Populisme, le parti pour le tout ?

Populisme 2

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Un spectre hante l’Europe, le populisme… Le propos est commode et racoleur, comme le « retour des années trente » ou le « réveil des vieux démons ». L’Europe abriterait un monstre increvable en son sein, toujours prêt à reprendre du service dans différentes circonstances, notamment celles d’une confrontation à « l’Autre ». Et si le peuple s’avère mauvais – car c’est quand même lui qui vote populiste –, il faudrait adopter la solution attribuée par Brecht à l’Union des écrivains et décider « d’en élire un autre ». Mais le phénomène semble dépasser le continent européen, à en croire politologues et journalistes qui utilisent le terme pour désigner des mouvements ou régimes qui vont des Philippines aux États-Unis, du Venezuela à la Pologne, de la Turquie au Danemark. On choisira ici d’examiner cette notion à la lumière de l’histoire de la démocratie et d’un parent proche auquel elle est parfois identifiée, le totalitarisme, le plus souvent dans sa version dite « fasciste ». Cela en tentant de se déprendre d’une vision universelle et intemporelle. Peut-on, en effet, mettre sur le même plan l’idéologie et l’action de Le Pen, Orban, Trump, Mélenchon, Wilders, Erdoğan, Chavez ou Kaczyński ? En dehors de la représentation exclusive du corps national revendiquée par un parti – la tentation « d’un-seul » incarnant « l’un-seul-vrai-peuple » –, les différences sont notables. Cependant, si la variabilité des trajectoires et des cultures politiques est évidente, des interactions souterraines relient peut-être ces phénomènes dans le cadre de la globalisation actuelle.

Le populisme comme mouvement ou comme régime est inséparable de la démocratie qui est « le pouvoir du peuple », le kratos du démos. On a bien du mal à imaginer un populisme théocratique, monarchique ou aristocratique. Le populisme est dès lors contemporain de la naissance de la démocratie, comme en témoigne le parcours de Robespierre qui vouait un culte au « peuple vertueux », qu’il fallait distinguer et épurer de ses ennemis. De manière idéaltypique, le populisme se revendique de la légitimité d’un peuple présenté comme une hypostase indivise – et c’est bien là que réside le danger pour la démocratie pluraliste. Avant d’aller plus avant dans l’analyse de ses avatars actuels, il est nécessaire de faire un détour historique, car le populisme n’est pas intemporel. On remarquera en préambule que le mot « populiste » avait une connotation positive au siècle passé. Ainsi, le poète, écrivain et académicien belge Robert Vivier[1], second époux de la réfugiée russe Zénitta Tazieff (la mère du vulcanologue), fut considéré comme un écrivain populiste. Il manqua d’une voix le « Prix du roman populiste » avec Folle qui s’ennuie (publié en 1933), une histoire d’adultère chez « les gens d’en bas ». Roman qui est qualifié de « chef-d’œuvre de la littérature populiste de l’entre-deux-guerres » par l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique. Vivier y retrace les aventures d’une femme du peuple originaire de Liège, qui emménage avec son mari dans une maison de la cité-jardin Le Logis à Boitsfort – tout comme l’écrivain, par ailleurs aussi Liégeois.

Le pays aux paysans

Dans l’histoire moderne des mouvements politiques, les premières occurrences de ceux qui se qualifiaient de populistes sont les « narodniki » (narod signifie « peuple » en langue russe) au XIXe siècle. Le peuple, pour eux, ce sont les paysans, et c’est dans la paysannerie que résiderait le salut de la Russie contre l’État oppressif et policier. Le point d’appui légitime de la société n’est donc plus le Tsar, représentant de Dieu sur terre, mais le peuple-paysan et sa communauté agrarienne qui seraient l’âme de la Russie. Les narodniki donneront ensuite naissance, suite à leur échec, aux sociaux-démocrates, puis aux bolchéviques. Ces derniers considéraient que le prolétariat « bolchevisé » était l’expression unique et ultime du démos historique (voir l’expression tautologique de « démocratie populaire », qui signifie en réalité « pouvoir du peuple bolchevisé », opposée à « démocratie bourgeoise »). On passe dès lors de l’un-peuple paysan à l’un-peuple prolétaire, messie et agent de la fin de l’Histoire.

