Détruire les Arméniens

Détruire les Arméniens

Pendant la guerre nos dirigeants ont appliqué, avec des intentions criminelles, la loi de la déportation d’une manière qui surpasse les forfaits des brigands les plus sanguinaires. Ils ont décidé d’exterminer les Arméniens et ils les ont exterminés. Cette décision fut prise par le Comité central du CUP et fut appliquée par le gouvernement.

Mustafa Arif, ministre de l’Intérieur du gouvernement ottoman, déclaration dans le journal Vakit, Istanbul, 13 décembre 1918 (cité par Mikaël Nichanian)

De nombreux ouvrages historiques et divers documents testimoniaux ont été publiés à l’occasion du centième anniversaire du génocide des Arméniens, perpétré en 1915 par le pouvoir dit des « Jeunes-Turcs » regroupés dans le Comité Union et Progrès (CUP). Le lecteur trouvera une bibliographie succincte en fin d’article. Si nous avons choisi ce livre en particulier [1], c’est pour sa dimension synthétique et la clarté de son exposé. Il couvre toute la période qui encadre le génocide, allant du début du XIXe siècle — déclin de l’Empire ottoman, tentatives de modernisation et naissance de la « question arménienne » — à l’arrivée au pouvoir de Mustapha Kemal en 1923. L’enchainement des pogromes de 1894-1896 (sous le règne autoritaire du sultan Abdülhamid II), des massacres d’Adana en 1909 et du génocide de 1915, puis des massacres du Caucase en 1918 (les deux derniers sous le gouvernement exclusif des Jeunes-Turcs), y est clairement exposé et contextualisé. Cet ouvrage de près de trois cents pages constitue dès lors une indispensable introduction au processus global de « nettoyage ethnique » qui frappa les communautés chrétiennes de Turquie[2], les Arméniens en premier lieu, et, on l’oublie souvent, les Assyro-Chaldéens. Les populations grecques (en dehors de celles de la région pontique bordant la mer Noire) échappèrent majoritairement aux exterminations pour des raisons stratégiques liées à la situation de guerre.

Précisons que nos motivations sont bien évidemment liées au centenaire du génocide et à ses répercussions actuelles, mais trouvent aussi leur source dans une sensibilisation personnelle, consécutive à un voyage en Anatolie orientale en 1987. Voyage durant lequel les ruines de la vieille ville de Van (la première touchée par le génocide, début avril 1915) nous sont apparues du haut de la forteresse de Van Kalesi. « Le crime de silence[3] », dont nous n’avions que peu conscience à l’époque, prit soudainement réalité.

L’ouvrage de Mikaël Nichanian reconstitue minutieusement l’enchainement des faits et croise les quatre facteurs explicatifs structurels des pogromes, puis du génocide : les graves menaces qui pèsent sur la survie de l’Empire ottoman, tant sur son versant occidental qu’oriental ; le statut d’infériorité endémique des communautés chrétiennes en terre d’islam et leur perception comme « cinquième colonne » des puissances occidentales et russe ; l’idéologie « progressiste » du Comité Union et Progrès, inspiré autant par la Révolution française que par le nationalisme allemand et portée par des officiers en majorité originaires des Balkans ; la puissance financière des communautés chrétiennes, qui contrôlaient une très grande partie de l’économie (surtout dans les domaines du commerce et de l’artisanat). Enfin, la conjoncture spécifique de la Première Guerre mondiale, durant laquelle la Turquie était alliée à l’Allemagne contre la France et la Russie, favorisa la mise en œuvre du génocide. Cela par les menaces que l’Empire russe faisait peser contre le territoire turc en Anatolie orientale et par l’affaiblissement des puissances qui s’étaient engagées à protéger les populations arméniennes, après les pogromes de 1894-1896.

Fosse commune d’Arméniens après les pogromes à Erzurum en 1895
(source Wikipédia)

C’est la conjonction de ces facteurs, dans un contexte où les violences antérieures avaient « brutalisé » des populations musulmanes ayant opéré des spoliations de leurs voisins, qui explique la décision, documentée et officiellement reconnue par le gouvernement ottoman[4] en 1918-1920, d’exterminer les Arméniens de manière planifiée. En fin de compte, souligne l’auteur, c’est l’assemblage d’une utopie nationaliste moderne et de déterminants religieux traditionnels qui sera génocidaire.

