Crimée : un pont d’Avignon pour la Russie ?

Sebastopol
Flotte russe à Sébastopol (photographie de l’auteur, 2004)

Lors d’un entretien avec Yves Cavalier, publié dans La Libre Belgique datée des 22-23 mars 2014, Etienne Davignon, présenté comme un « observateur avisé des affaires économiques et internationales », nous a livré son analyse de la situation en Ukraine[1]. Si les compétences de M. Davignon en matières financières ne sont plus à démontrer aux épargnants belges, force est de constater que sa connaissance du dossier ukrainien nous semble plus problématique. Certes, il est loin d’être le seul dans ce cas. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique, Hervé Hasquin, se plaignait amèrement lors d’un colloque récent[2], de la très faible connaissance de ses compatriotes en matière d’histoire de l’Europe centrale et orientale. Et si le colloque en question était consacré au quatrième partage de la Pologne, consécutif au pacte germano-soviétique de 1939, la situation actuelle de l’Ukraine était dans tous les esprits. Elle fut évoquée par la plupart des orateurs, notamment Hervé Hasquin lui-même et Adam Michnik, l’un des fondateurs de Solidarnosc, dans des termes peu favorables au Kremlin. Un des intervenants, Bernard Joliot de l’Université de Lille, nous fit dans ce contexte la lecture de la déclaration soviétique justifiant l’invasion de la Pologne orientale en septembre 1939. Il signala, avec une ironie amère, que le mot « Pologne » pouvait être remplacé par le nom d’un pays dont il est beaucoup question pour le moment. L’effet était saisissant.

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Apocalypse pour tous

Dürer_Apocalypse_11

Apocalypse de Dürer (source Wikipedia)

Les préparatifs des jeux d’hiver de Sotchi (ville balnéaire autrefois géorgienne, prisée par Staline qui y avait sa datcha favorite) connaissent de nouvelles turbulences, dans le contexte des dispositifs virils préconisés par Vladimir Vladimirovitch Poutine, métaphysiquement soutenus et légitimés par son allié et « marqueur identitaire national », Vladimir Mikhai lovich Gundyayev, mieux connu sous le nom de sa sainteté Cyrille Ier, patriarche de Moscou et de toutes les Russies. Les deux Vladimir sont en effet aux avant-postes d’une croisade contre les « sexualités non traditionnelles » qui se propageraient comme feu de brousse en Occident et dont il s’agit de préserver absolument la Sainte Russie. Les déclarations officielles des deux compères, assorties de dispositions législatives et de pratiques musclées, n’y vont pas de main morte Ainsi, le patriarche Cyrille n’hésite pas à considérer le mariage gay comme « un symptôme alarmant de l’approche de l’apocalypse ».

Bernard De Backer, 2013

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Des Nobel qui ne reflètent pas l’opinion

Liu Xiaobo 2010

Remise du Prix nobel de la paix à Liu Xiaobo en 2010

J’ai, par hasard, découvert le nom et croisé le destin de Carl von Ossietzky en traversant un monticule boisé dans les plaines marécageuses de l’Emsland, en Basse-Saxe. À l’orée du bois, des baraquements de la Bundeswehr longeaient les tourbières. Une grande stèle était érigée à l’entrée de ce qui fut autrefois le Konzentrationslager (KZ) d’Esterwegen, un des premiers camps mis en place par le régime nazi en 1933. La stèle ne comportait qu’un texte, gravé dans la pierre grise : « Carl von Ossietzky 1889-1938, im KZ Lager Februar 1934 bis mai 1936. Dort erhielt er den Friedens-Nobelpreiss. »

Ossietzky, né à Hambourg en 1889, avait développé une activité de journaliste pacifiste quand éclata la Grande Guerre, à laquelle il s’opposa. Il fut envoyé au front en 1916, malgré sa santé fragile. Il poursuivit ses publications après la guerre et lutta contre le nazisme en prenant fait et cause pour la République de Weimar. Ses écrits furent brulés durant l’autodafé (Bücherverbrennung) de 1933 et Ossietzky fut arrêté, emprisonné à Spandau, puis déporté dans les camps de l’Emsland (Sonnenberg, ensuite Esterwegen) où il asséchat les marais dans des conditions atroces. Selon des témoignages de codétenus, on lui aurait injecté le bacille de Koch. Le diplomate suisse Burckhardt rencontra Ossietzky à Esterwegen à l’automne 1935, un homme qui, selon son récit, était « une créature tremblante et pâle comme un mort, paraissant insensible, un oeil gonflé et les dents brisées ». Le prix Nobel de la paix lui fut attribué en 1936 (pour l’année 1935), alors qu’il croupissait dans le KZ d’Esterwegen, dévasté par une tuberculose que ses geôliers refusaient de soigner. Herman Göring lui enjoignit de décliner le Nobel en le menaçant d’exclusion de la Deutsche Volksgemeinschaft.

Bernard De Backer, 2011

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Texte mis en ligne par La Revue nouvelle

Shangri-La dévasté par le réchauffement climatique ?

