Croquer la pomme de l’IA (I)

Mémorial Alan Turing à Manchester
(source Wikipédia)

J’ai publié deux articles sur l’intelligence artificielle, le premier dans La Revue nouvelle et le second sur Routes et déroutes, mais divers faits récents m’incitent à y revenir. L’un d’entre eux est l’apparition, lors de recherches sur Google, de réponses à des questions non posées, toutes générées par l’IA. Ainsi, alors que je cherchais des informations en lien avec mon article « D’Auschwitz à Bruxelles » racontant l’odyssée de mon oncle, j’eus la surprise de voir surgir les questions suivantes : « Où dormir près d’Auschwitz ? », « Quel est le meilleur endroit pour aller à Auschwitz ? » et même « Puis-je porter des shorts à Auschwitz ? ». Ces questions étaient suivies de réponses, puis ces dernières de nouvelles questions. En un mot : l’IA inversait le sens géographique de ma requête et me prenait par la main – le nudge ou « incitation discrète » – comme un touriste qui va se rendre à Auschwitz, en me fournissant des questions non posées avec leurs réponses. Les sources d’information relatives à ma quête étaient repoussées vers le bas, au risque de disparaître. L’écran était occupé par les suggestions de l’IA. Allons-nous croquer ce fruit, comme le fit le père de l’intelligence artificielle, Alan Turing ?

À l’homme qui ne tenait pas en place

« Je n’ai pas envie de définir ce qu’est la pensée, mais si je devais le faire, je ne pourrais probablement ajouter qu’une chose : c’est une sorte de bourdonnement incessant dans ma tête. Je ne pense pas toutefois qu’il soit nécessaire de s’accorder sur une définition »

Alan Turing, Les machines intelligentes, Hermann, 2025 (BBC, janvier 1952)

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Disons-le d’emblée : l’IA risque de nous occuper jusqu’à la fin des temps, si du moins nous arrivons jusque-là. Le mot « occuper » possède ici au moins deux sens, celui d’une préoccupation (la langue est intelligente…) et celui d’une prise de pouvoir quasiment militaire. Les deux significations sont liées, car c’est bien le risque d’une occupation graduelle, d’une prise de pouvoir de plus en plus radicale par « la machine », qui nous préoccupe. Je le ferai en deux articles, car le sujet est vaste : le premier sur Alan Turing, sa vie et ses travaux, le second sur la problématique actuelle de l’IA.

On connaît les pôles opposés des réactions face à l’IA, comme à la plupart des innovations technologiques importantes : l’enthousiasme millénariste (le bonheur, la résolution de tous les problèmes, la fin du travail, l’immortalité, etc.) et la peur apocalyptique (la fin de la liberté humaine, le contrôle insidieux, les conséquences psychiques et éducatives, etc.). Pour placer le curseur entre ces deux pôles à l’entame de ces articles, disons que je me situe, au regard de mes connaissances actuelles, plus proche de la peur que de l’enthousiasme. 

Nous verrons à l’examen si cette appréhension est fondée. Ma crainte n’est qu’une hypothèse de travail basée sur une analyse documentée. Y compris par l’envahissement des objets quotidiens par des icônes colorées « Assistant IA », plus ou moins hypnotiques. Et ce n’est qu’un début, à la fois en termes de diversité d’occupation et de montée en puissance  des possibilités techniques – que seuls la régulation publique, le défaut de ressources (minières et énergétiques) et les usagers pourraient freiner. 

Notons que, selon certains experts (voir l’introduction du livre de Mathieu Corteel, Ni dieu ni IA, 2025), les contenus du web risquent de disparaître progressivement en étant remplacés par ceux générés par l’IA. Surviendrait alors un paradoxe : l’IA se nourrirait d’elle-même faute de contenus à exploiter, ce qui signifierait à terme sa mort par cannibalisme. Voici en effet ce que l’on pouvait lire lors du lancement de GPT-5 dans Le Monde  (7 août 2025, je souligne): « Cependant, les observateurs doutent que le passage à GPT-5 soit aussi impressionnant, notamment parce qu’il est désormais difficile de trouver de nouvelles données de qualité pour nourrir l’intelligence artificielle (IA), souligne The Information, s’appuyant sur des indiscrétions d’employés. » L’IA se croquerait elle-même…

Mais comment s’y retrouver dans ce sujet abyssal qui nous plonge au cœur de notre identité humaine, celle de sujet « libre » et pensant ? Qui suscite des analyses et des controverses chaque jour plus nombreuses et plus complexes ? Je ne suis pas un spécialiste de la question, mais il serait bien dangereux de la laisser aux seuls « experts » et milliardaires omnipotents de la Tech qui s’infiltrent dans nos vies et nous manipulent, notamment par le nudge. L’IA est une problématique qui nous concerne tous, individuellement et collectivement : vie quotidienne, sociabilité, pensée, créativité, travail, politique, éducation, économie, gestion des ressources humaines, santé, justice, culture ; et bien sûr : la guerre

Il y a deux versants qu’il me semble nécessaire de distinguer a priori dans la problématique de l’intelligence artificielle : 1) l’IA en tant que telle, avec ses développements vertigineux pour l’esprit et la liberté humaine ; 2) sa monopolisation par les oligarques de la tech américaine ou son contrôle par le PC Chinois. Dans la réalité, les deux aspects se mélangent bien évidemment, mais il faut les séparer au niveau de l’analyse. Une IA « vertueuse et publique » ne présenterait-elle pas aussi des dangers redoutables ? Ou ceux-ci ne sont-ils que la conséquences des acteurs oligarchiques qui la dominent (au niveau de la propriété des machines, des programmes et des réseaux, mais également de la recherche et développement) ? Débutons par le premier point : qu’est-ce que l’IA et dans quelle mesure peut-elle nous menacer en tant que telle ?