L’Empire humilié

Le facteur contextuel le plus important est sans conteste le lent déclin de l’Empire ottoman, dont le territoire se réduit comme une peau de chagrin après son apogée au XVIe siècle. Pour rappel, l’Empire, fondé en 1299, s’étendait alors d’Aden à Budapest et de Tiemcen, en Algérie, aux confins du Golfe persique. La défaite navale à Lépante (1571), l’échec du second siège de Vienne (1683), la campagne de Napoléon en Égypte, puis la conquête de la Crimée par Catherine II (1783) et la progression russe dans le Caucase, en constituent les jalons les plus symboliques. Puis suivirent les guerres d’indépendance successives des peuples balkaniques et moyen-orientaux. Vue d’Istanbul, la menace principale provenait des nations ou empires chrétiens occidentaux et orientaux qui soutenaient les luttes d’indépendance des peuples chrétiens des Balkans ou de Transcaucasie, mais aussi, pour des raisons géostratégiques, celles des populations musulmanes non turques, arabes ou kurdes.

Source Wikipédia

L’Empire se trouvait donc confronté à un double défi : celui de se moderniser pour faire face à la puissance montante des armées européennes et russe, et celui d’endiguer les velléités d’indépendance de ses populations non turques, principalement chrétiennes. Parmi celles-ci, les Arméniens représentaient pour des raisons réelles et fantasmatiques le danger le plus important. Cela surtout parce qu’elles étaient localisées principalement en Anatolie et majoritaires dans les six « vilayets » orientaux (Van, Erzurum, Mamouret-ul-Aziz, Bitlis, Diyarbekir et Sivas) jouxtant la frontière d’un Empire russe progressant en Transcaucasie. Moscou ne faisait en outre pas mystère de sa volonté de s’emparer des Détroits et de Constantinople (« Tsarigrad » en russe) — ville perçue comme le berceau spirituel de sa civilisation orthodoxe — ce qu’elle avait au demeurant déjà essayé de faire, tentative qui avait débouché sur la guerre de Crimée[5] de 1853-1856.

Le récit historique de Mikaël Nichanian commence par le sultan Abdülhamid II, fils du sultan Abdülmecid I et d’une Arménienne du harem[6]. Il régna depuis la déposition de son frère Mourad V, en 1876, jusqu’à sa destitution par les Jeunes-Turcs, en 1909. Malgré les tentatives de réformes (« Tanzimat ») pour combler son retard militaire et industriel, le nouveau sultan commence son règne dans un Empire au bord du gouffre. La Russie lui déclare la guerre et vient en soutien à la Serbie en 1877, mais elle attaque aussi en Anatolie orientale. Alors que les troupes du tsar atteignent les faubourgs de Constantinople en février 1878, Abdülhamid II est contraint de signer le traité de San Stefano, puis celui de Berlin. C’est le début de la « question arménienne ».

Le traité de San Stefano stipulait en effet que les autorités ottomanes s’engageaient à réaliser des réformes « dans les provinces arméniennes » (les six vilayets anatoliens) sous la « protection » de la Russie, ce qui constitua l’Arménie en nouvel enjeu russo-ottoman, après les Balkans et les Détroits. Mais le traité de Berlin, signé quelques mois plus tard pour endiguer la progression russe en Anatolie orientale qui gênait les Britanniques, plaçait les Arméniens sous la « garantie collective » des six Puissances, incapables d’intervenir sur le terrain. Le premier traité désignait donc les Arméniens comme alliés objectifs des Puissances qui voulaient se partager l’Empire, mais le second leur enlevait toute protection effective. Cela les exposait aux mesures de rétorsion du sultan, converti au « panislamisme autoritaire[7] » après avoir aboli la Constitution de 1876[8]. Dans une allocution prémonitoire du 21 juillet 1878, le patriarche arménien de Constantinople évoquait le risque de « voir les Arméniens disparaitre comme peuple ».

Et c’est effectivement ce qui commença à se passer : des réfugiés musulmans chassés des Balkans et du Caucase furent installés en Anatolie orientale pour modifier l’équilibre démographique, des pillages et violences furent exercés contre les communautés arméniennes, puis des pogromes furent encouragés, voire organisés, par le pouvoir ottoman. Entre 1894 et 1896, les massacres firent plus de deux-cent-mille morts par les armes ; cinquante-mille Arméniens périrent de faim, cent-mille se réfugièrent à l’étranger, cinquante-mille femmes et enfants furent enlevés. La proportion de musulmans en Anatolie fut aussi renforcée par des conversions forcées. La « question arménienne » était née et sa « solution » avait connu un début de mise en œuvre.

