L’ombre du Blanc

Projection du mont Blanc à l’aube (photographie de l’auteur)

« If you can meet with Triumph and Disaster
And treat those two impostors just the same »

Rudyard Kipling, If

C’est une étrange histoire qui lui était survenue, il y a longtemps d’ici. Elle avait commencé par un prélude insolite, aboutissant malgré lui à l’ascension solitaire du toit de l’Europe. Membre d’un Club alpin, il s’y était lié à un randonneur aguerri, mais sans expérience de la haute montagne. Un jour, son camarade lui proposa de faire la course du mont Blanc. « Le rêve de ma vie », lui confia-t-il. De son côté, l’alpiniste amateur avait déjà gravi le Süphan Dağı en Anatolie, son premier quatre mille, puis le dôme des Écrins et le mont Rose, ainsi que diverses montagnes. Il se sentit donc prêt pour cette aventure. Son comparse – appelons le Freddy – n’avait jamais grimpé de sommet, mais en brûlait d’envie. Ils avaient donc convenu de partir cet été-là et de scruter la météo. Mais l’amateur constata qu’à chaque fenêtre d’opportunité, son camarade lui disait qu’il avait consulté un office météorologique montagnard, plus spécialisé. Celui-ci indiquait des conditions locales défavorables. Deux ou trois « fenêtres » passèrent, et il lui fit toujours la même objection. Arriva début septembre, un ciel radieux couvrit le massif. L’alpiniste consulta à son tour une source locale ; la météo était au beau fixe pour plusieurs jours. Puis il téléphona à son équipier pour convenir de leur aventure. À sa surprise, ce dernier demanda de le voir pour lui parler d’une chose importante.

Freddy s’assit dans le fauteuil de son grenier calfeutré sous les poutres, l’air affable mais visiblement préoccupé, embarrassé, voire anxieux. Il ne lui parla pas de la météo, car toutes les observations convergeaient : une petite semaine de grand beau temps. De plus, la saison était la meilleure pour réaliser cette ascension ; calme, lumineuse et moins fréquentée. Il fallait se lancer à l’assaut, maintenant ou jamais. Mais Freddy lui confia avec gêne qu’il avait été submergé la nuit précédente par un cauchemar effrayant. Il s’y trouvait près du sommet, aggripé sur une pente de neige très raide, et avait commencé de glisser dans le vide, aspiré par la mort et le néant…

L’alpiniste lui dit qu’il n’y avait pas de danger de cette nature par la voie normale, seulement un besoin d’acclimatation et une bonne condition physique. Mais Freddy était terrorisé par son rêve, car, confia-t-il ensuite, il avait autrefois fait un songe de catastrophe ferroviaire concernant sa fille, avant que celle-ci ne parte en voyage. Il ne l’empêcha pas de partir et son train avait déraillé ; sa fille avait perdu la vie dans l’accident. Il croyait depuis lors aux rêves prémonitoires et se sentait coupable de ne pas y avoir accordé crédit. Il se pensait responsable de la mort de son enfant. L’alpiniste pouvait le comprendre. Mais pas tout à fait.

Il lui fit donc part de son étonnement. Cela faisait un mois qu’il postposait régulièrement cette ascension sous des prétextes météorologiques. Avait-il fait ce rêve à chaque fois ? Freddy botta en touche, en lui disant que c’était un rêve qui le visitait parfois et n’en dit pas davantage. Il lui proposa de lui payer le voyage, ainsi que tous ses frais pour qu’il réalise l’ascension en solo. L’alpiniste finit par accepter, tout en se disant que ce rêve était peut-être la manifestation de son désir et de sa crainte de franchir une limite, interdite pour lui, le randonneur. Il ne voulut pas creuser plus avant cette étrange histoire et accepta son offre d’affronter seul le défi. 