La première chose qui vient à l’esprit est de s’entendre sur le sens du mot « intelligence », contrairement à ce qu’affirmait Alan Turing (voir citation en épigraphe), sans se perdre dans d’innombrables définitions, y compris en matière d’espionnage (l’intelligence service, ce qui nous conduit encore à Turing). Et qu’est-ce donc que « artificiel » ? Il est intéressant de savoir d’entrée de jeu qu’« intelligence » signifie étymologiquement (dans nos langues latines) « ramasser parmi un ensemble » ou « lire entre les lignes ». C’est le « entre » qui est intéressant, car cela suppose un vide, un interstice, un sujet qui discerne (et donc une volonté, une finalité, un désir). Commençons dès lors par la vie et les découvertes du sujet Alan Turing, les fondements de l’IA à travers son parcours existentiel.

Il me faut en effet retracer en premier lieu le destin et les découvertes du mathématicien anglais Alan Turing, « père » de l’ordinateur et de l’intelligence artificielle. Né le 23 juin 1912 à Londres et mort sans doute par suicide (une certitude pour son neveu Dermot Turing : on aurait imaginé un accident pour protéger sa mère) le 7 juin 1954 à Wilmslow. Il était âgé de 41 ans. Une série de quatre émissions sur France culture, « L’énigmatique Alan Turing » (2018), permet de connaître son parcours de vie à l’aide de nombreux auteurs et témoins, notamment de sa famille.

Alan Turing à l’âge de 16 ans
(source Wikipédia)

Nous ne ferons dès lors ici que souligner certains points, surtout ceux qui associent la vie intime de Turing (il fut condamné à une castration chimique pour « grossière indécence » en 1952), son corps et sa psyché à ses découvertes et finalement à son suicide probable par absorption d’une pomme[1] imprégnée de cyanure ou d’arsenic. 

Sur ce dernier point, ses proches connaissaient sa fascination pour le dessin animé Blanche-Neige et les Sept nains de Walt Disney (1937) vu à Princeton, dans lequel une sorcière plonge la princesse dans un sommeil éternel en lui offrant une pomme empoisonnée. Remarquons que c’est une femme sous deux identités qui persécutait Blanche-Neige : sa belle-mère (la Reine) et la sorcière. Deux femmes jouèrent un rôle semblable dans la vie et la mort de Turing. Une fin de vie très mystérieuse. La vie de Turing fut aussi une énigme, comme en atteste le titre de sa biographie par Andrew Hodges (1983). Pouvons-nous « casser son code » ?

Mais n’anticipons pas, sinon pour dire que les découvertes de l’individu Turing ne peuvent être séparées de son existence extrêmement singulière. Lui-même, dans ses recherches, a régulièrement établi des liens entre des champs que l’on croyait distincts : la machine et l’intelligence humaine, la biologie et les mathématiques, la mort physique de son premier ami (Christopher Morcom) et la survie de son esprit. Sans oublier ses séances, à la fin de sa vie, avec un psychanalyste jungien pour « se changer ». Il notait ses rêves dans un carnet que son frère John Turing détruisit après sa mort. Cela parce qu’Alan y « haïssait sa mère », selon le psychanalyste qui le confia à John en lui montrant certains écrits. Par ailleurs, quelques jours avant son suicide, Turing aurait, selon Jean Lassègue qui se réfère à Hodges, consulté une « voyante » (ou un) lors d’une fête foraine. Ses divinations l’auraient plongé dans l’effroi. Le même Hodges parle aussi d’une rencontre avec une gitane à l’âge de 11 ans qui lui aurait prédit « un destin exceptionnel ». Une autre hypothèse sur sa mort est son assassinat par les services secrets britanniques, déguisé en suicide. Il était « l’homme qui en savait trop » en pleine guerre froide.

Alan Turing fut d’autre part un excellent sportif (cyclisme, aviron, et course à pied), désireux de participer aux Jeux Olympiques de 1948 à l’âge de 36 ans (sa candidature ne fut pas retenue). Il était un esprit brillant mais également un corps athlétique. Un software et un hardware.

Turing coureur de fond
(source
The Times)

Après l’évocation de sa fin, commençons par le début. Alan, né en 1912, avait donc un frère aîné, John, né en 1908 dans les Indes britanniques où leur père travaillait pour une compagnie à Madras. Ses parents étant retournés en Inde, le petit Alan fut confié à des amis de sa famille car la colonie britannique fut jugée trop dangereuse pour un enfant. Comme dans la plupart des histoires de génies, la fable se mêle parfois aux faits, mais certains évènements sont avérés. Turing fut dès la petite enfance quelqu’un de particulièrement brillant : il aurait appris à lire seul en trois semaines, avait une passion et des dons précoces pour les énigmes et les chiffres. Mais solitaire et introverti, il devint une « tête de Turc » pour ses camarades de classe plus âgés et il fut changé d’école à l’âge de 15 ans. 

Afin d’être présent à la rentrée de sa nouvelle école, la Sherborne School[2], malgré la grève générale de septembre 1926, il la rejoignit en partant d’un port (il débarquait de France) à bicyclette, soit 90 kilomètres (avec une nuit dans un hôtel)[3]. La dépense physique, la passion intellectuelle et sa marginalité semblent en effet très liées. C’est dans cette école qu’il connaît son premier amour, Christopher Morcom, un autre élève passionné de mathématiques et de sciences comme Turing. Sa mort en 1930 à l’âge de 18 ans affecta profondément Alan qui ne put se résoudre à la disparition de son esprit. Des biographes avancent qu’il aurait alors décidé de réaliser le destin scientifique potentiel de Morcom. 

Sa passion épistémologique et son goût pour la dépense physique intense apparaissent liés à sa marginalité (solitude et homosexualité, dans une Angleterre où celle-ci constituait une infraction ; ce lien entre son génie et sa vie personnelle est aussi la thèse de Jean Lassègue). Outre ses dons personnels, son identité psychique et sa vie de célibataire le rendirent disponible pour la recherche scientifique, contrairement à son frère John qui vécut une vie de famille « normale » (il eut cinq enfants). Ce dernier livra par ailleurs un témoignage instructif sur son frère (My Brother, The Genius)[4], notamment concernant ses « excentricités », son insécurité suite à son placement dans une famille, les tourments infligés par sa mère, « sa peur des femmes « dangereuses » », et son étrange sociabilité. Un homme « venu d’ailleurs » dont même la mort paraît cryptée.