De l’autre côté de l’Atlantique, un mouvement, également de type agrarien, nommé The People’s Party (aussi connu comme The Populist Party ou The Populists) se développa à la fin du XIXe siècle, avant de fusionner avec le Parti Démocrate en 1896. Il s’agissait d’un groupement de fermiers du centre et du sud des États-Unis, en révolte contre les « élites de la côte Est » qui contrôlaient les banques, la monnaie et les chemins de fer[2]. Notons cette ancienne tension entre les flyover states et les côtes américaines (surtout la côte Est à l’époque), qui fera la fortune électorale de Trump. The Populist Party fut considéré comme progressiste, ce qui explique, selon Jan-Werner Müller (2016), que le mot « populiste » a une connotation de gauche aux États-Unis, incarnant les intérêts de Main Street face à Wall Street. Mais les populistes américains ne développaient pas un messianisme comme les narodniki russes et leurs descendants bolcheviques. Leurs revendications étaient surtout économiques et réglementaires. Par ailleurs, le régime communautaire rural de propriété, la société patriarcale et la culture religieuse russes (Figes, 1995) sont aux antipodes de l’ethos du Granger états-unien protestant. Néanmoins, le premier article de leur programme stipulait que « L’union consommée ce jour des forces laborieuses des États-Unis sera constante et perpétuelle ; puisse son esprit pénétrer dans tous les cœurs pour le salut de la République et l’élévation de l’humanité. »[3] [Nous traduisons]. C’est bien l’esprit de « l’Union constante et perpétuelle » des forces laborieuses qui assurera le salut de la République.

Ces deux exemples, pris aux antipodes et dans des contextes très différents, sont cependant riches en enseignements. Ils se situent d’abord tous les deux dans une période qui voit le principe de légitimité démocratique gagner du terrain et durant laquelle la population rurale est encore prédominante. Le peuple, c’est avant tout les paysans, même si leur proportion est nettement plus faible aux États-Unis qu’en Russie (d’où la mention initiale de « l’union des forces laborieuses » et du « plain people »). Dans les deux cas, c’est une partie de la population qui est élue comme représentant l’essence de la nation et considérée comme point d’appui d’une régénérescence politique « contre les élites ». Mais il n’y a pas d’ancien régime aux États-Unis et les adversaires sont les élites marchandes des villes de la côte Est, alors qu’en Russie l’adversaire est le régime du Tsar. Par ailleurs, le People’s Party est une initiative des fermiers eux-mêmes, alors que les narodniki sont des intellectuels urbains, l’intelligentsia coupée du peuple au nom duquel elle s’exprime et qu’elle formate selon son idéal. C’est donc un « populisme savant » d’une partie des élites se revendiquant du peuple-paysan contre l’autocratie. Ce mouvement est né dans le contexte romantique du XIXe siècle, avec notamment la figure du proue de l’historien français Jules Michelet, qui avait publié son livre Le Peuple en 1846 (Tarragoni, 2015) ; mais il prend un tout autre visage dans le contexte autocratique russe, qui débouchera sur les nihilistes et les bolcheviques. Du côté allemand, c’est le mouvement « völkisch » qui nourrira l’idéologie nazie, fondée sur la pureté du sang et l’autochtonie (Blut und Bodem) du Volk allemand (Chapoutot, 2014 et 2017).

Le Parti total

On retiendra de ce qui précède – y compris la référence littéraire des années 1930, qui signe l’apparition officielle du mot en langue française – que le terme de « populiste » n’a pas au départ la connotation quasi-fasciste que certains lui attribuent aujourd’hui. Il est donc pertinent de parler d’un populisme « de gauche », et certains partis contemporains s’en réclament ouvertement[4]. Par ailleurs, ces mouvements sont à situer dans un moment de bascule où la légitimité politique passe du Tsar au peuple, de l’aristocratie aux classes populaires, des élites urbaines de la Nouvelle-Angleterre aux « forces laborieuses » du pays profond. Cette structuration centre-périphérie est toujours à l’œuvre, comme l’atteste la géographie électorale des dernières élections (France, Royaume-Uni, Pologne, Autriche, États-Unis, Hongrie[5], Allemagne …) qui ont vu la progression des partis dont nous parlons ici.

