeler « la pédophilie », les coupables sont pour la quasi totalité des hommes. De Gilles de Rais à Gabriel Matzneff, d’Horace à André Gide, des moines bouddhistes aux prêtres catholiques, si les victimes sont des deux sexes, les auteurs semblent tous de sexe masculin. En est-il vraiment ainsi dans la réalité ? Et si ce n’est pas le cas, pourquoi une telle omerta sur les abus commis par des femmes ? On ne fera ici qu’aborder cette question, en donnant quelques éléments de réponse de nature principalement sociologique. Par ailleurs, si en parler est une manière de participer au bris du tabou, c’est surtout pour tenter de le comprendre.

Complément du 27 mai 2023. Cannes 2023 : « L’Eté dernier », Léa Drucker dans le feu d’une passion transgressive. Catherine Breillat filme la liaison scandaleuse, et ses répercussions, entre un adolescent et sa belle-mère. Dix ans après son dernier film, la réalisatrice revient à son meilleur. », Le Monde du 25 mai 2023. Extrait : « Là comme ici, c’est la femme qui mène la danse. Théo, transi par la découverte de cet amour mature, s’y refuse absolument, attise, par dépit, le chaos, tant auprès de son père que par le recours à une action légale. » Théo a 17 ans.

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Hétéronomes homonégatifs ?

Maïdan 2014

Place Maïdan à Kiev en 2014 (photographie Igor Zhuk)

L’Ukraine, pays machiste et terre des Femen, se démène comme elle peut dans sa position frontalière d’éternel « étranger proche ». Les évènements de Maïdan ont cependant fait surgir un nouveau spectre menaçant d’engloutir la patrie de Chevtchenko : la Gayrope ou « Euro-Sodom ». Agissant comme une pierre de touche et un révélateur, la question des droits des minorités sexuelles ouvre des réflexions beaucoup plus globales sur les liens entre homonégativité et hétéronomie religieuse assumée ou voilée.

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La dépression est-elle le copilote de la modernité ?

Dépression

Dépression (source Wikimedia Commons)

Outre les données issues d’enquêtes diverses sur la santé[1], des évènements récents ont à nouveau focalisé l’attention sur un symptôme de masse qu’il est convenu de désigner par le terme de « dépression ». Parmi eux, la catastrophe de l’A320 de la Germanwings, filiale low-cost de la Lufthansa, a suscité une vive attention médiatique qui n’est sans doute pas le fruit du hasard. Dans une synchronie étonnante, la chaine franco-allemande Arte diffusait en effet le 24 mars 2015, soit le jour même du crash provoqué volontairement par le copilote soigné depuis des années pour troubles psychiques, une émission titrée « Dépression, une épidémie mondiale ? » Si les hypothèses sur la catastrophe imputaient d’abord celle-ci à une lente dépressurisation de l’avion, provoquant l’endormissement des pilotes et des passagers, il s’est avéré, à l’examen des deux « boites noires », que c’est dans le psychisme du copilote que résidait l’énigme de l’accident, qui fit cent-cinquante morts sur les flancs du massif des Trois-Évêchés.

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Déverrouiller la porte de l’intérieur ?

Baghwan 1977 Poona

Disciple face à Baghwan, Poona 1977 (source Wikipedia)

Le soi en transformation est un architecte dessinant son propre environnement
[…] c’est un sculpteur libérant sa propre forme du bloc de l’habitude
[…] il tient son journal intime, rédige son autobiographie, examinant les
fragments de son passé comme un archéologue.

Marylin Ferguson, Les enfants du Verseau

L’espérance d’une nouvelle ère de l’humanité, placée sous le signe du Verseau, aurait-elle précédé le diagnostic de sociologues sur la « modernité liquide », la société des réseaux, de la réflexivité et du « travail sur soi » ? Car c’est dès les années soixante, voire bien avant dans certains milieux, que des groupes mystiques-ésotériques entrevoyaient ce que notre monde est devenu aujourd’hui. En ce sens, ils ont eu le nez fin. Mais dans la mesure où leur optimisme millénariste concevait la fin du « travail sur soi » comme « révélation du Soi », vecteur d’une humanité réconciliée et pleinement réalisée, ils semblent s’être trompés. Tout l’intérêt réside dès lors dans la motivation de leur espérance et les causes de leur désenchantement.

Bernard De Backer, 2007

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New Age : entre monade mystique et neurone planétaire

Aquarian Conspiracy

Dans l’univers foisonnant des nouvelles formes religieuses, la nébuleuse New Age semble se répandre comme un effluve capiteux. Spiritualité totalitaire pour les uns,  bric-à-brac religieux pour les autres, le troublant parfum pourrait bien avoir gagné une position durable dans notre atmosphère spirituelle. S’interposant entre les villageois planétaires et l’immensité sidérale d’un ciel aussi vide que profond, les nuées du Verseau paraissent autant voiler l’abime extérieur que donner sens à la nostalgie la plus intime du sujet. Et si, de plus, elles se trouvent magnifier dans le registre religieux l’univers social où elles se sont développées, comment ne pas voir dans cette heureuse coïncidence une formation de compromis qui porte le joli nom de sumptôma en grec. Soit, littéralement, « ce qui arrive en même temps ». Mais que quoi, au fait ?

Bernard De Backer, 1996

P.-S. La Revue Nouvelle a écrit à Raphaël Liogier, suite à la publication de son livre Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? (Armand Colin, 2012), dans lequel le sociologue français fait une référence totalement erronée à notre article. Voir également ici, note 7. Nous avions échangé une correspondance antérieure avec lui sur cet sujet, et il connaissait notre analyse du New Age comme une religiosité inividualo-globaliste, ce qui rend sa citation d’autant plus étonnante et frisant la mauvaise foi. Il suffit de lire notre article. La lettre de la RN : Liogier 4 septembre 2012

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