
L’effort physique que je dépensais à le parcourir était quelque chose que je cédais,
et par quoi son être me devenait présent.
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques
C’est un curieux livre que vient de publier l’auguste Bibliothèque des histoires[1], « pièce maîtresse du dispositif éditorial de Gallimard pour accompagner la recherche historique » (selon l’éditeur parisien). Après Michel Foucault, Georges Duby, Jacques Le Goff ou Timothy Snyder, voilà que la prestigieuse bibliothèque, fondée par Pierre Nora, publie les carnets très réalistes et parfois un peu trash d’un randonneur, historien au chômage, lecteur assidu de l’Équipe et passionné de cinéma. Est-ce un hasard si la liste habituelle des « volumes publiés dans la Bibliothèque » n’apparaît pas en fin d’ouvrage ? Comme si, soudain conscient de sa témérité, l’éditeur n’avait pas osé mentionner les auteurs célébrissimes de son écurie dans le même volume que celui du cinéphile, suant sur les traces du GR 5.
Pourtant, l’histoire des sentiers montagnards et de leurs usages nous paraît une affaire aussi sérieuse que les autres. Admettons que notre marcheur historien soit une sorte de Marcel Gauchet des alpages, un Michel Foucault de la surveillance des gîtes d’étape ou un Timothy Snyder des sanglants sentiers de guerre. D’autant que l’ouvrage alterne les carnets de route du randonneur et l’histoire des chemins de montagne. Le petit monde des colporteurs alpins, des caravanes de sel, de simples ou de fromages, des gardes-frontière et des contrebandiers (inventeurs du sac à dos), des randonneurs ou des parcs nationaux, vaut bien celui d’un village occitan ou des deux corps du Roi. Et puis, avouons ce puissant motif au lecteur (il n’y a pas plus de recension que de lecture innocentes) : l’auteur de ces lignes connait bien ces sentiers, leurs paysages, gîtes et topoguides. Il effectua même, un bon quart de siècle d’ici, la traversée « intégrale » des Alpes, du Lac Léman à la Méditerranée, en solo tout comme l’historien (et une seconde fois depuis cette recension). Le recenseur lit donc également ce livre à l’aune de ses souvenirs et de ses godasses. Précisons toutefois que la proximité patronymique de l’auteur avec notre historien marcheur[2] n’est que l’effet du hasard.
De l’usage croisé des chemins
De quoi s’agit-il ? Le sujet du livre est le maillage des sentiers de montagne et les usages successifs que les hommes en ont fait, plus particulièrement entre le Lac Léman et la Méditerranée, tout au long de la « Grande Traversée des Alpes » empruntant le sentier de grande randonnée numéro cinq, « le GR 5 ». Mais plutôt que de reconstituer les parcours historiques de ces sentiers à partir de la seule documentation, l’historien marcheur Antoine de Baecque a souhaité en acquérir une « connaissance par corps », en faire l’expérience par immersion, physique et mentale, car la marche est devenue pour lui « un moyen de réflexion et un mode de connaissance ». Son projet incarne également une option épistémologique, car, comme disait Platon cité par l’auteur, pour connaître une chose il ne suffit pas d’en savoir le nom, d’en avoir une image et d’en produire une science : il faut également s’y frotter.
Le lecteur est donc invité à partager l’entrelacs sinueux et singulier d’un journal de voyage intime[3] et quelquefois impudique, avec de minutieuses reconstitutions historiques des chemins et des hommes qui les ont créés et empruntés, au fil des siècles et des terrains. Les deux types de récits, distincts par leurs styles et leurs typographies, ne sont en effet pas déconnectés. C’est bien souvent la randonnée effective qui mène la marche de l’historien et l’historien de la marche, ou, du moins, lui sert de prétexte ou de point d’appui pour ses développements savants. Cela par le truchement de telle ou telle thématique qu’une portion du GR 5 éveille en lui. La méthode est d’autant plus pertinente, écrit l’auteur, que le GR 5 « n’est finalement qu’une re-création, unifiant et réinventant des traditions marcheuses qui regardent vers un passé multiséculaire ». Peu de sentiers ont été tracés pour la seule cause des loisirs pédestres, la plupart ont simplement changé d’usage. Il faut « gratter la surface du sentier pour faire voir les pas qui l’ont précédé ».

