
Ses souvenirs émergeaient lentement dans la douleur, sa tête posée sur son sac à dos couvert de neige. Il finit par tenter de remuer ses jambes, puis ses bras pour palper les pourtours de son visage, bleui par le froid. La chute lui semblait lointaine, comme appartenant à un monde évanoui : un épais brouillard givrant, des rochers noirs, un silence assourdissant – et ce sentier qui demeurait introuvable. Ils avançaient à deux, le jeune et le plus âgé, sur des éboulis qui glissaient sous leurs pieds. La veille, ils avaient bivouaqué à plus de trois mille mètres, la tente montée au milieu d’un cercle de pierre. La neige avait été fondue sur leur Primus, pour le thé et un bout de repas. Puis ils s’étaient engouffrés dans leurs duvets, ne laissant dépasser que les cheveux qu’ils découvrirent givrés le lendemain matin. Partis un peu tôt en saison pour cette randonnée aventureuse autour d’un massif très alpin, leur marche avait débuté difficilement. Mais cette fois, l’accident avait comme surgi du néant.
« La randonnée est une servitude volontaire où l’on décide du joug que l’on s’impose parce qu’il est synonyme d’une amitié supérieure avec le monde. »
Pascal Bruckner, Dans l’amitié d’une montagne
Le voyage avait débuté par un long trajet nocturne, dans le confort et le silence d’un train à grande vitesse. Les sacs à dos étaient propres, bien rangés, presque doux. Ils reposaient sur des porte-bagages de métal gris au-dessus de leurs têtes. Le jeune semblait un peu inquiet, lui qui n’avait aucune expérience de la montagne et peu de pratique sportive. Le vieux portait des prothèses de titane aux deux hanches, encore sensibles et grinçantes. Mais il voulait se prouver à lui-même que les hauteurs lui étaient toujours accessibles. Quelle meilleure idée que de proposer cette aventure au plus jeune ? D’abord étonné, ce dernier accepta. Et rapidement.
La décision fut en effet vite prise à l’approche de l’hiver et il leur restait le printemps pour s’entraîner. Ils s’accordèrent pour une randonnée circulaire autour d’un massif prisé des alpinistes, mais dont les accès semblaient ardus pour les randonneurs. Les cols qui verrouillaient ses abords étaient dépourvus de sentiers. Il leur faudrait crapahuter dans des éboulis, lestés de sacs lourds, avant de plonger de l’autre côté en glissant sur leurs fesses. Mais peu importe, il n’y avait pas grand danger.
Le train s’arrêta dans une grande ville à quelque distance du massif. Il y passèrent une nuit avant de prendre le bus vers une station de ski. De là, il ne leur restait plus qu’à descendre vers une ancienne vallée glacière avant de la remonter vers le premier col – ou plutôt « la brèche », qui verrouillait la vallée comme une dent de ciel. Pendant le repas, le vieux trouva son camarade taciturne, peut-être préoccupé par l’aventure. Mais il connaissait son côté « marmotte » et ils n’étaient pas obligés de parler en marchant. Quant aux bivouacs, ce n’étaient pas des salons de thé.
Après avoir voyagé dans un grand bus matinal vers la station alpine, ils descendirent aussitôt vers la vallée glaciaire déserte où bruissait un torrent. Le ciel pâle était traversé de filaments blancs, la température déjà clémente pour la saison. Ils décidèrent en fin de journée de bivouaquer avant la brèche, d’épargner leurs forces pour le lendemain. Le jeune semblait en forme et heureux de la découverte, le vieux se méfiait de ses jambes et de son âge avancé. Il marchait bien, mais cela grinçait un peu, comme s’il se déplaçait sur des ressorts rouillés.

Une zone plane tapissée d’herbe douce fut élue au milieu de l’après-midi pour dresser la tente. C’était un modèle allemand autoportant, pouvant être déplacé une fois monté, un peu lourd mais spacieux. La zone de bivouac, orientée vers l’ouest, était encore ensoleillée. Une fois leur campement établi et leurs affaires rangées dans la tente, ils allumèrent un feu avec du bois mort, burent du thé et parlèrent peu – contents d’être là. Face à eux, une gigantesque barrière de montagnes dentelée comme un râteau. Il leur faudrait la traverser en se faufilant entres les roches. Demain serait la véritable entame du massif.