Élève à la Sherborne School de 1926 à 1931, Alan Turing découvre l’œuvre d’Einstein à seize ans et s’initie à la mécanique quantique vers la même période. Le directeur de l’école dit de lui : « … s’il aspire à devenir un scientifique spécialisé, il perd son temps ici ». Après la mort de son ami Morcom, avec lequel il avait sollicité une bourse d’étude pour le Trinity College de Cambridge, il écrit à la mère de son ami et se demande dans cette correspondance comment l’esprit humain et la matière peuvent cohabiter. « Turing est en effet convaincu de la survivance de l’esprit et se demande par quel procédé ce dernier parvient à se libérer définitivement du corps après la mort » (Le Monde, Destins d’exception, 2024). Voilà qui documente également les motifs de son suicide présumé. Serait-ce une expérience relative à son propre lien corps-esprit ? On peut associer cette donnée au transhumanisme de la tech et son projet de se « débarrasser du corps » (voir David Le Breton dans Adieu au corps). 

En 1931, Turing intègre le King’s College de Cambridge (l’université est divisée en différents Collèges, trente et un aujourd’hui)[5] où il fait des études de mathématiques et obtient une bourse de thèse. Il achèvera son doctorat à l’Université de Princeton en 1938.

Les découvertes et travaux successifs de Turing dans le domaine des mathématiques, leurs applications (décodage des messages allemands, informatique, intelligence artificielle, biomathématique…) étant largement décrits ailleurs (notamment dans le dossier publié par Le Monde en 2024), nous n’allons qu’en résumer les enchaînements. Soulignons d’entrée de jeu que la particularité de Turing est de ne pas se cantonner dans les « mathématiques pures », mais de songer à leur applications, notamment par des machines abstraites ou concrètes. Encore l’association du hardware et du software. Le même souci se retrouve dans d’autres domaines de recherche associant mathématiques et organismes vivants, esprit et matière, intelligence et machines. Une visée qui constitue la base même de « l’intelligence artificielle ».

Prenons comme point de départ les théorèmes d’incomplétude de Kurt Gödel qui ont fait germer l’idée de ce que l’on appelle la « Machine de Turing » et ses trois versions. C’est le modèle théorique de l’ordinateur. La machine en question n’est en effet pas une réalité matérielle, mais un plan « sur le papier » qui constituera la base d’une application pratique.

L’article de Gödel (philosophe et mathématicien originaire de Brno en Tchécoslovaquie) sur les deux théorèmes d’incomplétude date de 1931 et Turing en prend évidemment aussitôt connaissance. Le cœur de ce théorème est qu’il existe des propositions ou des énoncés mathématiques indécidables. On ne peut démontrer qu’ils sont « vrais » ou « faux ». Les propositions auto-contradictoires (différentes des énoncés indécidables – c’est une illustration imparfaite) sont connues depuis l’antiquité grecque (voire bien avant et ailleurs), comme celle de Socrate : « Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien ». Il y en a d’autres, comme le paradoxe du menteur avec des phrases du type : « Je suis en train de mentir ». Dans ma vie de sociologue, combien de fois, lors d’une recherche, ne m’a-t-on pas affirmé avec une candide assurance  que « L’objectivité n’existe pas ». Gödel applique ce paradoxe aux mathématiques et « fait trembler sur ses bases l’édifice formel des mathématiques » (Le Monde, 2024). 

De cette question jaillit l’idée, par l’intermédiaire du mathématicien David Hilbert qui en formulait le défi, d’une « machine » capable de vérifier l’exactitude ou l’inexactitude d’un énoncé mathématique. C’est, pour faire très court, le point de départ de la « Machine de Turing ». Ce n’est évidemment pas le lieu d’en décrire les composantes et sa capacité à répondre au défi de Hilbert, mais bien de pointer que cette machine « sur le papier » est la base des premiers ordinateurs qui seront bientôt conçus en Angleterre (car l’informatique est née en Europe et pas aux USA)

Vue d’artiste d’une machine de Turing
(source Wikipédia)

Disons simplement qu’il s’agit d’une « tête de lecture » déchiffrant le contenu de cases successives sur un ruban, et que ces cases contiennent deux chiffres, 0 et 1, ainsi qu’un symbole blanc (B). Turing en construira abstraitement deux autres (« u » comme universelle et « o » comme oracle). N’allons pas plus loin, sinon pour dire que l’étape abstraite suivante, anticipée par Turing, sera les machines quantiques qui ne seront plus binaires (0 et 1), soit les « bits classiques », mais des qubits (avec des états intermédiaires ou superposés). Nous en sommes là aujourd’hui.

Après son doctorat à Princeton, Turing rejoint le 4 septembre 1939 (au lendemain de la déclaration de guerre) le centre des services secrets britanniques de Bletchley Park pour participer au décodage des messages cryptés de l’armée allemande. Ces derniers sont chiffrés au moyen de la redoutable machine Enigma, conçue au départ (années 1920) pour un usage de transactions commerciales. C’est un engin qui ressemble à une machine à écrire avec un clavier de 26 lettres, mais dont toutes sont codées au moyen d’un système de rotors et de connexions électriques. Le système de chiffrage change en permanence et comporte un nombre astronomique de configurations possibles dans sa version utilisée par l’armée allemande (10114, plus que le nombre d’atomes dans l’univers). 

Le travail de déchiffrement est vital pour l’Angleterre, notamment parce que des sous-marins allemands (les U-Boot) torpillent les navires transportant des armes et des vivres en provenance des États-Unis.

Si le travail pour « casser » le cryptage d’Enigma est collectif (près de 10.000 personnes à la fin de la guerre), hiérarchisé et secret, Turing y jouera un rôle fondamental par le biais de la conception d’une machine (dont l’origine est polonaise et date de 1938, ainsi que son nom)[6], « la bombe », qui reproduira mécaniquement le codage d’Enigma de manière inversée. Les messages codés allemands sont introduits dans la machine qui les décode en produisant un texte « en clair » à la sortie. Ces messages sont extrêmement nombreux, de différentes provenances et cryptages. C’est donc un travail titanesque occupant des milliers de personnes dans « la ruche » de Bletchley Park, réparties dans des « cabanes » spécialisées. Turing sera affecté au décodage de la marine allemande.