Le lac Léman vu de Saint Gingolph
(photographie de l’auteur)
Ainsi, la proximité du lac Léman et de Chamonix invite à évoquer les « ancêtres excursionnistes dans les Alpes », suivis du célèbre « Raoul Blanchard, patron des excursions géographiques alpines » ou, un peu plus loin, de la figure tutélaire de Jean Loiseau et de la « naissance des sentiers de grande randonnée ». L’auteur traversant le massif de la Vanoise décrit les diverses « voies du commerce et de contrebande », puis, s’approchant de Briançon et du Queyras, se lance dans une minutieuse reconstitution de « la création du GR 5 à travers les Alpes », l’aménagement de la randonnée (notamment les gîtes d’étape, le balisage, les fameux topoguides…) à laquelle vont s’adonner des « millions de marcheurs ». Bien entendu, les sentiers servent autant à faire la guerre que la géographie, et les aménagements de Vauban autour de Briançon mettront le feu aux poudres des « sentiers militaires ». Le paysage finit par s’adoucir et croiser la transhumance moutonneuse le long des drailles qui montent depuis la vallée du Rhône, les pèlerinages religieux (notamment celui de la Madone de Fenestre, proche de la Vallée des Merveilles). Enfin, arrivé au bout de son périple et après avoir sacrifié au rituel du bain dans la grande bleue, l’auteur s’intéresse au « corps du randonneur et à ses techniques de marche ». Il ne lui reste plus qu’à rentrer à Paris (tous les trains y mènent dans ce pays jacobin) et à découvrir une lettre qui servira de mot de la fin, mélancolique et résolument « postmoderne ».
Autonomie et « dépendance au sentier »
L’historien est parti le 6 septembre 2009 des rivages du Lac Léman, de Saint-Gingolph aux environs de Thonon-les-Bains, après avoir effectué un pèlerinage au chalet d’Anthy, en mémoire de Jean-Luc Godard issu d’une « grande famille protestante » du lieu, les Monod, intimes de Paul Valéry. L’ordinaire du randonneur sera, tout au long des six cent cinquante kilomètres de marche de Thonon à Menton, agrémenté de réflexions latérales suscitées par ses marottes cinéphiliques ou sportives (trouver l’Équipe à l’étape constitue une épreuve supplémentaire), ses fantasmes érotiques ou sa jalousie compulsive au sujet de sa compagne, laissée seule à Paris au milieu d’innombrables sources de séduction que son imagination exacerbe.
De son côté, Antoine n’est pas sans subir quelques tentations, auxquelles il cède parfois, car il n’a pas vraiment le profil d’un anachorète du désert. De Saint-Gingolph à Chamonix, le chemin traverse une montagne bourgeoise (la Suisse est à un jet de Toblerone), où les vaches sont opulentes – elles se nomment d’ailleurs « abondance » – et les gîtes bien fournis. C’est une « montagne à ski », proximité urbaine oblige, où les animaux sauvages sont rares et le paysage peigné par le tourisme sédentaire.
C’est donc l’occasion rêvée de remonter vers les saveurs vibrantes des origines pour échapper à la fadeur du temps présent. La pratique de la marche de loisir (du moins dans les Alpes françaises)[4] se situe – mises à part les pérégrinations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau qui « randonne » déjà en 1740 – dans la postérité de grands précurseurs anglais et suisses. Et, par la suite, d’innombrables groupements « verticaux » (alpinistes) ou « horizontaux » (marcheurs), aristocratiques ou populaires, centrés ou non exclusivement sur les Alpes : le Touring Club de France, le Club des Compagnons voyageurs, le Camping club français, le Comité national des sentiers de grande randonnée, le Club alpin français, les Jarrets d’Acier, la Société d’esthétique alpestre, l’association Grande Traversée des Alpes, la Fédération française de randonnée pédestre, etc.