Quelques jours plus tard, un vendredi soir, il prit l’express de Paris à la gare du Midi, traversa la capitale française afin d’attraper le train de nuit pour Saint Gervais, où il débarqua le lendemain matin. Son équipement était sommaire, il n’avait ni piolet ni crampons. Il détestait ces pointes de fer qui lui étaient un jour entrées dans la cuisse, pendant qu’il descendait du dôme des Écrins. Un alpiniste l’avait bousculé dans un passage étroit, alors qu’il était engagé près du sommet. Il avait chuté et s’était fortement entaillé le mollet gauche avec un crampon. Furieux, il avait jeté ses prothèses de fer dans une crevasse et s’était juré de ne plus jamais s’en servir. Des alpinistes anglais l’avaient heureusement secouru pour fermer la plaie avec un pansement, puis il avait continué la descente en trébuchant, avant qu’un toubib de Vallouise ne recouse la blessure sans anesthésie. Il avait hurlé de douleur, sous les sarcasmes du médecin.

Guirlandes

Le petit train du Mont Blanc attendait face à la gare de Saint-Gervais pour rejoindre le Nid d’Aigle. La météo était radieuse. Comme il devait travailler le mardi matin, l’acclimatation était impossible. Il avait deux jours pour monter et descendre ; il lui fallait donc compter sur sa jeunesse. Après le terminus du train alpin, il passa devant le Nid d’aigle, puis le refuge de Tête rousse pour grimper vers celui du Goûter. Cette dernière montée était bien connue pour son danger, provoqué par des chutes de pierre qui nécessitaient de hâter le pas dans un passage exposé. Il marcha rapidement dans la traversée et arriva sain et sauf au refuge, mais sans avoir réservé. Il n’y avait plus qu’à dormir sur une table après le repas.

La nuit serait courte, il fallait partir peu après minuit vers le sommet situé mille mètres plus haut. Une montée harassante dans la neige et sous un ciel étoilé. Après son réveil, il avait allumé sa frontale en suivant des dizaines d’autres lumières vacillantes sur la trace de neige. Une longue guirlande de lucioles oscillait dans le froid glacial. Il se sentit bien et dispos, malgré le cœur battant et la courte nuit. Le terrain était trop peu déclive pour souffrir de l’absence de crampons et de piolet. Il dépassa une tente et de jeunes alpinistes qui avaient bivouaqué dans le froid glacial. 

Semblant le seul à faire l’ascension en individuel, il marcha vite et dépassa quelques cordées. Les premiers grimpeurs ayant renoncé vinrent à sa rencontre, pâles et mortifiés. Il approchait de la cabane Vallot, un poste de secours situé en dessous de la crête des Bosses. Cette dernière était une montée raide et étroite vers le sommet, sans doute glissante. Le ciel s’éclaircit lentement ; le soleil ne s’était pas encore levé. Il respirait à pleins poumons, épargné par le mal des montagnes, alors qu’il avait largement dépassé les quatre mille cinq cents mètres, sans acclimatation aucune. Les autres montagnes émergeaient de l’obscurité ; un vaste paysage orangé se dévoilait de deux côtés de la crête lui faisant face. Il resserra les lanières de son sac à dos et entreprit l’ascension en plaçant ses pas dans les traces de ceux qui l’avaient précédé, afin de pallier l’absence de crampons et de piolet. 

Bosses

Il mit un pied devant l’autre, surveillant son équilibre et son sac. Heureusement, la voie était libre ; il se trouvait engagé dans la raide montée de neige et de glace. Il s’arrêta un instant, se retourna, et vit l’ombre immense du mont Blanc comme un cône noirâtre et menaçant projeté dans la vallée. Reprenant son souffle, il fut ébloui par le sortilège du lieu, puis poursuivit son ascension vers le sommet, une butte sombre couronnée de soleil. Approchant des cinq mille mètres, il surmonta un passage légèrement plus ardu, avec quelques marches taillées dans la neige durcie. L’équilibre faillit lui manquer et il se rétablit de justesse. Il pensa une seconde à Freddy. Aurait-il pu franchir ce passage étroit et bordé d’une pente raide et très haute, qui menait à des centaines de mètres en contrebas ? Etait-ce le lieu de son rêve ? Qu’est-ce qui attirait Freddy vers ce lieu, au point de lui proposer cette ascension, puis de mentir pour qu’elle ne se fasse pas ? 