La première brèche
L’aîné, randonneur de longue date, s’en souvenait : après l’herbe et les derniers buissons, ce serait la pierre et la caillasse sous diverses formes, ensuite la neige. D’abord de grandes dalles déclives encore moussues, débris d’avalanches qu’il faudrait arpenter en sautant de l’une à l’autre, lesté du sac à dos. Puis des roches plus petites, habiles à tordre le pied et qui accaparaient le regard. Il resterait un sentier, ensuite une trace de plus en plus discrète, mangée par la montagne, puis plus rien que le blanc. Il faudrait se fier à la vision de l’œil, la brèche en point de mire.
Les rebords de la montagne enneigée se firent de plus de plus en plus étroits, les parois plus verticales. Il leur fallait passer entre deux falaises brunes pour atteindre le passage sur des gravats, mélangés de boue noirâtre et glissante. La neige fondait et infiltrait la terre. Les sacs à dos prenaient du poids, les jambes devenaient, elles aussi, plus lourdes. L’aîné, qui était en tête, veillait sur ses hanches tout en suivant la trace, montant en spirales de plus en plus raides et courtes. Le souffle devint haletant, l’équilibre précaire, la tête un peu bourdonnante. L’homme de tête se retourna pour voir où en était le second. Il devina son visage rougi par l’effort, entendit son souffle saccadé. Mais il suivait.
Après avoir posé leurs sacs sur un rebord, échangé quelques mots et bu une gorgée d’eau, le duo se remit en route. Il fallut bientôt s’aider de ses mains protégées de leurs gants, éviter de glisser vers le bas, ne pas perdre la brèche de vue. La route à suivre semblait simple vue de loin, mais se compliquait à l’approche. La buée sur les lunettes, les pertes d’équilibre, la fatigue grandissante, les rochers, finalement la neige aveuglante… Tout cela brouillait les repères et fit grimper l’adrénaline.
De l’eau coulait des parois et mouillait leurs gants, la neige devenait très molle par endroits, malgré l’altitude qui approchait les deux mille huit cent mètres. Les derniers mètres furent de plus en plus raides et ils n’avaient pas de corde. Il fallut se mettre à quatre pattes sur la neige durcie pour atteindre la brèche et découvrir l’autre versant, une étroite et très longue vallée d’abord rocheuse, puis verdoyante qui conduisait à un village à peine visible. Ils se reposèrent au soleil, heureux de cette première épreuve franchie.
Le lac, un ciel rouge
La descente fut d’abord plus pentue et plus dure que la montée. Les sacs poussaient les randonneurs dans le dos, les jambes étaient fatiguées et raidies par l’effort. Ensuite apparurent les premiers arbustes, les fleurs, les marmottes, les bruissements du torrent qui les rassurèrent. Le chemin était revenu, bordé bientôt de murets sur lesquels poussaient des bruyères. La marche était douce, bercée par une légère brise et des bruits lointains : coups de hache, meuglements de vache, chutes d’eau.
Le village était encore loin et ils décidèrent de profiter de la vallée devenue herbeuse ; de monter la tente dans les alpages, près d’un petit lac. Ils quittèrent le chemin et s’enfoncèrent dans une large zone plane qui menait au plan d’eau. Le lieu était paradisiaque et désert, parfait pour se reposer après cette première épreuve. L’installation du bivouac fut plus facile, presque routinière. La tente, les sacs, le repas, la recherche d’eau et de bois mort sous les arbres proches suivirent. Ils prirent le repos au soleil, sachant que la suite, après le village, serait rude.

Á la tombée de la nuit, des rougeurs illuminèrent le ciel au fond de la vallée, dans la direction du soleil levant. Elles ne pouvaient provenir de l’astre du jour ni du village, un lieu faiblement habité au bout d’une route en impasse. C’était étrange, comme un grand incendie de forêt ou quelque phénomène cosmique. Ils se turent, observant le lointain, puis rirent de leurs appréhensions lorsque les lueurs disparurent. Sans doute un feu de bâtiment, rapidement maîtrisé, ou des phares orangés d’une colonne de camions. Mais il n’y avait pourtant pas d’invasion prévue… Ils décidèrent de plonger dans le lac avant le repas du soir, pour se détendre au moral comme au physique.