Lac de Chavillon
(photographie de l’auteur)
La récurrence du mot « club », du moins aux origines, montre l’influence britannique et surtout de son célébrissime « Alpine club » fondé à Londres en 1857, sur le modèle des « gentlemen’s club » pour les hommes de la haute société, comme le Reform club dont était membre Phileas Fogg et dans lequel il lança le pari insensé que l’on sait. Les interactions entre ces collectifs, successifs ou contemporains, et l’Etat français, notamment dans sa politique touristique et d’aménagement du territoire, voire même militaire ou mémorielle, feront l’objet de nombreux développements tout au long du livre.
Le récit des origines de la randonnée pédestre est passionnant et instructif, car il exemplifie à sa manière la profonde transformation des rapports de l’homme avec son environnement, à travers « l’invention des Alpes ». Le paradigme de la cosmologie naturaliste, qui objective la nature et en sépare l’homme sur le plan de l’intériorité, sous-tend ce nouvel usage de la montagne dont les randonneurs seront acteurs et témoins. D’origine urbaine et amateurs de « paysages », depuis que la tradition picturale en a fait un objet digne de contemplation[5], les premiers voyageurs et explorateurs pédestres des Alpes partent à la conquête des cols et des cimes, devenus tout à coup attractifs et non plus répulsifs. De fil en aiguille, les arpenteurs se feront plus nombreux, les chemins plus sûrs. Les congés payés et le goût de « la vie au grand air » feront le reste. Mais cette soif d’autonomie (les premiers randonneurs sont souvent campeurs « sauvages » et itinérants) emprunte cependant des sentiers déjà tracés : ceux des marchands, des pèlerins, des contrebandiers, des soldats, des passeurs, des colporteurs…
C’est à relier tous ces vieux chemins que s’emploient les défricheurs français de la randonnée, comme le géographe Raoul Blanchard, le campeur Jean Loiseau, le marcheur et auteur Roger Beaumont, le baliseur Marc de Seyssel, l’aménageur Philippe Lamour. La création de nouveaux sentiers à seule vocation touristique est peu fréquente, sinon pour relier des tronçons séparés, mais le travail de repérage, de balisage (les fameuses marques rouge et blanc) et d’écriture des topoguides sera un investissement de longue haleine. Sans compter l’équipement de la totalité du parcours de la « Grande traversées des Alpes » en gîtes d’étape (à ne pas confondre avec les refuges de haute montagne), répondant à un cahier des charges et portant le label GTA. Le balisage du GR 5 alpin, qui prendra plus d’une décennie, s’achèvera le 13 juillet 1958 au col de Chavière, à près de 2.800 mètres d’altitude. L’équipement en gîtes aura atteindra sa capacité suffisante, tout au long de la Grande Traversée des Alpes, vingt ans plus tard. Les campeurs pionniers se transformeront lentement en consommateurs de gîtes en demi-pension, de plus en plus confortables, avant de faire appel à des ânes ou des mules qui leur éviteront le portage.
Les deux corps du loup
En s’approchant de la frontière italienne, après le massif du Mont-Blanc et celui de la Vanoise, Antoine de Baecque, tout comme les pionniers du GR 5, croise de plus en plus souvent de larges chemins, des casemates, des fortins, des batteries et autres « ouvrages d’art militaire ». Autour de la ville de Briançon, les impressionnantes forteresses construites par Vauban et ses successeurs marquent le paysage. C’est l’occasion de rappeler que, si les Alpes furent une « frontière naturelle », elles ont aussi été un terrain d’affrontement lors des conflits des XIXe et XXe siècle avec l’Italie, ainsi que des lieux de passage pour les armées (dès Hannibal) ou les populations persécutées, dont de nombreux Juifs, qui franchirent les cols pour trouver refuge en Italie ou en Suisse. Pendant un demi-siècle, de 1890 à 1940, le sud des Alpes, de Briançon à Nice, fut ainsi aux mains de l’armée et de ses « diables bleus », les troupes alpines françaises.