Toujours sportif, Turing se rend souvent en courant à Bletchley Park (certains avancent même qu’il venait parfois de Londres, soit 64 kilomètres). Une première version de « la bombe », est imaginée par Turing et des collègues en 1939, puis construite peu après par la BTM (British Tabulating Machine Company). La version finale sera appelée « Bombe de Turing-Welchman ». Bletchley Park comptera quelque 211 bombes dont chacune pèse une tonne et possède 108 rotors. Turing sera décoré en 1945 de l’ordre de l’Empire britannique. La fin de la guerre aurait été raccourcie de deux ans grâce à la Bombe de Turing-Welchman.

Une des « Bombes de Turing-Welchmann » à Bletchley Park
(source Wikipédia)

Cette « bombe » dans ces différentes versions, dont le prototype avait été construit par les Polonais, est en quelque sorte l’ancêtre de l’ordinateur dont les premiers exemplaires seront bientôt construits. C’est en effet dans la foulée du décodage d’une autre machine de cryptage allemande, nommée Lorenz, qu’est conçue par l’équipe de Bletchley Park une machine électronique programmable qui sera équipée de 1.500 lampes. Elle est nommée Colossus (modèles Mark 1 et Mark 2) et est considérée comme le premier ordinateur. Le concepteur du hardware (la machine physique) est un certain Tommy Flowers avec le mathématicien Max Newman. Mais la logique sous-jacente est le fruit des travaux de Turing.

Colossus n’est cependant pas encore une machine « universelle » mais à destination unique du décodage de Lorenz. C’est néanmoins sur cette base que Turing imaginera une machine universelle (programmable pour d’innombrables tâches) qui sera l’ordinateur Pilot ACE. Colossus sera quant à lui détruit par le gouvernement britannique pour des motifs de sécurité militaire, raison pour laquelle l’ordinateur Eniac construit aux États-Unis en 1946 sera considéré comme le premier ordinateur avant que Colossus ne soit révélé au public en 1976. Tout ceci nous montre combien la naissance de l’informatique (et d’Internet) est intimement liée à la guerre, militaire et commerciale, ce qui est encore le cas aujourd’hui.

Après la guerre et « rendu à la vue civile », Turing va travailler au Laboratoire de physique de Londres (NPL) pour élaborer un ordinateur dont le premier modèle sera le Pilot ACE – ACE pour « Automatic Computing Engine » – pour lequel il distinguera clairement le hardware (circuits électroniques) du software (les programmes ou logiciels). L’ordinateur sera mis en service fin 1951 et s’éteindra en 1955. Turing sera déjà ailleurs, et lui aussi « éteint » en 1955 (il mourra en juin 1954). Il a démissionné du NPL en 1948 et travaille à l’université de Manchester pour concevoir des ordinateurs scientifiques et non plus militaires, cela avec son ami le mathématicien Max Newman qu’il a connu à Cambridge et avec lequel il a travaillé à Bletchley Park sur Colossus. Ils y créent le Computing Machine Laboratory. C’est la même année 1948 qu’il envisage d’intégrer l’équipe britannique pour les Jeux olympiques…

Le premier ordinateur Colossus
(source Wikipédia)

Nous abordons les six dernières années de la vie de Turing, qui restera à l’université de Manchester. Ce sont les années le plus productives de sa vie durant lesquelles ils s’intéresse d’abord aux « machines intelligentes » (les textes rassemblés dans le livre éponyme – traduits en 2025 – sont de cette époque). Il s’agit dès lors de l’aube de l’IA. Celle qui pourrait jouer aux échecs, démontrer un théorème, traduire un texte et écrire une lettre d’amour… Son article « Computing Machinery and Intelligence » (revue Mind, 1950) est considéré comme fondateur du champ de recherches de l’IA. Selon lui, l’esprit humain, qui est d’abord « désorganisé » à la naissance, doit fonctionner comme un ordinateur, une « machine de Turing universelle » qui progresse par l’éducation. C’est toute la question de l’apprentissage (et auto-apprentissage) des ordinateurs qui est posée, notamment par réseaux de neurones artificiels (le « connexionnisme »).

En bon pragmatique ou comportementaliste, il ne se pose pas trop la question de savoir « ce qu’est l’intelligence », mais propose plutôt un test (le fameux « test de Turing » qui se nommait au départ « jeu d’imitation ») pour mesurer si une machine est perçue comme intelligente par des humains. Selon lui, une machine peut avoir un comportement intelligent sans être dotée d’une intelligence comparable à celle des humains. Le test consiste à mettre un humain posant des questions à l’aveugle (en étant séparé des répondants par une paroi) et par écrit à un ordinateur et à un autre être humain. Si la personne qui engage les conversations n’est pas capable de dire lequel de ses interlocuteurs est l’ordinateur, on peut considérer que celui-ci a passé avec succès le test. 

Nous n’entrons pas ici dans les contestations de ce test de Turing, qui seront abordées dans le second article. Notons déjà qu’il n’implique pas que les machines qui l’ont passé avec succès soient dotées d’une conscience, aient des intentions et des désirs de type humain. En 1951, Turing est fait membre de la Royal Society et, en 1953, il est chargé d’enseigner l’informatique théorique à l’université de Manchester.

Maison de Turing à Wilmslow
(source agence immobilière
Country Life)

La vie de Turing à Manchester sera double : celle de son esprit et celle de son corps, de ses pulsions sexuelles. Sur le premier versant, le mathématicien poursuivra ses recherches sur les machines et l’IA, mais il se lancera également dans la « biomathématique » avec l’aide de l’informatique : la simulation par ordinateur de la morphogenèse, de la croissance et de la forme des êtres vivants. Il rejoint ici une fascination très ancienne pour les « miracles de la nature » qui avait été provoquée par la lecture d’un livre pour enfants, Natural Wonders every Child should know de Edwin Tenny Brewster publié en 1912. 

Après les mathématiques, le décodage, l’informatique et l’intelligence artificielle (qui ne portait pas encore ce nom, forgé en 1956 par le mathématicien américain John McCarthy), il s’intéresse à présent au vivant, plantes et animaux. Mais le corps et l’esprit n’apparaissent pas aussi distincts qu’il le pensait.

