Ruines de Courlande

Poupées de Dania Rucere à Sabile
(photographie de l’auteur)

« Ich bin die Aufherstehung und das Leben », lit-on sur une croix moussue.

Ce sont des routes de terre et de gravillons, zébrées d’entailles, qu’il faut parcourir à vive allure si l’on ne veut pas trembloter pendant des heures. On raconte que du fond de ces bois de pins aux frondaisons raides, bordant les coupe-feu à perte de vue, des Frères de la forêt[1] harcelèrent les forces d’occupation soviétiques jusqu’en 1957. Des fermes éparses, cerclées de clairières, les ravitaillaient à l’ombre du jour avant de répondre aux divers « organes », regard vide et bouche muette. Staliniens à l’avenir radieux, nationaux-socialistes libérateurs des précédents, soviétiques anti-fascistes : les frères ennemis se succédèrent entre 1940 et 1945. On en vint à regretter les Barons baltes et leurs ancêtres, les chevaliers teutoniques.

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Le culturalisme dans tous ses états

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Source Wikimedia Commons

Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas arbitrairement, pas dans les circonstances qu’ils ont choisies mais dans celles qu’ils ont directement trouvées, qui leurs furent données et transmises. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur les cerveaux des vivants .

Karl Marx, Le 18 brumaire de Louis Bonaparte

Un dossier de la revue Le Débat daté mai-août 2015, intitulé « Cultures : un enjeu contemporain », invite à revenir sur la dimension et la dynamique culturelle, y compris religieuse ou post-religieuse, comme matrices structurant l’agir humain, et donc le comportement des sociétés et des individus. Cette thématique acquiert une nouvelle portée aujourd’hui, dans le cadre de la globalisation accrue, des brassages de populations, de l’accélération de la mobilité des personnes, des biens et des messages ; et, par conséquent, des effets en sens divers qui en résultent à l’ère postcoloniale occidentale. Mais elle est aussi sensible et polémique, la référence à des facteurs de type culturel dans l’analyse de phénomènes sociaux étant souvent qualifiée de « culturaliste », une imputation qui se transforme rapidement en soupçon de racisme, avec les charges afférentes.

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Soljenitsyne et les Lumières d’Estonie

Fenêtre de la ferme de Kopli-Märdi à Vasula où fut écrit l’Archipel du Goulag
(source capture d’écran de L’Archipel du Goulag, une révélation, Arte 2024)

Les premières images d’Alexandre Nevski sont familières aux cinéphiles : mamelons herbeux où reposent crânes et ossements picorés par des corbeaux, flèches fichées dans le sable, casques reposant à terre, carcasses de drakkars dont les proues défient l’horizon. Bientôt, des pêcheurs drapés de lin, alignés en demi-cercle, halent un filet hors de l’eau baignés dans un flot musical signé Prokofiev. Derrière eux, est-ce la mer ? Pas une seule vague ne remue sur cette étendue d’eau parcourue de nuages blancs. C’est un lac étincelant, un lac immense aux confins de la Russie et des terres baltes que les chevaliers teutoniques ont conquises au début du XIIIe siècle, après avoir christianisé la Prusse. A quelques dizaines de kilomètres, sur l’autre rivage du lac Peïpous, ils ont fondé la ville de Dorpat qui deviendra bientôt membre de la Hanse. Après leur croisade contre les dernières terres païennes d’Europe, ils se lancent à l’assaut de la Russie pour y imposer le christianisme latin. Déjà, ils occupent Pskov, non loin de la frontière estonienne actuelle. Du côté russe, la cité-État de Novgorod élit Alexandre Nevski à sa tête pour affronter les chevaliers avec l’aide des archers mongols. Le Prince-évêque de Dorpat, Hermann von Buxhövden, qui a construit une cathédrale sur les hauteurs de la ville, mène les troupes teutoniques sur le lac gelé.

J’étais arrivé dans ce Tartu si cher à mon cœur par un matin de neige et de givre qui donnait un éclat particulier à son décor de très ancienne ville universitaire, et surtout la faisait paraître complètement étrangère, européenne… et pour la première fois de ma vie, je sentis s’installer en moi une impression de sécurité, comme si j’avais complètement échappé à la traque maudite…

Alexandre Soljenitsyne, témoignage cité par Natalia Soljenitsyne.
Préface de L’Archipel du Goulag

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L’hindouisme politique au travail

« L’inde indivisée » (Akhand Bharata)
De l’Afganistan à la Birmanie, de Sri Lanka au Tibet

Pendant que nous avons les yeux rivés sur les soubresauts du monde arabo-musulman, l’Union indienne vit à sa manière un redéploiement de ses tensions identitaires face à l’islam, à l’héritage colonial et à la partition de 1947. Si l’évènement qui provoqua une cristallisation majeure de l’hindouisme politique date d’il y a plus de vingt ans, la victoire électorale en mai 2014 du parti nationaliste hindou — le Bharatiya Janata Party — lui fournit de nouveaux leviers d’action. Bref survol des chemins tortueux qui oscillent entre British Raj, Ramraj et Swaraj, le régime britannique, le règne du Dieu Rama et le gouvernement par soi-même.