La fermentation populiste du XIXe siècle donnera naissance, dans le contexte bien particulier des lendemains de la Première Guerre mondiale et de la crise du libéralisme, à des régimes politiques s’appuyant sur des partis revendiquant le monopole absolu de la représentation du peuple. Ce sera bien entendu le cas du parti bolchevique (rebaptisé parti communiste après 1917) mais également du Parti national fasciste de Benito Mussolini et de son journal, vecteur du mouvement fasciste, le bien nommé Il Popolo d’Italia. Un peu plus tard, le Parti national-socialiste s’imposera comme représentant unique du Volk.

Dans ces régimes totalitaires, la prise de pouvoir et son exercice se font au nom d’un parti incarnant le véritable peuple – identifié sur base de la classe, de l’ethnie nationale ou de la race – et ne pouvant dès lors qu’être un Parti unique. Le « populisme savant » du siècle précédent a donné naissance à des régimes totalitaires hypostasiant le peuple présumé unique, « sain » et non divisé – devant être expurgé de ce qui le pervertit. Leur visée est de « parvenir à une société parfaite en arrachant le principe malin qui fait obstacle » (Besançon, 1995), cela par des moyens coercitifs et criminels (expulsion, enfermement, exécution, extermination). Ces régimes – des « monstres sur la route de la démocratie » (Gauchet, 2010) – sont des formations de compromis entre la poussée du gouvernement des hommes par eux-mêmes et le mythe religieux de la société indivise, incarnée par le peuple pur.

Cette prétention à la représentation exclusive du seul et véritable peuple se retrouve à des degrés divers dans les mouvements néopopulistes contemporains. Mais sans la religiosité séculière et l’ambition millénariste « finale », qui sont le propre des régimes totalitaires (Le Pen ne promet pas un « Royaume français de mille ans ») ; ni la terreur comme mode de gouvernement. C’est pour ces raisons cumulées que les propos sur « le retour des années trente », voire le « retour du fascisme », nous semblent peu crédibles (du moins en Europe). On notera en passant que cette expression consacrée fait référence au seul nazisme[6], alors que Trump, Orban ou Le Pen font davantage penser à Mussolini qu’à Hitler. Remarquons par ailleurs que la construction européenne après 1945 a été marquée par les expériences totalitaires et une méfiance concomitante à l’égard du peuple tout-puissant. Comme l’écrit Bruneteau (2018) dans un ouvrage sur l’histoire longue des oppositions à l’UE : « Marqués à des degrés divers par la crise de la démocratie dans les années 1930, le concepteur de la CECA [Jean Monnet] et les autres « pères fondateurs » avaient tous observé que le levier totalitaire embrayait sur une mythification de la volonté générale accoucheuse de démocratie « massive » ou « absolue » (pour reprendre les qualificatifs des juristes du temps). »

Rappelons-nous que fascisme et nazisme ont été portés au pouvoir par la voie électorale[7], certes dans un contexte d’intimidations et de violences – et avec destruction des institutions démocratiques une fois l’opération réussie. Contrairement à ce qu’affirment d’aucuns, ce n’est donc pas « la rue » qui a « chassé le fascisme », mais c’est plutôt elle qui en a facilité l’avènement. Les fondateurs du projet européen ont dès lors renforcé les divers garde-fous de la démocratie pluraliste, tels la séparation des pouvoirs, les verrous constitutionnels et les cours éponymes. Car c’est bien le respect du pluralisme et le deuil de la « belle totalité organique indivise » qui fondent la démocratie (Gauchet, 1976).