Le Progrès par l’Union totale

Dans la mesure où, pour des raisons de politique internationale[9], les massacres de 1894-1896 demeurèrent impunis, ils ouvrirent la possibilité d’une récidive. D’autant que les autorités ottomanes étaient toujours hantées par une « balkanisation » de l’Anatolie et le spectre d’une Arménie indépendante ou sous domination russe. Le changement de parti au pouvoir, avec la montée en puissance des Jeunes-Turcs entre 1908 et 1914, ne modifia en rien cette crainte, au contraire. Mais qui étaient les Jeunes-Turcs du CUP ?

Le « Comité Union et Progrès » fut fondé le 14 juillet 1889 — un siècle exactement après la prise de la Bastille — par des étudiants de l’école de médecine militaire, la plupart originaires des Balkans. Le CUP avait pour objectif de rétablir la Constitution de 1876, et de sauver l’Empire par sa modernisation, mais aussi par son unification ethno-religieuse. Comme l’écrit Mikaël Nichanian, « les étudiants musulmans des grandes écoles, notamment les Jeunes-Turcs, étaient bien sur cette même ligne [que le sultan Abdülhamid] du “choc des civilisations” entre chrétiens et musulmans ». Cela visait plus particulièrement les chrétiens ottomans, les dhimmis. De manière paradoxale, les « unionistes » s’inspiraient de l’Europe chrétienne (ou de ses fruits laïcs), mais rejetaient les chrétiens de l’Empire, dont les Arméniens constituaient la majorité.

Admirateurs de la révolution française, souvent francs-maçons, férus de science et d’industrie, voire de médecine, ils n’en voulaient pas moins sauver l’Empire — qui n’était pas encore la nation turque — en le purifiant de ses éléments non musulmans. D’où leur double discours, « progressiste » à l’extérieur et « nationaliste total » à l’intérieur. Cet « impérialisme musulman » était à cheval entre la forme impériale, par définition hétérogène sur le plan ethno-religieux, et la forme nationale à venir, qui se voudra homogène[10].

Langues parlées dans la Turquie de 1913
(source Wikipédia)

Les Jeunes-Turcs connaitront des fortunes politiques diverses entre 1908 et 1914, mais leur poids ne fera que grandir, même quand ils seront dans l’opposition. Nous ne pouvons retracer ici les divers épisodes qui émaillèrent la vie politique ottomane entre le coup d’État militaire manqué des Jeunes-Turcs en juin 1908 (qui permit cependant le rétablissement de la Constitution de 1876) et leur retour au pouvoir après un nouveau putsch en janvier 1913. Le sultanat, quant à lui, ne sera finalement aboli qu’en novembre 1922 et le califat (fonction religieuse) qu’en mars 1924, tous deux par Mustapha Kemal. La République turque, quant à elle, sera proclamée en octobre 1923. L’influence croissante du CUP et son exercice du pouvoir se déploieront donc dans le cadre du sultanat (sous Abdülhamid II, puis Mourad VI, le dernier sultan), dans ses phases constitutionnelle (1876-1878 et 1908-1918) ou monarchiste absolue (1878-1908).

La période entre le coup d’État manqué de 1908 et le génocide de 1915 sera marquée par les massacres d’Adana en 1909 et l’exacerbation des tensions internes et externes qui radicaliseront la logique génocidaire. Cette période est caractérisée par un régime parlementaire dans lequel les Jeunes-Turcs disposent de l’essentiel, voire de la totalité du pouvoir. Ce sont donc eux, qui, après la déposition du sultan Abdülhamid II en 1909 et sous le règne constitutionnel de Mourad VI, seront les responsables politiques et les organisateurs effectifs du génocide. Ce sont les Jeunes-Turcs qui seront par conséquent nommément condamnés par le nouveau gouvernement de Mourad VI en 1918, car les autorités ottomanes ont reconnu et condamné l’extermination planifiée des Arméniens, même si le terme « génocide », forgé par Raphaël Lemkin, n’existait pas encore.