Complément du 30 novembre 2025. En Inde, l’emprise tentaculaire du suprémacisme hindou, Le Monde, 30 novembre 2025. Fondé il y a cent ans, le mouvement du Rashtriya Swayamsevak Sangh a infusé son idéologie nationaliste dans le tissu social, façonnant plusieurs générations d’Indiens. Malgré des tensions internes entre stratégie politique et idéologie, il n’a jamais été aussi puissant.

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Écolo, la démocratie comme projet

Démocratie comme projet

Ce livre fouillé et documenté, instructif par son sujet et son iconographie, est le premier tome d’un diptyque que le décès de son auteur a empêché de mener à son terme. Il offre le grand intérêt de retracer le contexte, l’incubation, puis la naissance du parti Écolo en Belgique francophone. Et cela sur la base d’archives diverses, de souvenirs personnels et de rencontres avec différents acteurs clé. Aux antipodes d’un ouvrage surplombant de philosophie politique, consacré à l’émergence des « Verts » dans le champ politique, nous avons affaire à la reconstitution historique minutieuse d’un phénomène localisé, du moins à l’échelle mondiale. Cela, de surcroît, par un témoin direct et un acteur « aux premières loges » (à partir de 1999) de la période temporelle et politique qu’il tente de reconstituer.

Bernard De Backer, 2015

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Détruire les Arméniens

Détruire les Arméniens

Pendant la guerre nos dirigeants ont appliqué, avec des intentions criminelles, la loi de la déportation d’une manière qui surpasse les forfaits des brigands les plus sanguinaires. Ils ont décidé d’exterminer les Arméniens et ils les ont exterminés. Cette décision fut prise par le Comité central du CUP et fut appliquée par le gouvernement.

Mustafa Arif, ministre de l’Intérieur du gouvernement ottoman, déclaration dans le journal Vakit, Istanbul, 13 décembre 1918 (cité par Mikaël Nichanian)

De nombreux ouvrages historiques et divers documents testimoniaux ont été publiés à l’occasion du centième anniversaire du génocide des Arméniens, perpétré en 1915 par le pouvoir dit des « Jeunes-Turcs » regroupés dans le Comité Union et Progrès (CUP). Le lecteur trouvera une bibliographie succincte en fin d’article. Si nous avons choisi ce livre en particulier [1], c’est pour sa dimension synthétique et la clarté de son exposé. Il couvre toute la période qui encadre le génocide, allant du début du XIXe siècle — déclin de l’Empire ottoman, tentatives de modernisation et naissance de la « question arménienne » — à l’arrivée au pouvoir de Mustapha Kemal en 1923. L’enchainement des pogromes de 1894-1896 (sous le règne autoritaire du sultan Abdülhamid II), des massacres d’Adana en 1909 et du génocide de 1915, puis des massacres du Caucase en 1918 (les deux derniers sous le gouvernement exclusif des Jeunes-Turcs), y est clairement exposé et contextualisé. Cet ouvrage de près de trois cents pages constitue dès lors une indispensable introduction au processus global de « nettoyage ethnique » qui frappa les communautés chrétiennes de Turquie[2], les Arméniens en premier lieu, et, on l’oublie souvent, les Assyro-Chaldéens. Les populations grecques (en dehors de celles de la région pontique bordant la mer Noire) échappèrent majoritairement aux exterminations pour des raisons stratégiques liées à la situation de guerre.

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Eurasisme, revanche et répétition de l’histoire

Alexandre Douguine en 2018 à Téhéran
(source Wikipedia)

 Aujourd’hui M. Pascal consacre à Lénine le culte qu’il vouait naguère au petit père le Tsar. Il était de bonne foi avant 1917 comme il est maintenant sincère. C’est devant le maitre absolu de la Russie, c’est devant le principe d’autorité qu’il a fait hier et qu’il fait aujourd’hui la révérence. Il brule d’un amour mystique pour la Sainte Russie, il la vénère, et même quand elle massacre l’ancien autocrate, il voit en elle l’agent d’exécution des plans de l’Éternel. »

Ludovic Naudeau, En prison sous la terreur russe, 1920.
Cité par Sophie Cœuré (2014).