Néopopulismes européens

Venons-en dès lors aux néopopulismes contemporains, en commençant par les Européens. La plupart d’entre eux présentent des caractéristiques communes, bien mises en évidence par Jan-Werner Müller (2016). Certains sont au pouvoir, comme en Hongrie ou en Pologne, d’autres y sont associés dans divers gouvernements de coalition, d’autres, enfin, sont dans l’opposition. Parmi les traits communs, on retiendra l’hostilité aux élites et la revendication des populistes d’être les uniques représentants du peuple véritable, une entité qui doit dès lors « être extraite de la totalité empirique des citoyens » (Müller, 2016). Ce peuple véritable et authentique, ce démos ou ethnos seul légitime, dont les partis populistes s’arrogent le monopole représentatif, est le plus souvent défini sur une base nationale et ethnique (les « vrais Polonais », les « Français de souche »), mais peut aussi être une catégorie sociale, plus ou moins floue (comme « les gens » contre « la caste »). C’est donc une partie des citoyens qui constitue le tout du peuple, c’est un front ou un mouvement (plutôt qu’un parti, évoquant « partie ») qui en est l’expression politique unique. Le peuple véritable est homogène, pur et régénérateur ; les élites sont corrompues et parasitaires.

Dans la mesure où les néopopulistes se présentent comme les mandataires exclusifs du peuple authentique, les autres partis politiques n’ont pas de légitimité et sont peu ou prou des « ennemis du peuple », des « traîtres à la patrie », voire des « agents de l’étranger ». Le populisme est donc anti-élitaire, mais également et surtout anti-pluraliste. Il en résulte que, une fois arrivés au pouvoir, les populistes vont s’attaquer à ce qui garantit le pluralisme politique en démocratie, comme la liberté des médias, la séparation des pouvoirs et la cour constitutionnelle (cas de la Pologne et de la Hongrie). Mais contrairement à la situation du siècle passé, les institutions démocratiques occidentales garantissant le pluralisme politique, les libertés et les droits semblent assez solides pour endiguer le danger. On le voit aux États-Unis, pays dans lequel les institutions, le check and balance, « contiennent » jusqu’à ce jour mieux le populisme qu’en Pologne ou en Hongrie, dont l’expérience démocratique est plus récente. Le danger d’un « retour aux années trente » parait donc endigué par l’absence de millénarisme politique, la légitimité démocratique partagée et la mise en place d’institutions gardiennes de la constitution. Pour le dire autrement, les partis populistes européens, de gauche ou de droite, apparaissent comme des phénomènes post-totalitaires, et non proto-totalitaires, par ailleurs sous le contrôle d’institutions mises en place après la Seconde Guerre mondiale et formant le socle de l’UE. Ce socle s’applique aux nouveaux membres, dont les anciennes républiques populaires d’Europe orientale, ce qui explique le conflit avec la Pologne relatif à la séparation des pouvoirs, notamment celui de la cour constitutionnelle.

L’affirmation selon laquelle « le populisme n’est pas une idéologie mais un style politique » (Faniel, 2017) nous paraît instructive dans sa méprise, car le populisme participe bien d’une idéologie et d’un programme politique dans lesquels seul le peuple véritable est dépositaire du sens, du bien-être et de la justice. Cette vision a des conséquences dans le style politique, mais ce n’est pas ce style qui fonde le populisme contemporain. L’auteur affirme en effet que le populisme est « une rhétorique, un type de discours qui peut alors venir se greffer sur une idéologie », comme si les deux étaient dissociés[8]. Il y a au contraire bel et bien une matrice idéologique commune, qui est la défense du peuple défini, soit sur une base « ethno-nationale », soit sur une base « sociale » ; un populisme de droite ou de gauche. C’est en effet ce qu’avance l’auteur plus loin, mais en dissociant toujours « le style » de « l’idéologie » : « Si on admet l’idée que le populisme est un style politique plutôt qu’une idéologie, cela permet de comprendre qu’il peut y avoir un populisme à droite et à gauche. »