L’eau était glacée et revigorante. Il suffisait de nager avec ardeur pour se réchauffer, se laver de la journée éreintante et de la sueur. Mais le soleil disparut rapidement dans cette vallée encaissée. Ils firent encore quelques brasses, puis regagnèrent la berge non loin de la tente. L’aîné examina ses hanches mouillées. Elles n’avaient pas trop souffert de la marche. Après s’être frictionnés et habillés, ils burent un coup de Génépi corsé près du feu. Le repas pouvait attendre, ainsi que les échanges sur la journée de marche. La nuit suivrait. Le vieux se leva avant l‘aurore et aperçut quelques lueurs oranges à l’est. Le soleil levant, sans doute.
Le « hameau extrême »
Ils arrivèrent au village, étrangement désert au bout de sa route unique. Un effet de l’avant-saison, peut-être. Nouveau paradis des alpinistes et des peintres du « sublime montagnard » au siècle passé, il se trouvait au fond d’une étroite vallée en cul-de-sac, une « auge glacière fraîche » entourée de pics enneigés et acérés qui dépassaient les quatre mille mètres. Jusqu’à la construction de la route, il avait été un des villages les plus isolés du pays, une « zone répulsive pour la circulation », les multiples verrous rocheux de l’auge décourageant les ingénieurs des ponts et chaussées les plus intrépides. Le village, situé à 1.720 mètres d’altitude, était qualifié de « hameau extrême » dans le jargon administratif. Des ponts de bois et même de pierre avaient été emportés à de multiples reprises par les flots des torrents et les avalanches. Il n’en aurait pas fini avec les éléments naturels.
Mais cela, c’était il y a près de cent ans, se disaient les randonneurs, intrigués. Depuis le siècle passé, il était devenu une des Mecques de l’alpinisme et de la randonnée sportive. De surcroît facilement accessible par la route. Pourquoi cet étrange silence et cette absence de marcheurs ou de visiteurs ? Les quelques personnes qu’ils croisèrent étaient des locaux un peu affairés, dont ils n’arrivaient pas à capter le regard. Ils se dirigèrent vers le refuge du Club alpin qui était ouvert et dans lequel ils avaient réservé une nuitée. Ils furent accueillis poliment et ne croisèrent que quelques personnes, semblant préoccupées.
C’est lors du repas, partagé avec un couple d’alpinistes, qu’ils captèrent des bribes de la singulière ambiance dans le village. Les deux sportifs redescendaient d’un des sommets les plus difficiles de la région. Ils étaient encore brisés par l’effort, mais également par la crainte. La course avait été très ardue et dangereuse, troublée par la vision d’un ciel rougeoyant lors du bivouac précédant l’ascension finale. Ils partagèrent leurs impressions qui correspondaient. Personne ne leur avait parlé du phénomène dans la vallée, comme s’il s’agissait d’un sujet tabou, d’une vision imaginaire et folle à laquelle il fallait se garder de croire.
Il y avait bien eu naguère ces vagues menaces provenant d’un pays situé à l’orient du continent, mais personne ne les prenait au sérieux. Sinon quelques adeptes du régime qui gouvernait ce pays ennemi d’une main de fer, une « cinquième colonne » en quelque sorte. Tout semblait rentré dans l’ordre, mais les médias étaient muets dans cette zone mal couverte par le réseau. Et puis, si incident il y avait, pourquoi ce silence ?

Le lendemain, ils trouvèrent l’épicerie ouverte et se ravitaillèrent pour les trois jours suivants – une longue marche et deux ascensions dépassant les trois mille mètres. Ils auraient le temps d’oublier cette menace nébuleuse à l’horizon, de se concentrer sur leur traversée. L’épicier n’était par ailleurs pas plus bavard que les autres. Les marcheurs se disaient qu’ils s’informeraient plus tard, à leur retour. Pour les jours qui venaient, ils avaient mieux à faire. Les muscles engourdis, ils partirent.