Rue du quartier arménien d’Adana après les massacres de 1909
(source Wikipédia)

Dans le contexte international de menaces croissantes pour la survie de l’Empire et le sentiment de « citadelle assiégée », le mouvement Jeune-Turc radicalisera en effet son idéologie et ses pratiques de purification ethno-religieuse du territoire ottoman, encore sous son contrôle. Les guerres balkaniques de 1911-1912, avec leurs nouveaux flux de réfugiés musulmans, débouchent sur le détachement de la Macédoine et l’indépendance de l’Albanie. Elles font craindre encore davantage une balkanisation de l’Anatolie. Cette crainte est d’autant plus forte que les leadeurs du CUP, la plupart originaires de la partie européenne de l’Empire ottoman, connaissent très mal les provinces orientales[11] et y projettent leurs expériences balkaniques, alors que les Arméniens ont la réputation d’être le « peuple fidèle » de l’Empire.

Un des premiers moyens mis en œuvre sera le « programme d’économie nationale » dont le but effectif est de soustraire les leviers économiques aux communautés chrétiennes, principalement arméniennes et grecques, en appelant notamment la population à boycotter les commerçants chrétiens ottomans. Mais l’objectif prioritaire sera de « turquifier » les six vilayets du plateau anatolien, et c’est d’abord là que se porteront le fer et le feu des crimes de masse.

Un génocide à l’ombre de la guerre

Six villayets arméniens en 1900
(source Wikipédia)

En février 1914, les autorités ottomanes acceptent sous contrainte internationale que deux des six vilayets (Van et Bitlis) soient placés sous l’autorité d’« inspecteurs » européens, ayant pour mission d’introduire un État de droit par l’établissement d’institutions mixtes, où chrétiens et musulmans seraient représentés à parité. Selon diverses sources, c’est à ce moment qu’un projet d’anéantissement total des populations arméniennes d’Anatolie est décidé par les dirigeants unionistes. Le déchainement des hostilités de la guerre, quelques mois plus tard, offrira dès lors « aux unionistes une “solution finale” à la perspective d’une indépendance perçue comme imminente de l’Arménie ottomane », écrit Mikaël Nichanian. L’entrée en guerre de l’Empire ottoman aux côtés de l’Allemagne semblait en effet autant viser des « buts de guerres » externes qu’internes. À l’externe, elle permettait de bénéficier du soutien d’une grande puissance et de contrer les ambitions de la Russie, à l’interne de procéder au nettoyage ethnique du territoire, sans que les Puissances n’aient la possibilité d’intervenir.

Tout est désormais en place pour que, dans l’angoisse d’une dislocation de l’Empire et couverte par le « bruit du canon », la turquification des terres ottomanes résiduelles soit mise en œuvre. Comme l’exprimait le ministre de l’Intérieur Talaat pacha, ordonnateur du génocide, « La tâche à accomplir doit être accomplie maintenant ; après la guerre il sera trop tard. »

Un an plus tard, en février 1915, les dirigeants unionistes ont pris la décision de mettre leur projet en œuvre et d’anéantir la population arménienne. Diverses mesures avaient déjà été prises au début de la guerre, comme le désarmement des soldats dhimmis chrétiens et juifs, regroupés dans des « bataillons ouvriers », mais aussi les réquisitions de guerre qui débouchèrent sur des pillages en règle des commerçants et artisans grecs et arméniens. Une structure de force parallèle, « l’Organisation spéciale », est chargée de la mise en œuvre opérationnelle du génocide, qui aurait été décidé entre le 14 et le 16 avril 1915.

Et c’est à Van que tout commence, avant l’arrestation des personnalités arméniennes d’Istanbul qui ne surviendra que quelques jours plus tard, le 24 avril. Des premiers massacres avaient eu lieu début 1915 dans des villages du vilayet de Van, redouté par les unionistes pour sa proximité avec la Russie et sa majorité arménienne très guerrière. Après l’assassinat de leadeurs arméniens locaux, dont un député, la ville organise sa résistance, présentée à Istanbul comme une « insurrection arménienne ». Contre toute attente, la résistance tient tête à l’armée ottomane et opère brièvement sa jonction avec l’armée russe, ce qui attise encore l’idée d’un « complot arménien ». La défense de Van tiendra jusqu’en 1918, lorsque l’URSS signera le traité de Brest-Litovsk.