Statue en bois représentant un montagnard devant le gîte Les Balladins à Ceillac
(photographie de l’auteur)
La montagne, « demeure des dieux », des sanctuaires et des pèlerinages, est autant un espace frontière entre la terre et le ciel, qu’entre les seigneuries et les Etats, et entre les populations des vallées. C’est une marqueterie cloisonnée à l’interne et à l’externe, un lieu de refuge et de fuite, de libertés arrachées aux seigneurs, comme en témoigne l’histoire de ce joyau qu’est le Queyras. Massif superbe bordant le piémont du Mont Viso (et le Piémont tout court), ce petit pays longtemps difficile d’accès fut une sorte de République, « L’Escarton du Queyras », affranchie par une charte du seigneur du Dauphiné dès 1343. Des armées protestantes s’emparèrent plus tard de la région et la majorité de la population adopta la foi réformée. C’est dans ces parages et ceux, voisins, de la Haute Ubaye (notamment dans le village de Fouillouse, le pays du père de l’abbé Pierre), que l’on trouve des cadrans solaires et des cimetières portant de rudes inscriptions qui font penser au « cimetière joyeux » de Sapinta, en Transylvanie.
Mortel, sais-tu à quoi je sers ? A marquer les heures que tu perds.
Entre toutes, tu sais qu’il y en a une, mais tu ne la sais pas.
Passant, souvenez-vous que nous avons été ce que vous êtes, et que vous serez un jour ce que nous sommes.
Plus vers le Sud, la proximité du Mercantour est aussi celle des loups, cet animal fantasmatique et discret, profil gris et fuyant aux yeux brillants et aux oreilles pointues, dévoreur de brebis ou de chèvres, que l’on imagine hurlant sur les crêtes à la tombée du jour. Un vrai cauchemar pour les randonneurs campeurs à l’imagination fertile. Son arrivée d’Italie, au début des années nonante du siècle passé, a déclenché une agitation considérable dans le petit monde des bergers, des écologistes et des aménageurs touristiques aux intérêts divergents[6]. La « meute » des élus UMP des Alpes maritimes, dirigée par son « mâle dominant » Christian Estrosi, s’en était mêlée, tentant de ménager la chèvre et le chou.
Il fallait d’un côté maintenir la présence du loup, nouvelle icône marketing de la région et de son commerce vivifié par la « manne touristique lupine », mais, de l’autre, maintenir la bête à distance des troupeaux tout en indemnisant ses éventuelles victimes. Une solution originale fut trouvée : le loup irréductiblement sauvage et prédateur, la plupart du temps invisible et planqué, était laissé à ses hauteurs béantes, tandis que son double captif se laissait voir dans un « parc à loup », alimenté par des meutes en provenance des zoos de Prague et de Pilsen. Cerise sur le gâteau, les « produits loup » (cartes postales, tee-shirts, livres, etc.) et le « label loup » (gigot, eh oui, et autres produits montagnards) font recette. On n’est plus vraiment dans l’affrontement abrupt ou grinçant de la mort, décrit dans les cadrans solaires du Queyras ou de la Haute Ubaye…

Cadran solaire à Fouillouse
(photographie de l’auteur)
Quant on parle du loup, l’agneau n’est jamais loin. C’est d’ailleurs ce qui l’a attiré et fait traverser la frontière italienne. Sur ces hauteurs dominant les plaines du Rhône, la transhumance des moutons a en effet marqué la vie montagnarde pendant des siècles : plus de cent mille moutons sont à l’estive aujourd’hui dans le Mercantour. La montée vers les alpages d’été s’est effectuée longtemps à pied et à pattes, entraînant des milliers d’ovins le long des drailles durant des semaines entières. Si les bétaillères motorisées ont remplacé la déambulation à pattes (nuisible à la tendresse du gigot), les chemins de transhumance sont désormais empruntés par les infatigables randonneurs.