La seconde brèche
Le chemin bien tracé montait lentement le long d’un bois de sapins. Le jeune, qui s’était bien entraîné en salle au printemps, faillit lâcher le vieux qui se vexa un peu. Mais il avait une excuse : ce handicap aux hanches qui le faisait parfois claudiquer. Il remonta son sac, reprit son souffle et repartit de plus belle. Ce beau chemin était aussi désert que le village, alors que la météo était superbe, sans aucun nuage à l’horizon. L’énigme les poursuivait au fil du chemin, alors qu’ils se dirigeaient vers l’est. Mais ils étaient confiants et autonomes, portant des vivres pour trois jours.
La nouvelle vallée était splendide, quoiqu’ils n’entendissent plus le cri des marmottes ni le chant des oiseaux. Seules les feuilles des buissons et les roseaux au bord d’un lac bruissaient dans le vent, déjà chaud pour la saison. Ils avançaient dans cette Arcadie muette, indifférente à leur passage. D’une certaine façon, cela donnait à leur marche une dimension mystérieuse, aérienne, un peu hors du monde. La montagne n’en apparaissait que plus belle et solitaire, envoûtante.
Ils s’arrêtèrent à la lisière des alpages pour casser la croûte et se faire du thé. Les sacs furent à moitié vidés sur l’herbe pour vérifier le matériel avant les étapes suivantes en plus haute montagne. Rien ne manquait. En vérifiant les arceaux articulés de la tente, l’aîné remarqua cependant que l’un d’eux avait été déboité. La lanière élastique interne reliant les différentes parties était rompue. Il savait ce qu’il restait à faire pour le bivouac de la prochaine nuit : insérer des bouts de bois à l’intérieur des tubes pour en solidariser les parties. L’autre arceau était intact. C’était sans doute la conséquence d’un démontage rapide et malhabile le matin.

Brusquement, le vent souffla d’un coup et éteignit la flamme du Primus. Ils se replièrent derrière une grande dalle qui les abritait de la bourrasque. La paroi commença à mugir sous l’effet de rafales de plus en plus intenses. Le ciel, pourtant, était toujours limpide. Il n’y avait pas de nuées à l’horizon, rien qu’un trouble provoqué par l’intensité du vent qui soulevait la poussière et faisait tournoyer l’herbe sèche. Un ronflement, aussi, provoqué par le passage des bourrasques dans des couloirs rocheux. Ils burent en silence, abrités et perplexes. Puis le vieux ramassa des bouts de bois pour réparer l’arceau au bivouac.
Il fallait se remettre en route pour franchir la seconde brèche, plus haute que la première. Elle débouchait sur un plateau d’altitude qui avait la réputation d’être très froid la nuit. Le vent les poussa dans le dos et ils découvrirent bientôt le passage face à eux, long, étroit et enneigé. Il leur fallait d’abord traverser des éboulis, puis s’engager dans un couloir très raide et entièrement blanc. Les bâtons de marche servirent de piolets dans la montée, puis furent glissés aux flancs des sacs pour les parties d’escalade légère, mais qui nécessitaient l’appui des mains.
La neige était tantôt profonde, tantôt glissante car prise par la glace après avoir fondu. La montée était beaucoup plus difficile que la précédente, dangereuse par endroits. L’ainé marchait devant et, dans certains passages, tirait le sac à dos de son suivant jusqu’à une petite plate-forme. Puis il poussait le sien plus haut. Le vent tourbillonnait en soulevant des cônes de neige, le froid mordait, la lumière déclinait.
Ils se hissèrent vaille que vaille jusqu’à la fenêtre de la brèche. Comme ils se dirigeaient vers l’est, ils observèrent le ciel par curiosité. Celui-ci était comme habité par une forme seconde et lointaine en filigrane, telle la présence floue d’un astre voilé. Le duo se mit à trembler de froid et de surprise. Le passage de la brèche était un pas de plus vers un autre monde. Ils pensèrent reculer et redescendre au village, mais n’en firent rien. Tout cela devait être l’effet de la fatigue et des nerfs.