Il devient l’un des pionniers de l’usage de l’informatique en biologie, cherche à comprendre comment se forment les motifs chez les animaux (mammifères, poissons, coquillages), notamment par le biais de réactions chimiques. Selon ses proches, il se livre aussi à des expériences dans sa maison de Wilmslow qu’il vient d’acquérir, ce qui explique la présence de cyanure et d’arsenic à son domicile.

Sa pratique sportive diminue, suite à une blessure qui l’empêche de courir encore le marathon. Sa proximité de la ville de Manchester lui fait découvrir un lieu de rencontre gay. C’est en se promenant dans les environs qu’il croise par hasard, en décembre 1951, un jeune homme de 19 ans avec lequel il a une liaison. Il l’invite chez lui, mais en janvier 1952 sa maison est cambriolée. Son amant avoue que le cambrioleur est une de ses connaissances. Turing craint un chantage et porte plainte à la police en faisant ouvertement état des évènements et de sa liaison (Turing ne se cachait pas de son homosexualité), sans se rendre compte qu’il tombe sous le coup d’un article d’une loi de 1885 sur la « grossière indécence » désignant des actes de sodomie entre hommes. 

Édition de 1928 de Natural Wonders every Child should know
(source Wikipédia)

Il est condamné en mars 1952 et le juge lui donne le choix entre la prison et la castration chimique. Il choisit la castration (injection d’œstrogènes) qui a pour effet l’extinction de sa libido masculine et sa féminisation corporelle. Cette peine dure un an mais s’avère très pénible : il voit son corps changer, sa poitrine se développer, son désir s’éteindre.

La séparation corps-esprit, hardware-software, est une nouvelle fois mise à l’épreuve. Mais cette année passée, en mars 1953, il reprend sa vie sexuelle, notamment en Norvège où elle ne tombe pas sous le coup de la loi. D’après des témoins, il mène une existence déprimée, mais semble bien entouré et continue ses recherches à l’Université de Manchester.

Turing avait eu une amie proche, Joan Clarke, rencontrée durant les années à Bletchley Park. C’était une collègue qui travaillait dans la même « cabane » 8 et avec laquelle il avait développé une forte relation, cela jusqu’au point de lui proposer le mariage en 1941, notamment pour « se normaliser ». Mais ils durent convenir tous les deux, après des vacances passées ensemble, que ce n’était pas possible.

Après sa castration chimique et ses effets déprimants, Alan prit rendez-vous avec un psychiatre et psychanalyste jungien (supposé moins rigide qu’un freudien, plus « ouvert »), Franz Greenbaum. Cela pour affronter le choc de la castration chimique, mais aussi pour « se changer ». Non qu’il voulût se défaire de son homosexualité, mais il aurait eu l’objectif de devenir bisexuel. De « modifier son code », en quelque sorte, d’en être maître. 

Cette relation thérapeutique, selon ceux qui en eurent connaissance, se passa bien. Turing, après ses séances, était invité dans la famille du psychanalyste et jouait avec ses filles. Comme nous l’avons vu, il notait ses rêves et ses réflexions dans un cahier dont son frère John prit connaissance. Sa vie semblait un peu remise sur ses rails ; il apparaissait moins déprimé. Puis, le matin du 8 juin 1954, sa femme de ménage le trouva mort sur son lit, une pomme à moitié croquée à côté de lui. Une autopsie eut lieu et l’on découvrit qu’il était décédé d’une intoxication au cyanure. La pomme ne fut pas analysée, tant cela semblait évident. 

Son frère John, après échanges avec le psychiatre Franz Greenbaum, décida d’accepter le verdict de l’enquête policière qui conclut à un suicide. Il n’y avait en effet aucun indice visible d’un accident. Son neveu, Dermot Turing, conclut aussi à la thèse du suicide, notamment sur base des analyses du médecin légiste. Il ajoute : « Il avait eu du mal à contrôler sa vie, il a sans doute voulu contrôler sa mort ». Comme nous l’avons vu, l’hypothèse d’un accident, lié à ses expériences chimiques, était cependant maintenue pour protéger la mère d’Alan Turing qui ne voulait pas croire au suicide de son fils.

Le corps de Turing fut incinéré comme celui de son père l’avait été. Ce n’était donc pas une manœuvre pour effacer des traces. Enfin, le biographe de Turing, Andrew Hodges, affirme également que le mathématicien aurait pu faire croire à un accident pour protéger sa mère. Il pense que la thèse du suicide est très probable. Mais pourquoi se serait-il suicidé ?

Si l’on écarte l’hypothèse de l’assassinat de « l’homme qui en savait trop » par les services secrets et que l’on accorde crédit à la thèse du suicide, il nous reste à en examiner les motifs. Comme mentionné plus haut, deux ou trois semaines avant sa mort, à la mi-mai 1954, Alan Turing – comme durant son enfance – est allé consulter un voyant à la foire de Blackpool au cours d’une excursion avec la famille de son psychiatre Greenbaum. Selon le témoignage de Barbara Greenbaum, qui était présente : 

« Alan s’est présenté chez nous dans une tenue très étrange, qui ressemblait à sa tenue de cricket blanche de l’école. Un pantalon blanc qui lui arrivait à mi-cheville et une chemise blanche très froissée et chiffonnée. Mais c’était une belle journée ensoleillée, Alan était de bonne humeur et nous sommes partis… Puis il a pensé que ce serait une bonne idée d’aller à Pleasure Beach, à Blackpool. Nous avons trouvé la tente d’un voyant et Alan a dit qu’il aimerait y entrer, alors nous l’avons attendu… Et ce visage ensoleillé et joyeux s’était transformé en un visage pâle, tremblant et horrifié. Quelque chose s’était passé. Nous ne savons pas ce que le voyant lui a dit, mais il était manifestement profondément malheureux. Je pense que c’était probablement la dernière fois que nous l’avons vu avant d’apprendre son suicide. »[7] (traduit grâce aux travaux d’Alan Turing)

Barbara Greenbaum ajoute qu’elle se souvient aussi que Turing lors de ses visites dans sa famille « était très maladroit. Il était gêné par lui-même. Il s’habillait de manière très négligée. Et il bégayait beaucoup, ce qui a été plutôt regretté. Il se rongeait aussi les ongles, donc je pense qu’il avait des problèmes. »

Attardons-nous sur cette rencontre avec ce « voyant », un « fortune-teller » en anglais. Ou une « diseuse de bonne aventure », une « reine gitane » selon Jean Lassègue dans sa « lettre à Alan Turing », qui insiste sur sa féminité. Fortune-teller peut désigner aussi bien une femme qu’un homme en anglais. 

