Croquer la pomme de l’IA (2)

Le « Turc mécanique », vision d’artiste
(source Wikipédia)

Alan Turing a croqué sa pomme en 1954, mais son œuvre a poursuivi son chemin par le travail d’innombrables théoriciens et ingénieurs, entrepreneurs et autres marchands de « machines intelligentes ». Au premier quart de ce XXIe siècle, l’IA a envahi notre quotidien comme feu de brousse. Comme l’écrit Matthieu Corteel dans l’introduction de son livre, Ni dieu ni IA (2025), « Les IA (…) se propagent de proche en proche dans chaque recoin de notre vie ». Pour tenter de nous y retrouver dans ses vertus, ses dangers et ses illusions, inspirons-nous du « Test de Turing », mais avec deux interlocuteurs au lieu de trois. Un être humain séparé d’une machine intelligente et ignorant de son cœur opérant, avec, entre les deux, un vecteur transmettant des informations : les questions de l’humain, les réponses de la boîte noire. Les unes et les autres apparaissent sur un écran ou un haut-parleur ; sous forme de textes, de voix ou d’images. Concentrons-nous sur ce dispositif élémentaire. Il nous faut savoir ce qui se passe dans la boîte noire et chez l’humain lors de l’interaction. Et lorsque l’être humain perçoit les réponses de la machine computationnelle comme celles d’une intériorité, serait-il redevenu animiste ?

« Dans les cinq prochaines années, des programmes informatiques capables de penser liront des documents juridiques et donneront des conseils médicaux. Dans la décennie suivante, ils effectueront du travail à la chaîne et deviendront peut-être même des compagnons. Et dans les décennies suivantes, ils feront presque tout, y compris de nouvelles découvertes scientifiques qui élargiront notre concept de ‘tout’. Cette révolution technologique est inarrêtable »

Sam AltmanMoore’s Law for Everything2021
Republié dans L’Empire de l’ombre, Le Grand Continent, 2025

« Ah ! C’est une belle invention, il n’y a pas à dire. On va vite, on est plus savant… Mais les bêtes sauvages restent des bêtes sauvages, et on aura beau inventer des mécaniques meilleures encore, il y aura quand même des bêtes sauvages dessous »

Émile Zola, La Bête humaine
Cité par Gaspard Kœnig dans La fin de l’individu

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Croquer la pomme de l’IA (I)

Mémorial Alan Turing à Manchester
(source Wikipédia)

J’ai publié deux articles sur l’intelligence artificielle, le premier dans La Revue nouvelle et le second sur Routes et déroutes, mais divers faits récents m’incitent à y revenir. L’un d’entre eux est l’apparition, lors de recherches sur Google, de réponses à des questions non posées, toutes générées par l’IA. Ainsi, alors que je cherchais des informations en lien avec mon article « D’Auschwitz à Bruxelles » racontant l’odyssée de mon oncle, j’eus la surprise de voir surgir les questions suivantes : « Où dormir près d’Auschwitz ? », « Quel est le meilleur endroit pour aller à Auschwitz ? » et même « Puis-je porter des shorts à Auschwitz ? ». Ces questions étaient suivies de réponses, puis ces dernières de nouvelles questions. En un mot : l’IA inversait le sens géographique de ma requête et me prenait par la main – le nudge ou « incitation discrète » – comme un touriste qui va se rendre à Auschwitz, en me fournissant des questions non posées avec leurs réponses. Les sources d’information relatives à ma quête étaient repoussées vers le bas, au risque de disparaître. L’écran était occupé par les suggestions de l’IA. Allons-nous croquer ce fruit, comme le fit le père de l’intelligence artificielle, Alan Turing ?