Ceux-ci se rapprochent maintenant du terme de leur traversée, et notamment du célèbre pèlerinage de la Madone de Fenestre. Depuis le Mont Thabor, près de Modane, l’historien marcheur ne manque pas de signaler la dimension religieuse des Alpes et de nombre de ses chemins, ainsi que la spécificité de la dévotion alpine, souvent liée au culte marial, dans un monde rural soumis à de multiples dangers. On y trouve un des plus hauts pèlerinages européens, menant à la statue de la Vierge au sommet du Rochemelon, à 3.558 mètres d’altitude. La fin du livre consacre un chapitre aux « Prières dans la montagne ». L’évocation de l’Ermite de l’Estérel, qui vit comme un sage hindou dans une grotte, donne lieu à quelques digressions sur Henry David Thoreau et son célèbre Walden avant d’aborder le grand pèlerinage. Le nom même de Fenestre, donné à la Vierge, est riche de signification, renvoyant tantôt à une ouverture aperçue dans le ciel, au niveau du col qui mène en Italie, tantôt à la « fin des terres » que suggère l’approche de la crête sommitale. C’est en tous cas dans ce lieu frontière et de passage d’un monde à l’autre, qu’un hospice a été construit dès la fin du IXe siècle par des moines bénédictins. La Madone sera érigée par les Templiers deux siècles plus tard, et la « Reine du ciel » deviendra l’objet d’un culte ininterrompu.

Parc du Mercantour près de St Etienne de Tinée
(photographie de l’auteur)
La Madone défenestrée
Nous l’avons vu, ce livre témoigne également de la « pérégrination en soi » qui accompagne la traversée des Alpes de l’historien. Bien entendu, tous les marcheurs solitaires et au long cours connaissent ce monologue intérieur qui accompagne les heures et les jours de déréliction ou d’ennui, y compris dans ses dimensions fantasmatiques et sexuelles. Ce qui est cependant nouveau dans cet ouvrage touffu et proliférant, c’est que ces détails intimes sont publiés dans un livre paraissant dans une collection scientifique. On y trouve donc des réflexions sur la condition de chômeur de l’auteur, sur sa paternité prochaine, sur sa jalousie, ses rêves et ses fantasmes, ses haines et ses souvenirs d’enfance. L’épreuve solitaire semble parfois s’effectuer dans la continuation d’une analyse personnelle (voir la dédicace à J.-B. Pontalis, présenté comme le parrain de cette entreprise) et la « traversée d’un fantasme ». En témoigne, parmi d’autres, ce rêve cocasse raconté au tout début du livre et donc de la traversée.
Cette nuit, au milieu des vaches suisses, j’ai fait un rêve qui m’a accompagné toute la journée de marche. Roger Beaumont, l’un des pionniers des GR, y tenait la place de Dieu le père. Perché sur un nuage au-dessus des hommes et de la nature, omniprésent et omniscient, il semblait aller de l’avant, la tête haute, le front dégagé, les mains accrochées aux bretelles de son sac à dos. (…) Roger Beaumont, dieu des randonneurs, voyait de ses yeux perçants tous les marcheurs du GR 5, depuis le lac Léman jusqu’à Nice.