Lost Horizon

Couverture du roman de James Hilton qui inventa le nom et le mythe de Shangri-La

Dans le roman de James Hilton, Lost Horizon, l’avion qui s’était arraché de la ville afghane de Baskul avait mis cap sur le Tibet et survolé la haute vallée de l’Indus, ceinturée de montagnes vertigineuses. C’est peut-être non loin de l’ancien caravansérail de Leh que l’appareil s’était posé en catastrophe, près d’une vallée dominée par l’énigmatique lamaserie de Shangri-La. Loin en amont des plaines du Penjab et du Sind, exposées chaque année aux moussons venues du Bengale, le Ladakh, riverain du même fleuve, est désertique, ce qui lui valut le surnom de « Pays de la Lune ». Protégées par la barrière de l’Himalaya des masses d’air humide qui se déversent sur son flanc sud, ces terres ne sont irriguées que par l’eau de fonte des glaciers, alimentés par les neiges d’hiver. De petits chenaux captent le flux des rivières et le dirigent vers les oasis des villages. Coincé entre plusieurs chaines de montagnes, le Ladakh est un désert alimenté au compte-gouttes par un immense château d’eau, un bout de Sahara surélevé, dominé par des neiges éternelles. Les cultures et les cours d’eau sont par ailleurs trop peu nombreux pour provoquer une importante évaporation et des pluies de convection en saison chaude. 

Les rescapés du vol de Baskul observèrent ce phénomène une fois détenus dans la mythique Shangri-La. Le monastère bénéficiait des cultures de la vallée, dont la fertilité était assurée par les torrents descendant d’une gigantesque montagne blanche. Un schéma hydrographique qui résume la situation d’une bonne partie des terres habitées de la Haute Asie : l’eau est stockée sous forme de neige hivernale et de glace sur les sommets, puis s’écoule lentement une fois la saison chaude arrivée, correspondant à celle des cultures. En été, pendant que l’orge et les légumineuses murissent sous un soleil implacable, les villageois font pâturer leurs bêtes dans les maigres alpages situés à plus de quatre mille mètres. Dans les villages, les maisons à toit plat sont construites avec de la boue séchée. Elles ne sont pas conçues pour protéger de la pluie, inexistante la plupart du temps. Les champs et peupleraies sont délimités au cordeau ; aucune transition entre la verdure luxuriante de la végétation et l’aridité absolue de la pierre et du sable.

Bernard De Backer, 2010

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L’article mise en ligne par La Revue nouvelle.

Complément du 7 février 2021. Rupture d’un glacier dans l’Himalaya, au moins sept morts et une centaine de disparusLe Monde du 7 février. Devastating floods in Uttarakhand, by Pema Gyamthso, ICIMOD (« International Centre for Integrated Mountain Development »). « Taking a step back, it’s important to remember that so much of the science behind what is currently happening in the HKH region was elaborated in the Hindu Kush Himalaya Assessment report launched two years ago. While we are fortunate that 10 major rivers systems in the region originate in the mountain of the Hindu Kush Himalayan region, we must be equally cognizant of the fact that they represent both our precious resources as well as threats to lives and properties. Hence we need to provide proper stewardship for these rivers, which are part of river systems that also include the glaciers, snow, and ice in the very high mountain regions. Those glaciers provide important water storage, but when warming across the globe is accelerated, there are changes in water flows and risks of glacial lake outburst events like the one which occurred yesterday. »

Complément de janvier 2019. Une étude internationale sur l’Himalaya et l’Hindu Kush vient d’être publiée par Springer Nature Switzerland avec des résultats particulièrement inquiétants. Une synthèse dans le Guardian du 29 janvier et l’étude en accès libre.

Passage du Nord-Ouest

Passage du Nord Ouest

Carte du nord de l’Amérique (source Wikipedia)

Mais telle est la nature de ce lendemain-là que la simple marche
du temps ne parvient jamais à faire poindre. La lumière qui
aveugle nos yeux n’est que ténèbres pour nous. Seul ce jour-là
point, celui dont nous avons conscience.

Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois

Tout le monde a pris place, la lumière s’est évanouie et les murmures se sont étouffés. Le regard découvre un ciel parsemé de nuages reflété dans le miroir tremblant d’un ruisseau, une orante aux bras tendus vers le soleil. Puis il se laisse guider le long de cartes anciennes. Une écriture en belle ronde survole le planisphère, des eaux-fortes qui semblent projetées par une lanterne magique se succèdent dans le champ de vision : Indiens courtauds, plantes ombelliformes, petits papillons posés comme des mouches sur le paysage de papier, rivages dentelés, roses des vents aux innombrables aiguilles. Au large, quelques caravelles se cabrent sur l’océan bleu sombre. Cris d’oiseaux et bourdonnements d’insectes se mêlent au flot musical.

Bernard De Backer, 2007

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Complément du 25 juillet 2021. Les « danses siciliennes  » de Respighi, proposées par le blog Un Sogno italiano. Elles accompagnent The Tree of Life de Mallick.

Complément du 13 juin 2021. Les voix intérieures de Terrence Malick, RTBF, 2 juin 2021. Il y est également question des transcendantalistes américains, surtout Emerson.

Complément du 4 février 2019. Une analyse fouillée de l’oeuvre de Malick et du Nouveau Monde, avec des références aux transcendantalisme américain, notamment Henry David Thoreau : Laurent Guido, « De l’Or du Rhin au Nouveau Monde : Terrence Malick et les rythmes du romantisme pastoral américain », Décadrages [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 01 octobre 2008, consulté le 04 février 2019.
URL : http://journals.openedition.org/decadrages/400 ; DOI : 10.4000/decadrages.400