Le dernier ressaut fut gravi, alors que le soleil inondait le sommet se devinant à quelques mètres. Il était aveuglé par la lumière éblouissante et submergé d’un calme bonheur. Il découvrit la petite plate-forme sommitale, tapissée de neige damée, où se reposaient quelques grimpeurs. L’Italie lui faisait face, des falaises proches sculptées par l’ombre du soleil, des brumes plus lointaines, des plaines à l’horizon. Puis il se retourna pour discerner le chemin parcouru. L’alpiniste aurait à le redescendre rapidement, avant la fonte de la neige. Elle deviendrait bientôt gluante, giclant à ses pieds, sous l’effet d’un soleil de plomb. Il finit par atteindre un gîte d’étape, après une interminable descente, bien plus épuisante que la montée. Après s’être installé dans le dortoir, il contempla la montagne de la terrasse. Puis, tôt le lendemain matin, reprit le train pour Paris. Au retour, le randonneur s’acquitta de sa dette et ne donna plus de ses nouvelles.

Bernard De Backer, avril 2021

P.-S. Je me suis rappelé après coup que Rudyard Kipling était l’auteur d’un poème colonialiste, The White Man’s Burden (« Le fardeau de l’homme blanc »), sans véritable lien apparent avec ce récit, sinon « blanc » et « fardeau » comme ombre. La citation en épigraphe, extraite du poème If de Kipling, était par ailleurs la devise de Philip Mountbatten, décédé ce jour. Sa traduction française : « Si tu sais faire face au triomphe et au désastre et traiter de la même manière ces deux imposteurs ». Quant au film If de Lindsay Anderson, il obtint la palme d’or à Cannes en 1969, dans la foulée de mai 68, et me laissa un souvenir profond. En me relisant, je vois curieusement apparaître un sous-texte dans ce récit, notamment sur l’association intime des contraires qui fait écho au nom de ce site. On peut également y lire une certaine similitude avec Le Grand tour.

Photographies

Les images de la galerie peuvent être agrandies en cliquant sur elles ; on peut les faire défiler en utilisant les flèches et les afficher en « taille réelle » (celle hébergée sur le site). 

Copyright

Toutes les photographies ci-dessous sont de Bernard De Backer (diapositives scannées). Elles ne sont pas libres de droits. Toute utilisation de ces images est soumise à une autorisation préalable de l’auteur. 

6 réflexions sur “L’ombre du Blanc

  1. Passionnant ce récit, cher Bernard! Et si intriguant!
    Cela mérite que tu nous en dises plus; ..ne nous fait pas croire que l’ascension du Mont Blanc, ça se fait les doigts dans le nez……!
    En tous les cas, belle ellipse littéraire qui nous mène aux sommets de l’Europe. Nous en avons bien besoin aujourd’hui.
    Myriam Gérard

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    1. L’alpiniste, que j’ai bien connu et qui m’a laissé signer ses photos, est un homme fiable, chère Myriam. Je crois que son histoire est vraie du début à la fin. Mais, m’a-t-il dit, « Je pense que le sujet principal de cette aventure, ce n’est pas l’ascension du mont Blanc ». C’est pour cela que j’ai choisi ce titre. Quant à l’Europe, au sens de l’Union, j’en ai longuement parlé dans Europe, le taureau par le cornes.

      P.-S. J’oubliais : l’ascension du mont Blanc se fait difficilement les doigts dans le nez !

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  2. Voici un récit de plus qui tient le lecteur en haleine ! C’est une très belle description de la montée en solo vers le sommet mythique du toit de l’Europe. L’ambiance y est. Le suspense aussi. Et on vit pleinement chacun des pas de l’alpiniste motivé par le défi qu’il s’est promis de relever.
    Quant aux photos, elles font bien comprendre que le froid était glacial et que la montée était rude. Mais que cela valait la peine d’affronter toutes les difficultés. Car le panorama grandiose vu du sommet méritait bien cette épreuve.
    Bravo pour cette narration et pour les photos, très réussies.

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    1. Merci Stéphane. Cependant, comme je l’ai signalé plus haut, ce récit ne concerne pas que l’ascension du mont Blanc, mais également son ombre. Du moins selon l’alpiniste amateur qui m’a raconté cette étrange aventure. Et j’ai tendance à le croire.

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