À l’homme qui ne tenait pas en place

« Je n’ai pas envie de définir ce qu’est la pensée, mais si je devais le faire, je ne pourrais probablement ajouter qu’une chose : c’est une sorte de bourdonnement incessant dans ma tête. Je ne pense pas toutefois qu’il soit nécessaire de s’accorder sur une définition »

Alan Turing, Les machines intelligentes, Hermann, 2025 (BBC, janvier 1952)

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Chenille des Lumières et papillon transhumaniste

Scorpion rouge
(source Wikipédia)

Un ouvrage à la fois enlevé, inquiétant et souvent ironique, retrace l’histoire socio-politique de l’individu européen – des Lumières à la civilisation transhumaniste entrevue. Il s’agit du livre de Julien Gobin, L’individu fin de parcours ? Le piège de l’intelligence artificielle (2024). Il m’a fait penser au premier article que j’avais publié dans La Revue nouvelle en 1996. C’était une contribution à un dossier sur les sectes – « Les religions en vadrouille » – dans lequel mon texte titrait : « New Age : entre monade mystique et neurone planétaire ». À ma grande surprise, en effet, le titre et le contenu de cet article sont en phase avec la thèse de l’auteur. Le sujet m’intéresse d’autant plus que j’avais proposé un dossier sur le transhumanisme pour la même revue. Les membres de la rédaction ignoraient jusqu’au mot. L’analyse de Gobin peut se comparer à celle d’un scorpion qui se pique lui-même. En effet, le déploiement de la démocratie libérale génère, d’un côté, une individuation des sociétés jusqu’à la « monade » individuelle (terme que Gobin emprunte à Leibniz), et, de l’autre, un développement vertigineux des sciences et des techniques, dont les algorithmes et l’intelligence artificielle constituent « la pointe ». Ils soutiennent l’individu autonome dans l’expression de sa singularité tout en pilotant ses désirs. De la « monade radicalement autonome » au « neurone totalement incorporé », en effet. Voyons cela.

« Mais cet idéal européen de l’homme libre avait son revers : une inquiétude permanente et l’insatisfaction, l’angoisse et l’avidité, qui poussèrent les Européens dans tous les coins du monde… »

Julius Margolin, Voyage au pays des Ze-Ka
(réflexion d’un philosophe déporté au Goulag sur les différences entre Européens et Russes)

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Géopolitique de l’intelligence

Neurones

Image pixabay Creative Commons

Les avancées spectaculaires de l’Intelligence Artificielle (IA), exponentiellement accrues par les progrès technologiques et alimentées par les données collectées sur les réseaux, suscitent de nombreuses interrogations et débats. Ces derniers portent notamment sur les limites politiques à l’intérieur desquelles l’IA devrait être contenue – ainsi que sur ses rapports avec l’Intelligence Humaine. Le transhumanisme est l’une des figures de ces débats, dans la mesure où la survie de l’espèce humaine face aux « monstres de silicium » nécessiterait – selon les transhumanistes – d’augmenter les capacités humaines de manière vertigineuse. La « guerre des intelligences » ne semble déjà plus un risque, mais bien une réalité largement opérante. Dans ce contexte, la dimension géopolitique paraît assez largement négligée, les prévisionnistes et les prophètes en tous genre ayant souvent une vue technocratique ou économiciste de la question. La « matière grise » apparaissant comme l’une des ressources stratégiques du futur, sa maîtrise requalifie-t-elle les rapports entre entités géopolitiques ? Car si la mondialisation entraîne les parties du monde vers un destin partagé, c’est à partir d’histoires très différentes.

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David Le Breton ou « la connaissance par corps »

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Article publié par la revue belge Imagine en septembre 2000

Professeur à l’université de Strasbourg, sociologue et anthropologue, il est resté fidèle à l’expérience fondatrice qui marqua son entrée dans l’écriture, la réflexion sociologique et l’action sociale. Auteur de nombreux ouvrages sur le thème de la corporéité dans les sociétés contemporaines, David Le Breton est également un inlassable arpenteur des villes et des campagnes. Au départ d’un très bel Éloge de la marche, il nous confie ses émerveillements de marcheur et ses craintes face à une modernité extrême qui rêve de se défaire du corps.

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