Soldats arméniens défendant la citadelle de Van en 1915
(source Wikipédia)

Le génocide se met en place de manière méthodique dans le reste de l’Empire, alors que la bataille de Van se poursuivra pendant trois ans. Mikaël Nichanian décrit les diverses phases du processus génocidaire : déportation, extermination, colonisation et extension dans le Caucase. Comme dans le cas du génocide des Juifs par les nazis, la mobilisation de forces importantes pour organiser et effectuer les déportations et les massacres n’obéissait pas vraiment à une nécessité militaire. L’Empire se battait déjà sur quatre fronts, mais il en ouvrit un cinquième en déclarant une « guerre totale » aux supposés ennemis intérieurs. Après l’arrestation de centaines de personnalités arméniennes à Istanbul le 24 avril 1915 (sous le prétexte d’une réponse à la « révolte de Van » et d’un « complot contre l’État »), les ordres d’arrestation et de déportation massives sont envoyés dans toutes les provinces, orientales et occidentales, entre mai et septembre. Si le livre de Nichanian décrit en détail les opérations dans le vilayet de Bitlis, à Constantinople et dans les provinces d’Anatolie occidentale, le processus global est similaire, mais avec de fortes différences entre l’Est et l’Ouest.

Les populations arméniennes sont sommées de faire leurs bagages, les hommes sont souvent massacrés sur place, les femmes et les enfants sont déportés vers la Syrie. Ceux qui n’auront pas été enlevés et vendus durant le trajet, sont abandonnés dans des camps où ils meurent de faim ou sont exterminés. Près de six-cent-mille rescapés meurent dans le désert de Syrie (notamment à Der Zor). Talaat pacha écrira en juillet 1915, dans un télégramme aux gouverneurs provinciaux : « Le but des déportations est la solution finale de la question arménienne. » Sur les deux millions d’Arméniens ottomans, deux tiers périront. Certains rescapés, qui se sont réfugiés dans le Caucase, seront encore victimes de massacres en 1918, où l’armée turque fit une incursion après le traité de Brest-Litovsk. Ajoutons qu’environ deux-cent-mille femmes et enfants arméniens seront enlevés et « islamisés ». Le nombre des victimes assyro-chaldéennes s’élève également à deux-cent-mille.

Carte du génocide des Arméniens
(source Wikipédia)

Un fait significatif est la forte différence entre le « traitement » des Arméniens orientaux (les « Ostarmenien » serait-on tenté de dire, tant les similarités sont frappantes avec les « Ostjuden »[12]) et celui des Arméniens occidentaux. Une violence extrême frappe ceux des six vilayets (notamment à Bitlis et Mouch). Les hommes sont exécutés, les femmes et les enfants aspergés de pétrole et brulés vifs dans des granges ou fossés, la cruauté est insoutenable et le taux de mortalité, même chez les survivants déportés, est plus élevé que celui des Occidentaux. À l’Ouest, la crainte d’une plus grande visibilité incite à la dissimulation, sans oublier les relais d’opinion des élites arméniennes qui risqueraient de faire connaitre les massacres à la presse internationale. Ce sont souvent des réfugiés orientaux qui sont discrètement capturés et exécutés à Istanbul. Quant aux biens saisis, une partie va aux populations locales et une autre à l’État. Certaines grandes familles turques construiront leur prospérité grâce à cette « accumulation primitive du capital ».

Durant la brève période qui suivra la fin de la guerre, le nouveau pouvoir ottoman qui succèdera aux Jeunes-Turcs fera le procès de ce qui n’est pas encore appelé un génocide. Même de hauts responsables unionistes, comme Ahmed Riza (qui s’était opposé aux massacres), et l’ancien ministre de l’Intérieur Reshid Akif (ayant eu accès aux documents officiels), dénoncèrent, preuves à l’appui, et condamnèrent sans équivoque les « crimes contre l’humanité » commis par le pouvoir jeune-turc. La presse d’Istanbul publiera des documents accablants, réunis notamment par la « commission Mazhar[13] », et plusieurs hauts responsables unionistes, la plupart exfiltrés en Allemagne, dont Talaat, seront condamnés à mort[14]. Puis la porte se refermera, et le génocide sombrera dans la dénégation, voire l’inversion des responsabilités. Le « crime de silence », qui est la continuation ultime du génocide, selon les mots de Pierre Vidal-Naquet, recouvrira celui d’un million et demi d’hommes, de femmes et d’enfants. Il n’a pas fini son œuvre.

Bernard De Backer, 2015

Téléchargez le fichier pdf de l’article publié dans La Revue nouvelle : Détruire les Arméniens

L’article en ligne sur le site de La Revue nouvelle.