De notre point de vue, la délimitation opposée de la partie du peuple (ethnos national ou démos social) qui doit être « extraite de la totalité empirique des citoyens » n’enlève rien à la matrice commune qui transcende ce clivage gauche-droite. Tout comme les régimes totalitaires du XXe siècle – ces « jumeaux hétérozygotes » (Besançon, 1998) – appartenaient à la même matrice idéologique malgré la différence du démos salvateur. Comme l’écrit Christian Godin (2012), « Et pourtant, il est arrivé plus d’une fois dans l’histoire récente que des positions politiques radicalement opposées sur certaines questions se rejoignent sur des points essentiels. La représentation traditionnelle des assemblées politiques sous la forme d’un hémisphère a pour effet de rendre topologiquement aberrant un voisinage des partis extrêmes. Mais si, à l’image traditionnelle du demi camembert on substitue, comme Jean-Pierre Faye [1972] l’a fait à propos des partis extrêmes de la République de Weimar, la figure du fer à cheval, alors la distance maximale est remplacée par une inédite proximité. »

Se protéger des vents du monde

Le clivage « gauche-droite » au sein des néo-populismes européens, outre qu’il prolonge celui de ses antécédents totalitaires, trouve sa source dans ce qui les fonde, à savoir la radicalisation de la modernité et celle de la globalisation associée à l’Union européenne marchande et cosmopolite, « l’euromondialisation » ouverte à tous les vents (Bruneteau, 2018). Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le moment de leur émergence et le contenu de leurs programmes. En Europe de l’Ouest, le phénomène est né à la fin du XXe siècle, dans la foulée de la crise pétrolière et des transformations profondes qui lui furent contemporaines, notamment la mondialisation économique et financière qui frappèrent le politique d‘une certaine impuissance.

Par ailleurs, contrairement aux affirmations qui évoquaient à la même époque un arrêt des migrations en Europe (hors demande d’asile et regroupement familial), celles-ci se sont poursuivies et accentuées (au sein de l’UE, avec l’élargissement à l’Est, et en provenance des pays du Sud). Dès lors, les programmes des partis populistes insistent tantôt sur la souveraineté économique et la protection sociale nationales, tantôt sur la défense de l’ethnos nativiste – et souvent les deux à la fois. Sans oublier la valorisation des marqueurs identitaires traditionnels (religion, mœurs, éducation, traditions, etc.) dans le domaine « sociétal », bousculés par la modernité radicalisée.

Il n’est dès lors pas surprenant que la sociologie électorale nous indique, avec des variations en fonction des contextes locaux et nationaux, que l’électorat populiste est précisément celui qui se sent victime de ces transformations : soit victime « sociale » des délocalisation et de la globalisation néo-libérale, soit (ou également) victime « ethnique » de l’insécurité culturelle induite par les flux migratoires actuels et l’anticipation de ceux à venir. C’est l’opposition entre « le peuple des somewhere et le peuple des anywhere » (Gauchet citant Goodhart[9], 2017). On retrouve le même phénomène aux États-Unis, l’électorat de Trump étant composé des identitaires blancs peu scolarisés et des conservateurs religieux (tout aussi blancs). C’est ce que Dominique Reynié (2011) appelle le « populisme patrimonial ».

Il nous semble par ailleurs hasardeux de subsumer des régimes politiques non occidentaux (Turquie, Russie, Philippines, etc.) sous l’étiquette générique de « populiste », dans la mesure où les contextes politiques et géopolitiques sont totalement différents. Dans certains cas, la démocratie est un vernis politique peu ancré dans l’histoire nationale ; dans d’autres, c’est la dynamique de décolonisation culturelle et de rejet consécutif du modèle occidental qui signe le retour à une tradition autoritaire mâtinée de « démocrature ».

Mais il n’est pas impossible que les deux phénomènes interagissent. Le déclin de la prédominance occidentale impacte en effet les autres régions du monde et favorise des régimes politiques autoritaires de « style populiste » ; la montée en puissance des régimes autoritaires non occidentaux et l’affaiblissement de l’attractivité démocratique favorisent en retour le repli des peuples occidentaux, par ailleurs défiants des « nouveaux entrants » qui maintiennent des liens fort avec des modèles culturels et politiques différents, voire parfois opposés sur les fondamentaux démocratiques. Phénomène favorisé par une interconnexion médiatique sans précédent, qui constitue un autre aspect de la globalisation.