Depuis la fin de l’Union soviétique et la chute des régimes communistes vassaux, les tensions entre le monde euro-atlantique et la Fédération de Russie furent longtemps et communément perçues ou interprétées à travers le prisme des luttes géostratégiques, des intérêts économiques divergents et des enjeux de pouvoir. L’idéologie alternative du communisme s’étant évaporée, il semblait que la Russie s’était grosso modo convertie à la « démocratie-économie-de-marché », même si cette conversion se faisait à son rythme et selon ses modalités propres. Nous étions encore dans le récit populaire ou savant de la « fin de l’Histoire » (Hegel, Kojève, Fukuyama…), de l’extension irrésistible d’un modèle supposé universel, né en Europe occidentale, version libérale du défunt millénium marxiste. C’est cependant à La Revanche de l’histoire (titre d’un ouvrage du néo-eurasiste Alexandre Panarin) que l’on semble avoir progressivement assisté.

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La démocratie ne promet pas le Paradis

Situation du paradis terrestre
Localisation médiévale du Paradis terrestre sur le territoire actuel de Daech
(source Wikipedia

« Une autre direction de l’humanité s’impose ! La direction de l’humanité par l’Occident touche à sa fin, non parce que la civilisation occidentale a fait faillite sur le plan matériel […] mais parce que le monde occidental a rempli son rôle et épuisé son fonds de valeur qui lui permettait d’assurer la direction de l’humanité […] L’islam seul est pourvu de ces valeurs et de cette ligne de conduite »

Sayyid Qutb, Jalons sur la route de l’islam (1964)
Qutb est un des idéologues majeurs des Frères musulmans

Le débat sur la « radicalisation » et l’actualité à flux continu, qui nous occupera sans doute un certain temps, nous incite à republier un article par ailleurs congruent avec le cadre de ce blog. Publié une première fois en novembre 2001 par la revue belge Imagine, dans une version légèrement plus courte, ce texte retrace succinctement les fondements et la généalogie de l’islamisme, en lien avec d’autres mouvements radicaux opposés à la modernité démocratique. Nous le diffusons ici dans sa version plus complète, avec quelques ajustements. Même si le salafo-baasisme de Daech, notamment, semble supplanter Al-Qaïda, les causes structurelles de l’islamisme et de sa réception dans le monde musulman nous paraissent relever de la même dynamique « géo-religieuse ». Cette dernière n’est sans doute pas la seule à l’œuvre, mais nous serions bien aveugles de pas tenir compte de ses motivations croyantes en nous limitant aux seuls facteurs économiques ou sociopolitiques. La référence au « Paradis » fait bien entendu écho à celui qui avait été garanti aux pirates de l’air par Ben Laden, mais également aux promesses des « religions séculières » du XXe siècle — bien que seulement sur terre dans leur cas. Précisons que l’arabisant Yahya Michot, que nous évoquons ici, spécialiste et traducteur du théologien sunnite hanbalite Ibn Taymiyya, après avoir été exclu de Louvain-la-Neuve et d’Oxford, vit et enseigne aujourd’hui aux États-Unis, sur cette terre tant exécrée par le Frère musulman Sayyid Qutb.

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La dépression est-elle le copilote de la modernité ?

Dépression

Dépression (source Wikimedia Commons)

Outre les données issues d’enquêtes diverses sur la santé[1], des évènements récents ont à nouveau focalisé l’attention sur un symptôme de masse qu’il est convenu de désigner par le terme de « dépression ». Parmi eux, la catastrophe de l’A320 de la Germanwings, filiale low-cost de la Lufthansa, a suscité une vive attention médiatique qui n’est sans doute pas le fruit du hasard. Dans une synchronie étonnante, la chaine franco-allemande Arte diffusait en effet le 24 mars 2015, soit le jour même du crash provoqué volontairement par le copilote soigné depuis des années pour troubles psychiques, une émission titrée « Dépression, une épidémie mondiale ? » Si les hypothèses sur la catastrophe imputaient d’abord celle-ci à une lente dépressurisation de l’avion, provoquant l’endormissement des pilotes et des passagers, il s’est avéré, à l’examen des deux « boites noires », que c’est dans le psychisme du copilote que résidait l’énigme de l’accident, qui fit cent-cinquante morts sur les flancs du massif des Trois-Évêchés.

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Tu as voulu voir Vouziers

Vouziers

Route de Vouziers
(photographie de l’auteur)

Dès la frontière franchie, avant même de virer vers la Meuse dans une brassée d’air tourbillonnant, un curieux bouquet humain lui était apparu au bord de la route. Planté avec régularité entre fossé et bitume, le binôme figurait sur des panneaux de signalisation, deux silhouettes orangées se découpant sur fond blanchâtre, telles des fleurs revêches sur une sucette. L’un, visage ovale, glabre et poupin, portait une tignasse doublant le volume de son crâne, l’autre, presque chauve et à la barbe folle, avait l’air d’un satyre pensif. Le premier avait souvent marché le long du fleuve, étant natif de la région. Le second avait tenté de s’y établir, après un séjour à la prison de Mons, puis s’était fait embastiller une seconde fois, non loin de la ferme où son amant écrivit ses plus belles pages. La mémoire du cycliste le lâchait sur les détails, mais il savait qu’un village ardennais portait son nom.

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