Le plateau solitaire
La descente de l’autre côté fut moins longue, car elle aboutissait à un plateau d’altitude, situé seulement trois cents mètres plus bas. Il n’était pas couvert d’alpages, mais parsemé de zones d’herbe courte, d’épaisses dalles et de quelques petits lacs ronds. De quoi monter la tente sur l’herbe et disposer d’eau, se laver, allumer un feu. Mais la descente était extrêmement raide et enneigée. Quand ils levèrent la tête alors que le soir tombait lentement, ils virent le ciel rougir imperceptiblement au levant.
Après avoir franchi les dernières neiges, le duo se dirigea vers la partie la plus hospitalière du plateau, une zone herbeuse protégée par un groupe de rochers et quelques arbustes. Ils cherchèrent le meilleur endroit pour monter la tente, une petite terrasse horizontale à l’abri du vent, non loin d’une grande roche. L’installation du camp se fit en silence, les deux randonneurs ne souhaitant visiblement pas partager leur inquiétude, tout comme les habitants du village qu’ils venaient de traverser. Mais sans s’en rendre compte, ils le firent tout de même en se taisant.
Les sacs furent déposés, la tente extraite et le vieux s’occupa de l’arceau défaillant. Il réussit à introduire et fixer les bouts de bois dans chacune des parties. La pièce métallique tenait et ils purent monter la tente, y installer leurs matelas et duvets. L’atmosphère de la randonnée avait changé. Elle était devenue plus silencieuse et affairée. Ils n’avaient jamais beaucoup parlé l’un avec l’autre, mais, cette fois, l’on était proche du mutisme associé à l’accomplissement des actes essentiels.
Le phénomène atmosphérique n’avait que faiblement augmenté depuis la veille : un rougeoiement de l’horizon et de vagues formes célestes très estompées et discontinues. Les animaux semblaient plus conscients de cette sorte de dérangement cosmique, comme à l’approche des catastrophes naturelles. Leur silence s’ajoutait à la solitude du lieu, que ne parcourait aucun randonneur. Il n’y avait plus qu’à cuire le repas après s’être lavé dans un petit lac glacial. L’eau y était remuée par des bourrasques souvent violentes qui la soulevaient vers le ciel. Mais le vent, se dit le vieux par devers lui, n’est pas seul en cause. « Il y a autre chose ».

La nuit devait être la troisième et demain serait le dernier bivouac de la randonnée. Une fois redescendus en plaine le lendemain, ils pourraient sans doute s’informer davantage. Comme le vent secouait bruyamment la tente, ils renforcèrent les tendeurs, puis protégèrent leurs oreilles pour la nuit qui suivit le repas. Vers une heure du matin, le vieux sortit de la tente pour s’aérer. L’obscurité n’était pas complète, une sorte de luminosité blafarde inondait le plateau, mais sans qu’il vît de lune. Le vent était tombé ; sa force motrice était passée de l’autre côté de la terre. Il regagna la nuit en plongeant dans la tente avec angoisse.
L’ultime passage
Le lendemain était lumineux et frais, mais dépourvu de neige à leur niveau. Ils étaient non loin de la limite des névés qui se dresseraient sur leur avant-dernière étape. Ils pensèrent un instant rebrousser chemin, mais c’était se lancer dans une aventure sans doute plus éprouvante. Une fois la troisième brèche franchie, ils n’auraient plus qu’à descendre vers la vallée et reprendre le train vers leur pays. Si ce qui les attendait était d’une altitude plus élevée que les passages précédents, la montée était aussi réputée de moindre difficulté.
L’aîné fit bientôt la trace dans une longue coulée blanche qui menait à la brèche, se découpant dans le lointain. La montée était en effet beaucoup plus facile que la précédente, la pente étant moins forte et le point de départ du plateau plus élevé. Cela leur donnait le temps de laisser vaquer leurs pensées, sans trop devoir se concentrer sur la route à suivre. La seule difficulté à venir était une altitude supérieure à trois mille mètres, et cela pendant plusieurs heures. S’ils ne marchaient pas assez vite, ils devraient probablement établir leur dernier campement à cette altitude. Un bivouac à trois mille mètres était possible.