En tout état de cause, ceux qui souhaitent l’endiguement démocratique du néopopulisme européen dans ses diverses variantes, ne gagneront rien (en dehors d’une réassurance identitaire) en prenant une posture de supériorité morale ou en proférant des anathèmes. Ils ne feront que renforcer ce qu’ils revendiquent de combattre. La lutte contre le populisme anti-démocratique ne peut produire ses effets qu’en comprenant et affrontant les désarrois qui le nourrissent[10]. C’est probablement plus efficace que le recours à la démonologie.

Bernard De Backer, juin 2018

La solution de Bertolt Brecht (Dann wählen wir uns ein anderes Volk … )

« Après l’insurrection du 17 juin / Le secrétaire de l’Union des Écrivains / Fit distribuer des tracts dans la Stalinallée. / Le peuple, y lisait-on, a par sa faute / Perdu la confiance du gouvernement / Et ce n’est qu’en redoublant d’efforts / Qu’il peut la regagner. Ne serait-il pas / Plus simple alors pour le gouvernement / De dissoudre le peuple / Et d’en élire un autre ? » Bertolt Brecht, La solution, 1953. (Staline est mort le 5 mars 1953)

Complément du 2 janvier 2023. Les grands entretiens de LWT : avec Pascal Ory LWT s’entretient avec Pascal Ory, historien et académicien, suite à la sortie en mars 2022 de son dernier livre : Ce côté obscur du peuple. Spécialiste d’histoire politique, ce recueil s’étend sur plus de 40 ans de travail et de recherches documentées. Première partie :https://www.youtube.com/watch?v=Vj_ZoLFqJZ4&t=675s Le XXIe siècle : triomphe du populisme.

Complément du 17 janvier 2020. Au sujet de Le Siècle du populisme de Pierre Rosanvallon (Seuil, janvier 2020),  le journaliste du Monde, Florent Georgesco, écrit : « L’ensemble des traits que Rosanvallon retient pour dessiner un « idéal-type » du populisme trouvent leur cohésion dans un sentiment d’impuissance. Mythologie du « peuple-Un » (et pur) ; croyance dans l’efficacité (et la justice) sans mélange d’une démocratie directe ; recherche d’un leader charismatique, « homme-Peuple » qui rassemble en incarnant ; national-protectionnisme ; exacerbation des émotions : tout converge vers une même tentative pour surmonter l’angoisse d’une perte irréparable. Celle d’une figure antérieure du monde, qu’aucune autre n’est venue remplacer. Il faudrait s’habituer à vivre dans l’incertitude. Il ne semble pas qu’on y parvienne. » Le populisme est donc bien un symptôme de la sortie de la religion, de la perte irréparable d’une « figure antérieure au monde ». Vox populi est devenue vox dei, et non l’inverse. Ce n’est pas Dieu qui s’incarne dans le peuple, c’est ce dernier qui est divinisé : Un et Pur.

Complément de novembre et décembre 2019 : Le livre de David Goodhart, The Road to Somewhere. The Populist Revolt and the Future of Politics, cité dans cet articlevient d’être traduit en français sous le titre Les deux clans : la nouvelle fracture mondiale. Dans la même veine, sur les causes des populismes (de droite ou de gauche) – principalement la globalisation économique, les réseaux sociaux et la problématique migratoire – on ne peut que recommander le livre de Yascha Mounk, Le peuple contre la démocratie. La traduction française est disponible en livre de poche. Un livre accessible et brillant, très richement documenté et engagé.

Complément de mars 2019.

Sur le dernier livre de Chantal Mouffe, Pour un populisme de gauche (2018), structuré autour de l’antagonisme entre le démos et les élites néo-libérales, une analyse intéressante sur le site La vie des idées : Peut-on défendre le populisme ?

Complément de févier 2019.

Ethnos pour le populisme de droite, demos pour celui de gauche. Cela se confirme ! Le Monde se réveille : Le populisme, nouvelle grammaire politique, 29 février 2019.

Complément de novembre 2018.