La voyante, tableau de Mikhaïl Vroubel, 1895
Voir le résultat négatif de la divination : l’as de pique
(source Wikipédia)

Tout d’abord, notons le désir manifesté par Turing au moins deux fois dans sa vie (peut-être davantage) de consulter un « gitan supposé savoir ». La première fois, à l’âge de 11 ans, la voyante (une femme selon son biographe Hodges) lui aurait prédit « un destin exceptionnel ». Il ne s’est pas trompé et Turing s’en est sans doute souvenu. Même si ce type de prophétie – très classique et ne « mangeant pas de pain » – est facile à énoncer, surtout à l’égard d’un enfant qui devait sembler intelligent, Turing a dû être impressionné. Et par conséquent, les faits ultérieurs donnant raison à la voyante, accorder un grand savoir à ces personnes..

La seconde occurrence, deux ou trois semaines avant son suicide, a visiblement débouché sur une prophétie tout autre, qui l’a horrifié et fait trembler. Peut-être celle de sa mort prochaine. Turing devait apparaître au voyant préoccupé, inquiet, « maladroit, bégayant et se rongeant les ongles » selon les termes de Barbara Greenbaum. Le diseur de bonne aventure l’a très probablement vu et senti. Il ne pouvait pas lui prédire « un destin exceptionnel ». Toujours est-il est que le père de l’intelligence artificielle a dû accorder bien du crédit à cette intelligence naturelle, au point d’anticiper par un acte volontaire le destin qui lui aurait été prédit. Il lui supposait visiblement plus de savoir qu’au psychanalyste.

Reste la question de la femme, de la mère, de la sorcière et de Blanche-Neige. Comme nous le savons, Turing était fasciné par le dessin animé de Walt Disney qu’il aurait vu de nombreuses fois à Princeton. Une sorcière y offre une pomme empoisonnée à la princesse, et cette sorcière est sa belle-mère, la Reine. De même, le voyant de Blackpool qui était peut-être une voyante (Barbara n’a pas vu le « fortune-teller » en personne), lui a en quelque sorte indirectement offert la pomme empoisonnée. Il se l’est administrée lui-même, en connaissance d’effet. 

Et il y a la mère,  celle de Turing et celle de Blanche-Neige – qui est une « belle-mère », mais elle occupe néanmoins une position similaire. Notons que dans une première version du conte des frères Grimm (1812) la belle-mère est la mère naturelle (ce qui est aussi le cas dans un conte dont les frères Grimm se sont inspirés : Le Conte du genévrier). Enfin, selon le psychanalyste Greenbaum, les cahiers de Turing contenaient des propos qui indiquaient qu’il « haïssait sa mère », au point d’inciter à les détruire. Il ne faut pas être grand clerc pour supposer que les femmes, en particulier les mères, inspiraient une crainte à Turing. C’est d’ailleurs dit explicitement par son frère John Turing dans My Brother, The Genius : Alan éprouvait une crainte des « femmes dangereuses ». John dit également, dans le même témoignage, que sa mère « le tourmentait, le harcelait ». Nous n’irons pas plus loin dans l’analyse de ces coïncidences troublantes, ni des relations de certains homosexuels masculins avec leur mère. Laissons sur ce point cogiter le lecteur et la lectrice.

Il est cependant frappant de constater combien Alan Turing était un homme « qui ne tenait pas en place », au physique comme au mental. Ses activités sportives continues et intenses (aspect ignoré par les auteurs des Lettres à Alan Turing, comme le note Jean-Marc Lévy-Leblond dans sa préface) dès l’adolescence, voire avant, ses recherches scientifiques permanentes (le « bourdonnement incessant dans ma tête ») qui lui mangeaient tout son temps (« l’importance qu’il accordait au temps, c’est-à-dire à son propre temps » témoigne son frère John) constituent un trait majeur. Il pouvait faire irruption dans sa famille après avoir longuement couru, se précipiter dans la baignoire, puis s’en aller après dix minutes car il avait « la haine des « conversations insipides » » dit encore son frère.

En un mot, Turing avait sans doute besoin de s’échapper sans cesse par le corps et la pensée pour ne pas être « fixé ». Mais il ne pouvait plus courir autant suite à une blessure. Quelle était cette emprise qu’il fuyait ? 

Blanche-Neige
(source Wikipédia)

Reste une ultime hypothèse, qui nous ramène à l’intelligence artificielle, même si l’invention de celle-ci est en partie tributaire de la destinée singulière de son créateur que nous avons retracée. Elle l’est d’ailleurs aussi sur ce dernier point. Comme nous l’avons également pointé, la carrière scientifique d’Alan Turing aurait un lien profond avec son premier amour, Christopher Morcom. La mort soudaine de son ami à l’âge de 18 ans affecta profondément Turing. Il se posa alors la question de la survie de son esprit après sa mort physique. La question du détachement de l’esprit ou de l’intelligence du corps humain est au cœur des recherches de Turing et de l’IA. Elle sera d’ailleurs reprise par la transhumanisme technologique et son « Adieu au corps ». Elle fait également penser aux « shifters » dont parle Gérald Bronner dans son dernier livre Å l’assaut du réel (2025).

