Les deux versants de la liberté

La statue de la liberté en construction à Paris
(source Wikipédia)

C’est un ouvrage singulier et parfois virulent que vient de publier l’historien américain, Timothy Snyder, dans la « Bibliothèque des histoires » chez Gallimard. D’abord parce qu’il interroge la question de la liberté à travers plusieurs épisodes de son histoire de vie aux États-Unis, ainsi que de sa connaissance intime de l’Ukraine – le livre fut en majeure partie écrit lors de ses voyages dans ce pays –, de l’Europe centrale et orientale. Ensuite par sa brûlante actualité dans son propre pays, où la « liberté négative » semble triompher chaque jour davantage. Enfin, par son analyse méthodique et incarnée des deux faces de la liberté, négative (freedom from) et positive (freedom to), qui en fait un livre de philosophie politique engagé. L’association de ces diverses composantes débouche sur un ouvrage inclassable, passant de l’histoire cosmique à l’actualité immédiate, de l’analyse scientifique au témoignage intime, avec de nombreuses références à l’Ukraine, l’épicentre des « Terres de sang ». Le livre commence dans le train entre la Pologne et Kyiv, et se termine dans la région de Kherson. En ce qui concerne Routes et déroutes, il fait bien entendu directement écho à l’article précédent sur Ayn Rand. 

« La liberté négative annonçait la couleur : une fois éliminés les obstacles de la planification centrale soviétique et de la propriété d’État, il n’adviendrait que du bon. Cette curieuse confiance en l’avenir fut l’une des raisons qui m’ont décidé à étudier le passé »

Timothy Snyder, De la liberté

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Ayn Rand, libertarienne bolchevique ?

Ayn Rand en 1943
(source Wikipédia)

Autrice née à Saint-Pétersbourg en 1905 et décédée aux États-Unis en 1982, Ayn Rand a non seulement écrit des scénarios de films, des pièces de théâtre et des romans cultes aux USA comme Nous les vivants (1936), La source vive (1943, qui inspirera Le rebelle de King Vidor) et surtout La Grève (1957), mais aussi des essais philosophiques – tels La vertu d’égoïsme (1964) et Capitalism : The Unknown Ideal (1966, non traduit). Sa pensée « objectiviste » et productiviste, individualiste libertarienne adversaire de l’État providence, a influencé des personnages aussi divers que Alan Greenspan (ancien président de la Réserve fédérale), Jimmy Wales (fondateur de Wikipédia), Le Tea Party, Donald Trump et Elon Musk. Son objectivisme scientiste a jeté les bases d’une « secte randienne » de « randroïdes », avec catéchisme et excommunications à la clef. Certains la comparent à la Scientologie. La résonance de son œuvre avec l’idéologie de la Silicon Valley n’est pas mince et elle irrigue une face du trumpisme. Raison majeure de nous intéresser à ce personnage et à ses affidés, à l’heure où son influence directe ou indirecte, sa philosophie comprise ou simplifiée, sont au cœur des menaces auxquelles nous sommes exposés. Ajoutons qu’elle était farouchement athée depuis ses douze ans, et portait un dollar autour du cou. C’est une couronne de fleurs en forme de dollar qui fut déposée à côté de son cercueil.

« Ma philosophie dans son essence, c’est le concept de l’homme en tant qu’être héroïque, avec son propre bonheur comme but moral de sa vie, avec l’accomplissement productif comme son activité la plus noble, et la raison pour unique absolu. »

Ayn Rand, postface à Atlas Shrugged (La Grève) 
(traduit et cité par Mathilde Berger-Perrin, Ayn Rand. L’égoïsme comme héroïsme)

Ayn Rand, bolchevik « à rebours »
Timothy Snyder, De la liberté

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Crise dans la démocratie ?

Couverture du dernier livre de Marcel Gauchet
(source Éditions Gallimard)

Si une certaine vigilance géopolitique et géoculturelle nous enseigne depuis quelques années qu’il y a bien une crise de la démocratie dans le monde, ou plus exactement un rejet croissant de celle-ci par sa partie non occidentale (le « Sud global »), nous sentons à divers signes qu’elle se situe également à l’intérieur de ce modèle politique et sociétal. C’est à cette crise dans la démocratie que s’attelle le dernier livre de Marcel Gauchet, Le nœud démocratique (2024). Le modèle analytique de l’auteur, développé dès Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion (1985), n’est pas facile à appréhender par ceux qui ne sont pas familiers de son œuvre. Il est profondément contre-intuitif et bouscule notre habitus culturel occidental universaliste, mâtiné d’un marxisme sommaire. C’est que, pour Gauchet, l’infrastructure qui pilote en sous-main le monde humain-social et ses évolutions n’est pas l’économique, mais bien le symbolique : la carte du croyable, du pensable et du souhaitable déterminée par divers ancrages religieux (hétéronome, selon Kant) ou postérieure à ceux-ci (autonome), en conservant un lien « à reculons » avec la structuration hétéronome ­­- source de formations de compromis, dont les régimes totalitaires du XXe siècle sont les exemples les plus éclatants. Comment cette lecture structurale de l’histoire nous permet-elle de saisir la crise dans la démocratie ?