Le populisme comme sacralisation mythique du peuple naturellement « un et vertueux », qu’il convient de purifier par élimination de ses ennemis extérieurs et intérieurs, est contemporain de la naissance de la démocratie et des Droits de l’homme. Que la vertu et la terreur soient intimement liées dans ce moment fondateur, c’est ce que documente et démontre le parcours de Robespierre, reconstitué notamment par Marcel Gauchet dans Robespierre. L’homme qui nous divise le plus. Le populisme de Robespierre est à la fois de gauche et de droite, le peuple véritable et vertueux est en même temps français et social-universel, ethnos et démos. Comme le résume Nicolas Weill, dans le compte-rendu d’une rencontre avec Gauchet dans Le Monde des livres du 23 novembre 2018, « Robespierre pourrait bien être le premier populiste de l’histoire ».

Un européen sur quatre vote populiste, selon cette enquête fouillée publiée par The Guardian, qui évoque autant un populisme de gauche que de droite : Revealed: one in four Europeans vote populist.

Traduction anglaise de l’article en langue allemande de Philip Manow (Merkur 72 (827), 2018) : Then let’s dissolve the people… Populists vs the elite, the elite vs populists.

Sociologie et géographie du populisme : Christophe Guilluy et Chantal Mouffe.

Références

  • Besançon Alain, Le malheur du siècle. Communisme-Nazisme-Shoah, Fayard, 1998 et Perrin, 2005.
  • Bruneteau Bernard, Combattre l’Europe De Lénine à Marine Le Pen, CNRS éd., 2018
  • Chapoutot Johann, La loi du sang. Penser et agir en nazi, Gallimard, 2014
  • Chapoutot Johann, La révolution culturelle nazie, Gallimard, 2017
  • Collectif, dossier « L’Amérique de Trump », Le Débat n° 198, janvier-février 2018
  • Collectif, dossier « Pour la démocratie, prendre au sérieux le populisme », La Revue nouvelle, Septembre 2012
  • Faniel Jean (interviewé par Adrien Pauly et Benjamin Cocriamont), « Le populisme n’est pas une idéologie mais un style politique », Les @nalyses du CRISP en ligne, 1er septembre 2017, crisp.be.
  • Faye Jean-Pierre, Langages totalitaires, Hermann, 1972
  • Figes Orlando, La révolution russe. 1891-1924 : la tragédie d’un peuple, Denoël, 2007
  • Gauchet Marcel, « L’expérience totalitaire et la pensée de la politique », Esprit, juillet 1976
  • Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie, III. À l’épreuve des totalitarismes. 1914-1974, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 2010
  • Gauchet Marcel, « La guerre des vérités », Le Débat n° 197, novembre-décembre 2017
  • Godin Christian, « Qu’est-ce que le populisme ? », Cités, 2012/1 (n° 49), p. 11-25.
  • Laczó Ferenc, « Populism in power in Hungary », Razpotja, 2018, traduit par Eurozine
  • Manow Philip, « « Dann wählen wir uns ein anderes Volk … » Populisten vs. Elite, Elite vs. Populisten », Merkur 72 (827), 2018
  • Müller Jan-Werner, Qu’est-ce que le populisme ?, Premier Parallèle, 2016
  • Reynié Dominique, Populismes : la pente fatale, Paris, Plon, coll. « Tribune libre », 2011
  • Tarragoni Federico , « Le peuple et son oracle. Une analyse du populisme savant à partir de Michelet », Romantisme 2015/4 (n° 170), p. 113-126.
  • Venturi Franco, Les Intellectuels, le peuple et la révolution. Histoire du populisme russe au XIX siècle, deux tomes, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1972

Notes

[1] Il succéda à Maurice Maeterlinck en 1950 et fut suivi par Henri Bauchau en 1989. L’apparition officielle du mot « populiste » en langue française date du « Manifeste du Roman populiste » de 1929 (Tarragoni, 2015). Le prix Eugène Dabit du roman populiste existe encore. Sartre l’obtint en 1940 pour Le mur (et ne l’a pas refusé).