Complément du 3 octobre 2023. L’Azerbaïdjan rediffuse la carte du Haut-Karabakh avec une rue dédiée à un responsable turc du génocide arménien de 1915, Le Monde du 3 octobre.

Complément du 18 juin 2023. Talaat Pacha, la modernité turque par le sang. « Biographie. Maître d’œuvre incontesté du génocide arménien, ce bourreau mal connu fut aussi le premier à concrétiser un nouveau modèle politique dans l’Empire ottoman. », Le Monde, 18 juin 2023. Extrait : « La synthèse politique élaborée par Talaat Pacha survit en effet à son assassinat, par un vengeur arménien, en 1921 à Berlin. Un Etat fort, soudé par la religion, intransigeant avec ceux qu’il désigne comme des menaces : à sa façon, Recep Tayyip Erdogan vient encore d’en recueillir l’héritage. »

Voir aussi cette recension sur Le Grand Continent, Talaat Pacha : la Turquie par la guerre et le génocide. Extrait : « Talaat Pacha, et d’autres, identifient les moyens de survie d’un Empire ottoman à l’agonie. Cette survie passait, selon eux, par un recentrage sur l’Asie Mineure, une scission des identités turques et ottomanes confortée par les accords Sykes-Picot, le renforcement du lien entre turquisme et islamisme, mais aussi la nécessité de désigner des traitres intérieurs rapidement identifiés en la personnalité des communautés chrétiennes pour les livrer à la vindicte populaire. C’est ici que s’établit son plan d’éradication implacable des chrétiens, et plus particulièrement des Arméniens, comme le montre Hans-Lukas Kieser. On ne peut que saluer la volonté de CNRS Éditions d’avoir mis en œuvre la traduction de ce livre et de souligner auprès d’un public élargi le rôle mortifère de Talaat Pacha dans le génocide des Arméniens et son influence sur le régime nazi. » (je souligne)

Certains politistes, une fois de plus, analysent les dernières élections en Turquie en scotomisant le facteur politico-religieux (voir l’émission « Élections cruciales en Turquie le 14 mai 2023 », avec Nicolas Monceau, dans laquelle les trois problématiques importantes pour les élections sont la situation économique, le situation politique – « dérive autoritaire » – et le tremblement de terre ; la Turquie y est par ailleurs présentée comme « un très grand pays européen »). Sans doute que prononcer le mot « Islam » vous fait courrir le risque d’être traîté d‘islamophobe ou de culturaliste.

On retrouve une bévue apparentée chez Henri Goldman au sujet de Mahinur Özdemir, première députée CDH a porter le foulard islamique et devenue ministre dans le nouveau gouvernement Erdogan. Il a l’honnêteté d’en rendre compte sur son Blog cosmopolite dans Une bruxelloise chez Erdogan, même si son argumentaire ne me convainct pas.

Références

  • Taner Akçam, Un acte honteux : le génocide arménien et la question de la responsabilité turque, Denoël, 2008 (Gallimard, « Folio », 2012).
  • Taner Akçam et Vahakn N. Dadrian, Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens, L’Aube, 2015.
  • Conseil scientifique international pour l’étude du génocide des Arméniens, Le génocide des Arméniens de l’Empire ottoman dans la Grande Guerre. Un siècle d’engagements pour la recherche et la connaissance 1915-2015 (actes du colloque de Paris, mars 2015), Armand Colin, 2015.
  • Hamit Bozarslan, Vincent Duclert, Raymond Kévorkian, Comprendre le génocide des Arméniens. 1915 à nos jours, Taillandier, 2015.
  • Ahmed Insel, La nouvelle Turquie d’Erdogan. Du rêve démocratique à la dérive autoritaire, La Découverte, 2015.
  • Raymond H. Kévorkian, Le génocide des Arméniens, Odile Jacob, 2006.
  • Raymond H. Kévorkian et Yves Ternon, Mémorial du génocide des Arméniens, Le Seuil, 2014.
  • Laure Marchand et Guillaume Perrier, La Turquie et le fantôme arménien (préface de Taner Akçam), Solin Actes Sud, 2013.
  • Laurence Ritter et Max Sivaslian, Les restes de l’épée. Les Arméniens cachés et islamisés de Turquie, Thaddée, 2012.
  • Tribunal permanent des peuples [collectif] (préf. Pierre Vidal-Naquet), Le crime de silence, Flammarion, 1984 (réédition en 2015 par Gérard Chaliand aux éditions l’Archipel).
  • Pinar Selek, Parce qu’ils sont arméniens, Liana Levi, 2015 (traduit du turc par Ali Terzioğlu).