La neige se fit profonde et le vent se leva à nouveau, les aveuglant de poudreuse. Ils peinaient, enfoncés jusqu’aux genoux, parfois la taille. Le soleil avait disparu derrière une crête. Un grand animal à la fourrure bistre et arborant de longues cornes courbées se dressa face à eux. C’était un bouquetin solitaire au corps massif, le regard interrogateur. Il les dévisagea pendant de longues secondes, puis poursuivit sa route en les contournant. La montagne était silencieuse, mais habitée.
Leurs efforts finirent par payer et ils franchirent la brèche, une ouverture étroite entre deux falaises et qui était comme obturée par le ciel déclinant. Après quelques lacets de descente facile, ils se trouvèrent sur un terrain presque plat, un plateau situé cinq cents mètres au-dessus du précédent. Ici, plus d’herbe, d’arbustes ou de lacs, rien que de la neige, de la pierre et quelques curieux mégalithes.
Une sorte de brouillard givrant se leva bientôt et masqua leurs points de repère. Il n’y avait plus de véritable sentier, mais une voie marquée par des cairns. Ils marchèrent de l’un à l’autre, rebroussèrent chemin lorsque les cairns disparaissaient pour retrouver l’enchainement. L’atmosphère devint lugubre, blafarde. Les lueurs étaient réapparues, perçant le ciel brumeux comme une menace muette. Un tremblement très léger leur parvenait, une vibration sourde qui emplissait le ciel.
Ils marchèrent plusieurs heures sans arriver au bout du plateau ni trouver le chemin vers la vallée. L’heure avançant, le froid se faisant plus mordant, ils décidèrent de passer la nuit sur place. Le chemin vers la vallée était en effet long et pentu, sans terrasse pour planter la tente. Il valait mieux s’arrêter avant.
C’est alors qu’ils découvrirent un petit terrain de terre durcie par le gel, entouré d’un cercle de rocailles. C’était visiblement la trace d’un espace de bivouac souvent utilisé par des randonneurs de passage. Ils n’avaient plus qu’à y monter leur tente pour la dernière fois avant le retour à la vallée. La tente était heureusement autoportante ; il ne fallait pas enfoncer de piquets dans le sol gelé pour la faire tenir. Les haubans, quant à eux, seraient fixés dans le muret de pierre afin de stabiliser la tente et la fixer pour faire face aux bourrasques. Le vieux croisa le regard de son cadet : ses yeux étaient teintés de reflets rouges.

La nuit
Ils n’avaient plus qu’à s’engouffrer rapidement dans le petit espace protecteur, préparer des boissons chaudes et un repas lyophilisé sur le Primus. Leurs gourdes étaient vides, n’ayant croisé aucun ruisseau et bu leurs dernières réserves dans la montée. Ils firent fondre de la neige pour le thé et le repas. Le vieux évita de croiser le regard du plus jeune qui ne prononçait plus un mot depuis des heures. Ils s’étaient coordonnés par gestes et mimiques. La nuit serait longue dans ce lieu inhospitalier et désert, en dehors du bouquetin. Ils entendraient peut-être le claquement de ses sabots au milieu de la nuit. Rien d’autre, sans doute.
Un peu réchauffés par la boisson chaude et le repas, ils plongèrent dans leurs duvets en espérant être protégés du froid. Le sommeil vint rapidement, mais l’aîné se leva à nouveau en pleine nuit, réveillé par les sabots d’un animal autour de la tente, sans doute un bouquetin qui s’était enfui au galop. La lumière était à nouveau blafarde, mais sans qu’il vît davantage de lune en ouvrant la tente. Il fit quelques pas dehors et fut surpris par un phénomène étrange.
Des objets légers, comme de fines branches mortes d’un arbuste voisin, des papiers laissés au dehors, les rebords de la tente, toutes ces choses de peu de poids semblaient flotter légèrement dans l’air, « être attirées vers le haut » comme si la pesanteur s’était légèrement inversée. Il pensa être encore engourdi par le sommeil et divaguer. Il regagna l’intérieur et sombra dans un sommeil profond jusqu’à l’aube.