[2] Son programme avait été adopté le 4 juillet 1892, jour anniversaire de l’indépendance des États-Unis, sous le nom de Omaha Platform. De manière sigificative, le préambule déclarait : « Assembled on the anniversary of the birthday of the nation, and filled with the spirit of the grand general and chief who established our independence, we seek to restore the government of the Republic to the hands of “the plain people,” with which class it originated. » Le texte intégral de la plateforme est disponible sur le site universitaire de l’American Social History Project : History Matters.

[3] « The union of the labor forces of the United States this day consummated shall be permanent and perpetual ; may its spirit enter into all hearts for the salvation of the Republic and the uplifting of mankind. » Source Omaha Platform, article premier.

[4] C’est le cas de Podemos, à en croire l’interview d’un de ses députés, Inigo Errejon (auteur avec Chantal Mouffe de Construire un peuple, éd. Du Cerf, 2017), qui oppose, lui, un « populisme progressiste » à un « populisme réactionnaire ». L’auteur se réclame bien entendu du premier. Mais dans la mesure où sa définition du « populisme progressiste » inclurait « la séparation des pouvoirs et le principe de contrôle entre eux », il paraît difficile de l’associer à ce dont il est question ici. Voir Le Monde, 23 mars 2018.

[5] Lors des élections hongroises d’avril 2018, les élus de l’opposition au Fidesz d’Orban proviennent essentiellement de Budapest. Comme l’écrit Blaise Gauquelin dans Le Monde du 8 avril 2018, « Les socialistes (MSZP) ont recueilli 12,3 %, les Verts (LMP) 6,87 % et DK, une formation de gauche dissidente de l’ancien premier ministre Ferenc Gyurcsany, 5,55 %. Leur présence dans l’Hémicycle sera symbolique et ils représenteront surtout les habitants de la capitale, Budapest, alors que cette élection vient confirmer une évolution observée ailleurs en Occident : la concentration d’un électorat libéral et progressiste dans les grandes villes, les campagnes restant acquises aux partisans du repli national. »

[6] Le mot « fascisme » est utilisé de manière récurrente pour désigner le nazisme, voire tout ce qui est à droite de l’échiquier politique, ce qui est une belle victoire posthume de la propagande soviétique.

[7] Aux élections du 6 avril 1924, les deux listes gouvernementales associées à Mussolini recueillirent au total 64,9 % des voix et 375 parlementaires, dont 275 inscrits au parti national fasciste. Hitler, quant à lui, fut nommé chancelier par le président Hindenburg, conformément à la constitution de Weimar, en qualité de chef du parti remportant les élections législatives de novembre 1932 (33,1 % des suffrages). Le NSAPD remporta ensuite les élections de mars 1933 avec 43,9 % des suffrages. En Russie, au contraire, les bolcheviques prirent le pouvoir par un coup de force armé et dissolvèrent l’Assemblée constituante élue au suffrage universel masculin et féminin. Cette assemblée ne représentait pas le peuple selon Lénine, le peuple « moteur de l’histoire » étant le prolétariat bolchevisé par les révolutionnaires professionnels.

[8] Les styles se ressemblent, malgré les différences idéologiques : critique des élites, lien direct avec le peuple, leader charismatique, attaque des médias, etc. Mais c’est précisément parce que ce style est congruent avec une matrice idéologique populiste qui transcende l’opposition gauche-droite et en appelle directement au demos ou au ethnos par-delà les corps intermédiaires et contre les élites. Si des partis non populistes peuvent adopter des « styles populistes », l’inverse n’est pas vrai. La place nous manque ici pour décrire les différences entre populismes du Nord, de l’Est et du Sud de l’Europe (Manow, 2018).

[9] David Goodhart, The Road to Somewhere. The Populist Revolt and the Future of Politics, C. Hurst & Co. Publishers, 2017.

[10] Un dossier de La Revue nouvelle (2012) titrait « Pour la démocratie, prendre au sérieux le populisme ». On pouvait lire dans l’introduction de Luc Van Campenhoudt : « Prendre le populisme au sérieux, dépasser les condamnations vertueuses qui n’y voient que l’ambition démagogique de ses chefs charismatiques, est aujourd’hui une condition pour mieux saisir les problèmes de notre démocratie et y répondre ».

Une réflexion sur “Populisme, le parti pour le tout ?

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