J’ai découvert après l’écriture de cet article que cette hypothèse était aussi formulée par Pierre Cassous-Noguès. Cela dans sa Lettre à Alan Turing (2016), titrée « Une façon inédite de séparer l’esprit du corps », écrite par un personnage imaginaire, le Prof. G. Dole. Il y évoque aussi le transhumanisme. Elle est par ailleurs aussi présente dans le livre de Mathieu Corteel, Ni dieu ni IA (2025) : « Ce qui compte avant tout, c’est le programme. Comme le dit l’adage, ‘L’esprit est au cerveau ce que le programme est au hardware informatique’. C’est là d’ailleurs un des principes de la machine de Turing comme l’explique Hilary Putnam (…) ‘En d’autres termes, une telle machine de Turing est une machine abstraite qui peut être réalisée physiquement d’une infinité de manières différentes’ (…) On peut implémenter un logiciel dans un support quelconque ; voilà un élément essentiel de la théorie de l’IA ». Le fait divers récent, raconté par Corteel, d’un chercheur belge dans le domaine de la santé dialoguant avec le chatbot ELIZA et se suicidant pour rejoindre l’IA, est dans le même registre. Ajout du 31 août 2025.

Le suicide de Turing serait-il aussi – associé à ce que nous venons de voir sur les circonstances de sa vie – une sorte d’expérience sur lui-même pour détacher son esprit de son corps ? Selon ceux qui l’ont vu sur son lit de mort, sa femme de ménage, les policiers, sa famille et le médecin légiste, il ne semblait pas marqué par la souffrance. Nous ne pouvons en dire davantage, mais posons au moins la question. En tout état de cause, ni la vie « naturelle » ni la vie « artificielle » n’apparaissent comme un monde de bisounours. Nous y reviendrons dans l’article suivant, centré sur les développements contemporains de l’IA, ses potentialités et ses dangers. Mais il nous a paru indispensable de passer en premier lieu par la vie et la mort tragique de celui qui est considéré comme son fondateur. Nous pensons comme d’autres, notamment Jean Lassègue, que cette vie très singulière est intimement liée à son œuvre, comme s’il avait voulu projeter son intelligence et son esprit hors de son corps.

Bernard De Backer, aout 2025

Mes remerciements à Pierre Hanjoul pour sa relecture minutieuse
(je suis évidemment seul responsable des éventuelles erreurs et approximations)

P.S. La thèse d’un assassinat par les services secrets britanniques, dans le contexte de la Guerre froide et de l’affaire des « Cinq de Cambridge », espions pour l’URSS mais aussi homosexuels et sensibles au chantage, me semble peu crédible. L’espionnage des Cinq fut démasqué en 1951 par le biais d’une opération de décryptage (encore) des messages soviétiques, le projet Verona. Même si Turing était sous surveillance des services, j’ai du mal à imaginer que ces derniers aient été au courant de sa fascination pour Blanche-Neige et pensé à tremper une pomme dans du cyanure… Il eût été plus simple de provoquer un accident de la circulation. De plus, les services secrets connaissaient – et pour cause – le travail effectué par Turing à Bletchley Park, qui avait sauvé l’Angleterre. Le visage de Turing figure aujourd’hui sur les billets de 50 livres, au verso de celui de la Reine (je ne suis pas certain que cela lui aurait plu) … puis du Roi.

Sources

Sur Routes et déroutes

Notes

[1] Difficile de ne pas associer cette pomme avec celle d’Apple, dont le logo est une pomme croquée. Les fondateurs s’en défendent et le premier logo d’Apple montrait Isaac Newton sous un pommier, évoquant la découverte de la gravitation universelle. Selon un article du journal Le Monde (« Non, le logo d’Apple n’est pas un hommage au mathématicien persécuté Alan Turing ») : « Steve Jobs ne s’est jamais exprimé publiquement à ce sujet. En revanche, le créateur du logo d’Apple, Rob Janoff, bien que se disant charmé par cette histoire, a démenti dans de nombreuses interviews toute référence au mathématicien. (…) Le graphiste raconte : « Je cherchais la silhouette d’une pomme, mais pour que cela ressemble davantage à une pomme et non à un fruit rond, j’ai fait ce que l’on fait avec une pomme, j’en ai pris une bouchée. (…) Est-il alors possible que Steve Jobs ait choisi le nom d’Apple en pensant à Alan Turing ? Toujours selon Janoff, c’est peu probable. Le designer ne sait pas exactement ce qui a décidé Jobs à choisir le nom d’Apple ». Jobs ignorait-il l’histoire de Turing ? J’en doute. Il a peut-être nié ce lien pour des raisons commerciales. Mystère.
[2] Une école privée de grand renom qui eut notamment comme élèves l’acteur Jeremy Irons, le mathématicien Alfred North Whitehead et l’écrivain John Le Carré.
[3] Selon Andrew Hodges et Douglas Hofstadter, Alan Turing : The Enigma, Princeton University Press, 2012
[4] Voici des extraits de ce témoignage, qui date de1959. « Ma mère laisse entendre que ses nombreuses excentricités, ses écarts par rapport au comportement normal et le reste étaient en quelque sorte le reflet de son génie. Je ne suis pas du tout d’accord. À mon avis, ces choses étaient le résultat de son insécurité lorsqu’il était enfant, non seulement dans ses premiers jours chez les Ward (ndlr : famille d’accueil), mais aussi plus tard, lorsque sa mère le harcelait et le tourmentait. (…) La haine d’Alan pour les « conversations insipides », sa peur des femmes « dangereuses » et l’importance qu’il accordait au temps – c’est-à-dire son propre temps – ne faisaient pas de lui l’invité le plus aimable ni le plus serviable. » (je souligne)
[5] Les collèges de Cambridge sont des communautés d’étudiants, d’universitaires et de personnel, formant un environnement dans lequel les générations et les disciplines académiques peuvent se côtoyer, les étudiants et les boursiers profitant ainsi de « l’étendue et de l’excellence d’une université de haut niveau à un niveau intime » ». (source Wikipédia
[6] Les Polonais avaient intercepté dès 1929 une machine Enigma (à usage commercial) qui avait été envoyée de Berlin. Des mathématiciens polonais avaient construit une machine, le cyclomètre, qui simulait deux machines Enigma. Et, plus tard, une « bombe cryptologique » (nommée ainsi parce qu’elle faisait tic-tac) qui parvient à automatiser le décodage des messages. En 1939, la complexification d’Enigma et le manque de moyens (puis l’invasion) obligent les Polonais à passer le relais aux Français et aux Britanniques. Ces derniers créèrent alors le centre de Bletchley Park.
[7] « But it was a lovely sunny day and Alan was in a cheerful mood and off we went … Then he thought it would be a good idea to go to the Pleasure Beach at Blackpool. We found a fortune-teller’s tent and Alan said he’d like to go in, so we waited around for him to come back … And this sunny, cheerful visage had shrunk into a pale, shaking, horror-stricken face. Something had happened. We don’t know what the fortune-teller said but he obviously was deeply unhappy. I think that was probably the last time we saw him before we heard of his suicide. », source BBC News, 2014 

6 réflexions sur “Croquer la pomme de l’IA (I)

  1. Excellent texte, cher Bernard ! Le destin de cet homme est tellement étrange. Les hommes de science géniaux sont comme certains grands artistes, des êtres absolument hors normes, à part. L’histoire de la pomme empoisonnée de Blanche-Neige est inouïe, et cette pomme n’est-elle pas l’IA que nous sommes occupés à croquer ? Si appétissante.