« En dehors d’une étroite élite, les sociétés vivent pour leur grande masse dans un cercle de références internes hérité de leur parcours propre. Elles doivent vivre désormais en fonction d’un système de références qui tient à leur coexistence externe, comme si leur passé n’avait plus d’importance. (…) Une bonne part de la querelle multiforme des « identités » sort de là.  (…) Car ce qui se trouve disqualifié de la sorte, effacé, voire refoulé, n’en continue pas moins d’habiter les esprits et de réclamer diversement sa part » 

« Or l’autonomie, ce ne peut être s’enfermer dans un autisme cosmique – se gouverner soi-même dans l’indifférence à ce qui n’est pas soi, qui se trouve être ce qui conditionne son existence. Le problème écologique ajoute une dimension supplémentaire au problème général en lui adjoignant l’exigence d’une maîtrise réfléchie de l’insertion dans cet Autre dont nous sommes une partie en même temps qu’un mystérieux corps étranger. »

Marcel Gauchet, Le nœud démocratique

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Nomadland : entre Steinbeck, Kerouac et Malick

Couverture originale du livre de Jessica Bruder (source Wikipedia)

Nowhere alors n’est plus l’absence de lieu,
mais le lieu américain par excellence. »

Pierre-Yves Petillon, La grand-route. Espace et écriture en Amérique

Sous le choc d’un film remuant et paradoxalement pacifiant, je ne ferai pas ici de critique cinématographique, mais bien une brève plongée dans l’histoire de l’imaginaire américain dont cette œuvre est une prolongation visuelle. La cinéaste est chinoise, née à Pékin, mais son film – inspiré par le reportage en immersion de Jessica Bruder – est imprégné du thème de l’espace et de la grand-route, pour reprendre le titre du livre de Pierre-Yves Petillon, La grand-route. Espace et écriture en Amérique. Au-delà d’une incursion dans l’univers des travailleurs nomades âgés, vivant en vans et en caravanes, frappés par la crise de 2008, la chute des fonds de pension, astreints aux petits boulots et réfugiés dans des sortes de nowhere – déserts, campings ou parkings – le film nous entraîne au cœur d’un imaginaire qui nous est à la fois étranger et familier. Nomadland est une œuvre avec un foyer secret et c’est sans doute pour cela qu’elle nous remue, qu’elle nous touche au plus vif. Elle nous enseigne aussi, comme disait Orwell, la common decency de ces hobos sexagénaires, frappés par le déclassement et la précarité.

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Extension du décolonial

Vue d’artiste du débarquement de Colomb en 1492 (XIXe siècle, domaine public)

« L’Angleterre a une double mission à remplir en Inde : l’une destructrice, l’autre régénératrice – l’annihilation de la vieille société asiatique et la pose des fondements matériels de la société occidentale en Asie » 

Karl Marx, New York Daily Tribune, 8 août 1853

La pensée décoloniale a le vent en poupe, et concerne bien davantage que les relations de domination entre l’ancien colonisateur européen et les peuples assujettis dans leur chair, leur culture et leur esprit. On voit le mot fleurir dans des domaines inattendus, comme la psychanalyse, les relations inter-espèces ou tout simplement « la pensée ». Ainsi, un certain Paul B. Preciado affirmait récemment, devant un parterre de psychanalystes lacaniens, qu’il fallait « décoloniser l’inconscient », que le freudisme était une discipline « patriarco-coloniale ». Quant à l’anthropologue Philippe Descola, il se demandait il y a peu dans la revue belge Imagine comment « décoloniser la pensée et sortir du naturalisme ? » On pourrait bien entendu évoquer les antispécistes et la décolonisation des existants non-humains. Sans oublier, en corollaire, la « nouvelle alliance » avec la nature, déjà abordée sur ce site, voire « une écologie décoloniale ». Avant d’examiner cette extension, il est utile de remonter à la source de la pensée décoloniale, d’en repérer les fondements, les articulations, variantes et dérivations. Puis d’analyser son amplification, son contexte et ses apories. Car si le processus de « décolonisation » aboutit, que restera-t-il des Lumières ? Et en étant provocateur, le décolonialisme ne serait-il pas surtout une pensée occidentale ?

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Passage du Nord-Ouest

Passage du Nord Ouest

Carte du nord de l’Amérique (source Wikipedia)

Mais telle est la nature de ce lendemain-là que la simple marche
du temps ne parvient jamais à faire poindre. La lumière qui
aveugle nos yeux n’est que ténèbres pour nous. Seul ce jour-là
point, celui dont nous avons conscience.

Henry David Thoreau, Walden ou la vie dans les bois

Tout le monde a pris place, la lumière s’est évanouie et les murmures se sont étouffés. Le regard découvre un ciel parsemé de nuages reflété dans le miroir tremblant d’un ruisseau, une orante aux bras tendus vers le soleil. Puis il se laisse guider le long de cartes anciennes. Une écriture en belle ronde survole le planisphère, des eaux-fortes qui semblent projetées par une lanterne magique se succèdent dans le champ de vision : Indiens courtauds, plantes ombelliformes, petits papillons posés comme des mouches sur le paysage de papier, rivages dentelés, roses des vents aux innombrables aiguilles. Au large, quelques caravelles se cabrent sur l’océan bleu sombre. Cris d’oiseaux et bourdonnements d’insectes se mêlent au flot musical.

Bernard De Backer, 2007

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Complément du 25 juillet 2021. Les « danses siciliennes  » de Respighi, proposées par le blog Un Sogno italiano. Elles accompagnent The Tree of Life de Mallick.

Complément du 13 juin 2021. Les voix intérieures de Terrence Malick, RTBF, 2 juin 2021. Il y est également question des transcendantalistes américains, surtout Emerson.

Complément du 4 février 2019. Une analyse fouillée de l’oeuvre de Malick et du Nouveau Monde, avec des références aux transcendantalisme américain, notamment Henry David Thoreau : Laurent Guido, « De l’Or du Rhin au Nouveau Monde : Terrence Malick et les rythmes du romantisme pastoral américain », Décadrages [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 01 octobre 2008, consulté le 04 février 2019.
URL : http://journals.openedition.org/decadrages/400 ; DOI : 10.4000/decadrages.400