D’Auschwitz à Bruxelles

Nancy, illustration de Jean-Léon Huens pour Nos Gloires, Éditions Historia
(Musée royal de Mariemont © Jean-Léon Huens – SOFAM)

Une première colonne de dizaines de milliers de déportés faméliques s’était mise en marche avant eux. Comme ils suivraient dans un autre groupe, ils attendirent et écoutèrent le bruit de leurs sabots de bois frapper le sol gelé. Une longue trainée sonore, claquante, ponctuée de rafales de mitraillettes, de hurlements, d’aboiements. La nuit tombait, la neige recouvrait le paysage et l’on approchait des moins vingt degrés. Les deux jeunes hommes avaient été raflés pour le travail obligatoire (STO ou Werbestelle), six mois plus tôt à Bruxelles. Ils vivaient dans deux baraquements à l’ouest de Buna Werke, séparés du camp d’extermination Auschwitz III par l’immense usine de caoutchouc synthétique. Leur odyssée de cinq mois à pied, en train et dans une voiture de l’armée allemande, vers la Tchécoslovaquie, l’Allemagne puis la Belgique fut racontée quarante ans après les faits par l’un des deux hommes. Le fils aîné du second marcheur l’avait retrouvé presque par hasard. Dix années plus tard, un artiste tchèque qui croisa les échappés à Zlín en 1945 y consacra un chapitre, titré « Les Belges », dans un livre publié à Brno en 2005. Voici le récit de leur histoire, reconstitué sur base de ces deux témoignages, sans doute en partie déformés par le temps.

Alors qu’il dort dans le Vernichtungsglager d’Auschwitz III, Primo Levi rêve qu’il est de retour dans sa famille, et qu’il raconte ce qu’il a vécu.
« À ma grande surprise », écrit-il, « […] je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot. Alors une désolation totale m’envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance, une douleur à l’état pur… »

Primo Levi, Si c’est un homme

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Wolfsschanze

Vieux manoir en Mazurie
(photographie de l’auteur)

L’itinéraire à suivre, pointé par une flèche blanche sur l’écran, quitte soudainement la route pour emprunter un chemin de terre se dirigeant droit vers une forêt. Dans un premier temps, confiants dans l’exactitude du GPS, nous poursuivons notre course sous les arbres, mais l’étroitesse de la piste, son caractère boueux et forestier nous fait douter. La journée fut très longue depuis la frontière allemande, le soir tombe et un bivouac sous les arbres ne nous tente guère. Nous rebroussons chemin après un demi-tour serré sous les pins, tentons de trouver le village de Harsz près d’un lac. Nous y  voici. Il a beau être petit, le village, nous ne voyons pas la Stara Szkola (« la vieille école ») qui sera notre gîte pour deux nuits. Au bord de l’eau, un trio de jeunes hommes, visiblement du coin, bavarde et fume. Je leur adresse la parole en anglais, mon polonais étant réduit à cinq mots. Ils ne comprennent pas. Je tente l’allemand. Pas davantage. En désespoir de cause, je risque prudemment le russe. Ils comprennent et nous indiquent le gîte…

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La Pologne à l’Horizon

Coucher de soleil sur l’Elbe près de Wittenberg
(photographie de l’auteur)

« La bicyclette fait de vous un heureux ;
quelqu’un de libre en tout cas, de nouvellement libre et c’est insondable et exquis ce sentiment. »

Charles-Albert Cingria

« Le vélo est un jeu d’enfant qui dure longtemps »

Eric Fottorino

En juin 2015, je me suis aventuré dans un long périple me conduisant de Bruxelles à Słubice, sur la rive orientale de l’Oder – fleuve marquant, avec la Neisse, la frontière actuelle entre l’Allemagne et la Pologne. Bien que muni d’un équipement de cyclo-campeur et d’une condition physique assortie, ce ne fut pas « un voyage sportif ». Le but était de rejoindre ma cycliste à la frontière polonaise, puis de poursuivre notre route vers le nord des pays Baltes, au voisinage de Saint-Pétersbourg. Dans cette étape initiale, il s’agissait de mieux connaître l’Allemagne réunifiée, tout au long de l’axe ouest-est, parcourue jadis jusqu’au Danemark sur l’axe vertical. Une traversée par la voie lente, exposée au soleil et aux pluies, à la fraîcheur et à la canicule, riche en paysages, villes, villages, rencontres de hasard et de nécessité, de fortune et d’infortune. Une leçon de géographie et d’histoire. Jusqu’au jour où, entre les arbres d’une forêt, je verrai la terre polonaise par-delà le fleuve.

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Pologne, cimetières et solidarités

Memorial Gdansk

Mémorial des ouvriers tués à Gdansk en 1970 (photographie de l’auteur)

Quand il m’a parlé des visites au cimetière le 1er novembre, je me suis souvenu des récits d’Andrzej Stasiuk : « Le jour des Défunts » et « Les feux follets des morts » – publiés dans le mélancolique recueil Fado. J’ai découvert l’écrivain polonais il y a une dizaine années ; il vit dans les Carpates, près de la frontière ukrainienne, au pays des Lemkos – peuple ruthénien déporté lors de l’opération Vistule, en 1947. Ces récits aussi tranchants que tendres d’un Polonais sillonnant l’Europe post-communiste sont captivants. Les chemins de Stasiuk croisent souvent les miens, venus de l’autre côté : Transylvanie, Montagnes d’Albanie, plaine hongroise, Ukraine subcarpatique, Slovénie, Valachie, Pologne… Son regard est différent du nôtre, mais je retrouve un peu de moi chez lui.

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La boucle du Karaïme

Lac de Trakaï près de Vilnius en Lituanie
(photographie de l’auteur)

« Ma femme me glisse dans la poche des tartines, apporte de l’argent. Ils me disent de m’asseoir sur une banquette, les soldats montent aussi avec leurs mitraillettes – ils sont onze ou douze. L’officier s’assoie à côté du conducteur et nous partons vers l’inconnu. »

Jerzy Łopatto

C’est une double page de cahier d’écolier qui porte l’empreinte d’agrafes rouillées en son centre, deux petites feuilles sagement lignées aux bords râpés. Une écriture ferme y a tracé les toponymes d’une quarantaine de lieux, de fleuves, de pays – ainsi qu’un grand lac de forme oblongue et verticale, dans lequel se déverse une rivière. Les noms, indexés parfois d’une date, sont reliés entre eux par des lignes continues ou pointillées. Comme les feuilles sont petites et étroites, les étapes de ce qui ressemble à un itinéraire sont séparées par la nervure centrale et deux subdivisions internes. L’on démarre en haut de la page de gauche pour franchir ensuite la nervure médiane vers la droite, poursuivre de l’autre côté puis descendre en bas, dans le sens des aiguilles d’une montre et, enfin, retraverser la feuille vers le bas de la page de gauche. Le trajet semble se terminer là, à proximité du point de départ, mais séparé de lui par une épaisse ligne horizontale.

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