    Tu nous en parleras dans ta prochaine livraison…

    Amitié, Muriel

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    1. Oui, bien sûr, Muriel. C’est le sens du titre : « Croquer la pomme de l’IA », explicité dans le « chapeau » de l’article. Si je penche du côté de la crainte (voire de la peur) de l’IA, comme je l’explique dans les premiers paragraphes, « ma religion n’est pas encore faite ». Mais je suis certain que l’on ne pourra pas revenir en arrière, vers « un monde avant l’IA ». Toute la question est de savoir comment chevaucher ce dragon. C’est une mutation aussi importante que la maîtrise du feu, l’agriculture et l’élevage, l’écriture, la machine à vapeur…

      Ceci étant, je ne suis pas du tout convaincu qu’Alan Turing soit un homme surgi de nulle part et totalement « hors normes ». Bien au contraire, mon souci à la fin de cet article est de poser l’hypothèse de liens entre sa pulsion épistémologique, son orientation sexuelle, sa frénésie sportive, sa sociabilité très particulière et son rapport au temps dont témoigne son frère : il était l’homme qui ne tenait pas en place (sans doute pour échapper à une emprise). À la veille de sa mort, son corps était amoindri (conséquence des œstrogènes et blessure aux jambes qui entravait la course à pied) et il devait se sentir acculé. Il a supposé davantage de savoir à la « Reine tsigane » qu’à son psychanalyste. Que lui a-t-elle dit ? Nul ne sait, mais il l’a crue. C’est pour moi le point le plus important, le contenu de la prophétie étant secondaire.

      P.S. Sur le « hors norme ». L’expression est devenue tellement courante dans certains segments de la société, notamment artistiques, que non peut légitiment se demander si le « hors normes » n’est pas devenu … la norme. Voir à ce sujet L’élite artisteExcellence et singularité en régime démocratique de la sociologue Nathalie Heinich.

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  2. Félicitations, Bernard et merci pour ce texte et tout le travail qu’il suppose. C’est une mine pour nous guider dans cette complexité qui nous entoure et nous attend. La personnalité d’Alan Turing est « fascinante ». Quels bourdonnements devait-il avoir dans son cerveau ! Et dans son corps. Ton analyse va, comme toujours, au-delà des faits. Chaque paragraphe est interpellant et entraîne entre les lignes. Et tous ces apports de vie, y compris Adamo. Je vais regarder avec intérêt ce qu’a fait M. A. Wrubel, inconnu pour moi jusqu’à présent. La pomme n’est-elle pas le fruit qui a généré le plus de légendes et d’histoires au cours des siècles ?

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    1. Merci pour ta lecture, Dominique. Ma réponse me permet, comme souvent, de préciser certaines choses. La source de cet article est mentionné en haut de mon texte. Je ne comptais au départ n’écrire « que » sur l’IA. Et puis j’ai découvert Alan Turing, ses travaux et sa vie très singulière, intimement mêlés. Je n’ai pas vu le film qui lui est consacré et j’avais donc des yeux neufs.

      Très rapidement, j’ai senti le lien intime entre la vie de « l’homme qui ne tenait pas en place » et ses découvertes, cela jusqu’à sa mort, son suicide plus que probable. Je n’ai pas du tout été sensible à « l’icône gay » qu’il est devenu, ni à toute cette littérature sur « l’homophobie » de son époque (et bien avant, pendant des siècles ici et ailleurs). Je n’utilise que très rarement les mots en « phobie », car ils réduisent un phénomène social et historique en une sorte de diagnostic psy (du genre « Trump est un fou », les génocides sont « des crises de psychose collective », etc.). Je m’en suis expliqué ailleurs sur ce site (Hétéronomes homonégatifs ?). Je pose d’ailleurs l’hypothèse qui si Turing avait vécu dans un société ouverte sur ces questions, il n’aurait peut-être pas eu la même passion épistémologique, ni le même « génie ».

      Cependant, Turing ne se réduit pas à cela. Il ne « tenait pas en place » pour d’autres raisons personnelles. L’évènement le plus mystérieux est sa rencontre avec « la Reine des Tsiganes » à Blackpool. Il a visiblement succombé à son emprise. Je pense que c’est la clé de sa mort, mais nous ne disposons pas du code nous permettant d’ouvrir la porte qui conduit vers l’intelligence de cette énigme. Je n’ai donc formulé que des hypothèses.

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  3. Incroyable vie ! Etonnant personnage !
    Le Courrier international dans son édition sortie ce jour (n°1819 du 11 au 17.9.2025) consacre son dossier à l’IA : « Le jour où nous n’aurons plus besoin d’apprendre », avec notamment un article du NYT sur une école privée où l’apprentissage est piloté par l’IA. Le modèle essaime… Peut-on se passer d’apprendre ? Perspective glaçante !

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    1. Oui Michel, c’est la vie d’Alan Turing qui m’a évidemment retenu dans ce premier article. Mais il y aura une suite (ou plusieurs), comme annoncé. Un livre très intéressant, mais ardu, dans lequel je suis plongé est Ni dieu ni IA. Une philosophie sceptique de l’intelligence artificielle de Mathieu Corteel (La Découverte, 2025). Deux bonnes émissions sur France Inter (courte) et sur France Culture (longue) avec Corteel.

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