[1]  Mikaël Nichanian, Détruire les Arméniens. Histoire d’un génocide, PUF, 2015. Docteur en histoire, l’auteur est, chercheur associé au Collège de France. Il co-anime avec Vincent Duclert un séminaire sur le génocide arménien à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS, Paris).

[2] Dans sa préface à La Turquie et le fantôme arménien (2013), le sociologue et historien turc Taner Akçam évoque l’objectif de la « disparition de la population chrétienne vivant en Turquie ».

[3] L’ouvrage collectif et pionnier du Tribunal permanent des peuples sur le génocide se nomme Le crime de silence. Le génocide des Arméniens (1984). Il a été réédité en 2015 par Gérard Chaliand.

[4] Voir Taner Akçam et Vahakn N. Dadrian, Jugement à Istanbul. Le procès du génocide des Arméniens, L’Aube, 2015.

[5] La guerre de Crimée opposa l’Empire ottoman, le Royaume de Sardaigne, la France et le Royaume-Uni à la Russie pour endiguer l’expansionnisme russe qui menaçait la Sublime Porte.

[6] Sous l’empire ottoman, les femmes du harem n’étaient pas musulmanes, car l’on ne pouvait pas les asservir. Ce point n’est évidemment pas sans rapport avec le statut des citoyens non musulmans en terre d’islam (« dhimmi »), et donc dans l’Empire ottoman, qui jouera un rôle important dans le génocide.

[7]  À l’instar du tsar qui, influencé de son côté par le panslavisme, réprima les minorités musulmanes du Caucase, comme les Tchétchènes ou les Circassiens qui se réfugièrent dans l’Empire ottoman.

[8]  Proclamée par le sultan Abdülhamid II après sa prise de pouvoir, la Constitution de 1876 instaurait une monarchie constitutionnelle avec un parlement bicaméral. Elle fut rétablie de 1908 à 1921.

[9] Notamment en Russie où le tsar — Alexandre III, puis Nicolas II — était moins enclin à soutenir les minorités indépendantistes qui risquaient de fragiliser son propre Empire multinational.

[10] La principale minorité musulmane non turque, les Kurdes, sera qualifiée de « Turcs des montagnes ».

[11] Pour avoir voyagé dans la région du mont Ararat avec des étudiants stambouliotes en 1987, l’auteur de ces lignes a été témoin du décalage, encore vertigineux à l’époque, entre Istanbul et l’Anatolie orientale.

[12]  Cette différence de traitement par les nazis entre les Juifs orientaux et les Juifs occidentaux est un des enseignements de Terres de sang, de Timothy Snyder (Gallimard, 2012).

[13] Commission présidée par Hasan Mazhar, ancien gouverneur de la province d’Ankara, qui participera à l’instruction des procès de 1919 et 1920 en fournissant de nombreux documents officiels (dont des télégrammes envoyés par le gouvernement aux autorités provinciales) et de témoins musulmans.

[14] Talaat sera tué à Berlin le 15 mars 1921, par Soghomon Tehlirian, Arménien originaire du vilayet d’Erzurum, qui avait perdu toute sa famille dans le génocide.

Bernard De Backer, 2015

Complément du 29 octobre 2019 (mais toujours en ligne ce mois de mai 2023) : Turquie, nation impossible de Jean François Colosimo sur Arte. Un documentaire historique remarquable de bout en bout. La chute sur la fille adoptive de Kemal Ataturk est édifiante et consternante au regard du génocide de 1915. A voir absolument, aussi pour la qualité des intervenants dont Ahmet Insel.

Complément du 15 mai 2023. Elections en Turquie : la démocratie en jeu, éditorial du Monde. « Après les résultats serrés obtenus dimanche par Recep Tayyip Erdogan et Kemal Kiliçdaroglu au premier tour de la présidentielle turque, la période de l’entre-deux tours s’annonce dangereuse face à la menace financière et au risque de violence et de surenchère nationaliste. »

Complément du 8 janvier 2020 : L’historien turc, Taner Akçam, auteur d’« Ordres de tuer. Arménie 1915 » (CNRS Editions, 2020) : « Le déni du génocide des Arméniens est une politique d’Etat ». Le Monde daté du 9 janvier 2020.

Laisser un commentaire