La boucle du Karaïme

Lac de Trakaï près de Vilnius en Lituanie
(photographie de l’auteur)

« Ma femme me glisse dans la poche des tartines, apporte de l’argent. Ils me disent de m’asseoir sur une banquette, les soldats montent aussi avec leurs mitraillettes – ils sont onze ou douze. L’officier s’assoie à côté du conducteur et nous partons vers l’inconnu. »

Jerzy Łopatto

C’est une double page de cahier d’écolier qui porte l’empreinte d’agrafes rouillées en son centre, deux petites feuilles sagement lignées aux bords râpés. Une écriture ferme y a tracé les toponymes d’une quarantaine de lieux, de fleuves, de pays – ainsi qu’un grand lac de forme oblongue et verticale, dans lequel se déverse une rivière. Les noms, indexés parfois d’une date, sont reliés entre eux par des lignes continues ou pointillées. Comme les feuilles sont petites et étroites, les étapes de ce qui ressemble à un itinéraire sont séparées par la nervure centrale et deux subdivisions internes. L’on démarre en haut de la page de gauche pour franchir ensuite la nervure médiane vers la droite, poursuivre de l’autre côté puis descendre en bas, dans le sens des aiguilles d’une montre et, enfin, retraverser la feuille vers le bas de la page de gauche. Le trajet semble se terminer là, à proximité du point de départ, mais séparé de lui par une épaisse ligne horizontale.

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La flèche curonienne

Campeurs sur le versant lagunaire de la flèche dans les années 1930
(source Wikipedia)

Plus haut encore, c’était la ligne des dunes, inlassablement modelées et remodelées par le vent, qu’on s’efforçait de fixer en y semant de l’oyat, et au sommet desquelles on voyait parfois défiler la silhouette massive et archaïque d’une harde d’élans.

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes

De vieilles cartes postales donnent l’image d’une insularité grandiose, une enfilade rectiligne de dunes énormes, de lames ourlées d’écume, de pins majestueux au bord desquels se blottissent quelques villages de pêcheurs et d’artisans. Ce lieu singulier, surgi de la nuit des temps et des soulèvements marins, se trouvait sur la route reliant Königsberg – capitale de la Prusse orientale et ville de Kant – à Saint-Pétersbourg, en passant par Riga et Dorpat. Sur cette langue de sable piquetée de bois, large de quelques centaines de mètres et longue de cent kilomètres, les courriers et les diligences affrontaient les embruns, le vent contraire et le hareng saur aux étapes.

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Ruines de Courlande

Poupées de Dania Rucere à Sabile
(photographie de l’auteur)

« Ich bin die Aufherstehung und das Leben », lit-on sur une croix moussue.

Ce sont des routes de terre et de gravillons, zébrées d’entailles, qu’il faut parcourir à vive allure si l’on ne veut pas trembloter pendant des heures. On raconte que du fond de ces bois de pins aux frondaisons raides, bordant les coupe-feu à perte de vue, des Frères de la forêt[1] harcelèrent les forces d’occupation soviétiques jusqu’en 1957. Des fermes éparses, cerclées de clairières, les ravitaillaient à l’ombre du jour avant de répondre aux divers « organes », regard vide et bouche muette. Staliniens à l’avenir radieux, nationaux-socialistes libérateurs des précédents, soviétiques anti-fascistes : les frères ennemis se succédèrent entre 1940 et 1945. On en vint à regretter les Barons baltes et leurs ancêtres, les chevaliers teutoniques.

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Soljenitsyne et les Lumières d’Estonie

Fenêtre de la ferme de Kopli-Märdi à Vasula où fut écrit l’Archipel du Goulag
(source capture d’écran de L’Archipel du Goulag, une révélation, Arte 2024)

Les premières images d’Alexandre Nevski sont familières aux cinéphiles : mamelons herbeux où reposent crânes et ossements picorés par des corbeaux, flèches fichées dans le sable, casques reposant à terre, carcasses de drakkars dont les proues défient l’horizon. Bientôt, des pêcheurs drapés de lin, alignés en demi-cercle, halent un filet hors de l’eau baignés dans un flot musical signé Prokofiev. Derrière eux, est-ce la mer ? Pas une seule vague ne remue sur cette étendue d’eau parcourue de nuages blancs. C’est un lac étincelant, un lac immense aux confins de la Russie et des terres baltes que les chevaliers teutoniques ont conquises au début du XIIIe siècle, après avoir christianisé la Prusse. A quelques dizaines de kilomètres, sur l’autre rivage du lac Peïpous, ils ont fondé la ville de Dorpat qui deviendra bientôt membre de la Hanse. Après leur croisade contre les dernières terres païennes d’Europe, ils se lancent à l’assaut de la Russie pour y imposer le christianisme latin. Déjà, ils occupent Pskov, non loin de la frontière estonienne actuelle. Du côté russe, la cité-État de Novgorod élit Alexandre Nevski à sa tête pour affronter les chevaliers avec l’aide des archers mongols. Le Prince-évêque de Dorpat, Hermann von Buxhövden, qui a construit une cathédrale sur les hauteurs de la ville, mène les troupes teutoniques sur le lac gelé.

J’étais arrivé dans ce Tartu si cher à mon cœur par un matin de neige et de givre qui donnait un éclat particulier à son décor de très ancienne ville universitaire, et surtout la faisait paraître complètement étrangère, européenne… et pour la première fois de ma vie, je sentis s’installer en moi une impression de sécurité, comme si j’avais complètement échappé à la traque maudite…

Alexandre Soljenitsyne, témoignage cité par Natalia Soljenitsyne.
Préface de L’Archipel du Goulag

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