L’impact
Après avoir découvert leurs cheveux givrés et engouffré un petit déjeuner improvisé, ils décidèrent de quitter rapidement ce lieu étrange pour regagner la vallée. Ils démontèrent la tente et chargèrent les sacs, puis se mirent à la recherche des cairns. Mais le brouillard était épais ; ils ne virent que de vagues roches noires dans la lumière pâle du matin. Le vieux sortit sa boussole. L’aiguille semblait immobilisée ; des bulles d’air s’étaient formées derrière le cadran de verre et la bloquaient. Il lui fallut faire appel à sa mémoire pour deviner la direction et espérer trouver rapidement le chemin de la vallée.
Ils tournaient en rond, les oreilles progressivement assaillies par un bourdonnement venu du ciel. Pour la première fois, des oiseaux et des marmottes criaient de manière saccadée, comme pour lancer l’alerte. La neige était durcie et craquait sous les pieds, les points de repère étaient rares. Le vieux se fia à son sens de l’orientation pour prendre une direction qu’il supposait être celle de la vallée. Mais il leur fallait accéder au début du chemin qui passait par un col évasé. Sans cela, ils risquaient de se trouver face à la falaise qui bordait la rivière et les champs à plusieurs centaines de mètres de hauteur.
Il semblaient s’en approcher, car l’horizon se fit plus clair comme s’ils faisaient face au vide de la vallée. Soudain, un ronflement de plus en plus violent surgit de la droite. Le plus jeune fut pris de panique et courut vers la montagne, après s’être débarrassé de son sac. L’aîné se jeta à terre, se roula en boule et mit ses mains sur sa tête. Une détonation se produisit à quelques kilomètres, en direction de la rivière en contrebas. La terre fut violemment soulevée dans un jaillissement de roches rougies et d’éclairs aveuglants. Il ferma les yeux pendant de longues minutes, tenta de se protéger avec son sac à dos. Puis ses yeux s’ouvrirent lentement.

Face à lui, le paysage était totalement dévasté, éventré par une explosion d’une extrême violence, dont l’épicentre se trouvait sans doute dans la vallée. Le cadet avait voulu y échapper. L’homme au sol sentit une présence près de lui et tourna la tête. C’était le bouquetin qui le reniflait avant de galoper vers le dernier col. Le vieux chercha son compagnon des yeux. En vain. Il devait sans doute déjà être loin. En examinant son propre corps, couvert de neige, il fut soudainement traversé par une douleur fulgurante. Une tige de métal brillant perçait sa cuisse droite.
Son regard se voila et il s’évanouit dans la brume. Autour de lui, le vent tourbillonnait en charriant des fumées âcres, les animaux criaient, le ciel s’assombrit, la terre tremblait encore. Quand il ouvrit les yeux, il vit le jeune homme tituber dans sa direction.
Bernard De Backer, février 2025
P.S. Toutes les photographies ont été prises dans la région de l’Oisans par l’auteur
Ni le texte, ni les images, n’ont été générés par l’IA…
La montagne sur Routes et déroutes
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Sources lontaines
Le mur invisible de Marlen Haushofer (1963)
Melancholia de Lars von Trier (2011)
Le « réalisme magique » en littérature flamande (Hubert Lampo, Johan Daisne)
Bravo, Bernard ! Bien écrit ! On les suit pas à pas, haletant aussi parfois. Belles descriptions de la montagne et de la randonnée. On ne saura rien de l’origine de ces lueurs et de cette explosion, mais on préfère ne pas savoir…
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Merci Michel. As-tu lu Le mur invisible de l’Autrichienne Marlen Haushofer ? Si non, je te recommande très chaudement ce thriller métaphysique, montagnard et féministe !
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Je vais me le procurer.
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Ce livre de 1963 est très mystérieux. Tout autant que sa genèse et sa signification pour l’autrice.
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Les familiers l’auront identifié : le village dont il est question est la Bérarde, dévasté par une crue torrentielle en juin 2024. La catastrophe sur laquelle se termine ce récit n’a cependant rien à voir avec cette dernière. Le lieu de l’impact, d’une nature différente, est une autre vallée en direction de Briançon.
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