Un rêve presque trop beau pour être vrai, avec une figure paternelle biblique au patronyme prédestiné, un dieu tutélaire « supposé savoir randonner », qui à la fois précède par son antériorité et surveille par sa supériorité tous les marcheurs du GR 5. Le dernier mot de cette randonnée historienne – et du livre qui en rend compte – est laissé à un ami cher qui a écrit une lettre à l’intention de l’auteur, pour qu’il la découvre à son retour. Citée très largement dans le paragraphe conclusif, la missive se termine en invitant l’historien randonneur à « manger et à boire au néant qui nous fonde joyeusement ». Le marcheur ayant effectué sa « traversée » est confronté à sa vacuité intime. La Madone salvatrice semble en quelque sorte défenestrée, il ne reste plus qu’à écrire le livre. On ne sait si Roger Beaumont était encore perché au-dessus de son épaule pendant cette épreuve…

Eglise de Maljasset en Haute-Ubaye
(photographie de l’auteur)
Voilà donc un ouvrage riche d’informations et judicieusement mises en contexte. Ceci pour tous ceux qui ont pérégriné le long du GR 5 ou s’intéressent à l’histoire et à la sociologie des voies alpines et de leurs fonctions diverses, en particulier la randonnée. Cependant, l’angle choisi qui suit le tracé de la « Grande traversée des Alpes » induit, en sus du « journal de voyage », une découpe longitudinale du tracé et un découpage temporel complexe et hachuré. Par ailleurs, le style du récit de marche est parfois très décalé par rapport au propos historien, ce qui rend le passage de l’un à l’autre assez escarpé, même s’il présentifie les réalités par le truchement de la marche vécue. Ceci étant, en dehors de ces réserves concernant l’articulation des contenus et le joint stylistique entre les types d’écriture, l’approche du sujet à travers les expériences corporelle et mentale nous semble très pertinente. Certains savoirs exigent en effet de céder une part de soi pour accéder à leur contenu. Et probablement ceux du dernier cadran.
Bernard De Backer, 2014
Téléchargez le fichier pdf de l’article publié dans La Revue nouvelle : La traversée des Alpes

[1] Antoine De Baecque, La traversées des Alpes, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2014.
[2]Après les écrivains voyageurs, voici donc les historiens marcheurs. L’heure est décidément à l’ambulatoire, notamment pédestre. Les récits de voyage à pied connaissent un succès qui ne tarit pas, depuis le Chemin faisant (1974) du regretté Jacques Lacarrière jusqu’à Pensées en chemin (2014) d’Axel Kahn, en passant par les trois tomes de La longue marche (2000) de Bernard Olivier, Remonter la Marne (2013) de Jean-Paul Kaufman ou Immortelle randonnée (2013) de l’accadémicien (détail utile pour comprendre le titre) Jean-Christophe Rufin. Ceci n’est qu’un petit apperçu de quelques ouvrages en langue française, et sans remonter jusqu’à Rousseau..
[3]La dédicace nous apprend que le livre est, outre à Werner Herzog, dédié au psychanalyste Jean-Bertrand Pontalis « qui m’a encouragé à entreprendre cette traversée »
[4]La France a été précédée par d’autres pays, comme la Suisse, le Royaume-Uni, l’Allemagne ou les Etats-Unis. Cette histoire a été décrite dans Rebecca Solnit, Wanderlust : A History of Walking, Penguin, 2000. Au Japon, il existe une ancienne tradition de randonnée pédestre, le shugendo, une ascèse dont les adeptes yamabushi (« couche-en-montagne ») pratiquaient la randonnée thaumaturgique dès le VIIesiècle.
[5] Voir à ce sujet les cours de Philippe Descola sur « Les formes du paysage » au Collège de France.
[6] Il n’a cessé depuis lors de gagner du terrain et de s’approcher de Paris, comme dans la chanson de Reggiani. Aux dernières nouvelles, il aurait atteint la Haute-Marne et les Vosges. Un spécimen aurait même été aperçu dans les Ardennes belges, mais sans susciter autant de remous. Le « loup pour tous » semble mieux accueilli chez nous qu’outre-Quiévrain.