Wolfsschanze

Vieux manoir en Mazurie
(photographie de l’auteur)

L’itinéraire à suivre, pointé par une flèche blanche sur l’écran, quitte soudainement la route pour emprunter un chemin de terre se dirigeant droit vers une forêt. Dans un premier temps, confiants dans l’exactitude du GPS, nous poursuivons notre course sous les arbres, mais l’étroitesse de la piste, son caractère boueux et forestier nous fait douter. La journée fut très longue depuis la frontière allemande, le soir tombe et un bivouac sous les arbres ne nous tente guère. Nous rebroussons chemin après un demi-tour serré sous les pins, tentons de trouver le village de Harsz près d’un lac. Nous y  voici. Il a beau être petit, le village, nous ne voyons pas la Stara Szkola (« la vieille école ») qui sera notre gîte pour deux nuits. Au bord de l’eau, un trio de jeunes hommes, visiblement du coin, bavarde et fume. Je leur adresse la parole en anglais, mon polonais étant réduit à cinq mots. Ils ne comprennent pas. Je tente l’allemand. Pas davantage. En désespoir de cause, je risque prudemment le russe. Ils comprennent et nous indiquent le gîte…

Vers la page d’accueil

On découvre une large bâtisse de brique datant de l’époque prussienne. Nous entrons. Le décor est simple et superbe : le plancher de bois, les murs ornés de tableaux, la table commune épaisse, les fauteuils beaux. Nous sommes à Harsz en Mazurie, non loin de Kaliningrad, l’enclave russe.

Le gîte est silencieux, tout de briques et de bois, de tableaux, de fleurs séchées, de vases, d’objets sculptés. Quelques livres sont déposés çà et là. Après avoir investi notre haute chambre rustique, couleur crème aux épais rideaux bleu nuit, nous gagnons la grande table du repas. Une petite dizaine de personnes y mangera. Chacun parle en sourdine : polonais, finlandais, anglais, français. D’autres langues, peut-être. Les plats sont grands et blancs, les assiettes larges, la cuisine douce et familiale. Domowa kuchnia. Il n’y a que de l’eau à boire, servie dans de grands brocs.

Notre chambre au gîte Stara Szkola
(photographie de l’auteur)

Je m’imagine un instant – écho de mon passage à Münster – dans une secte anabaptiste ou un lieu de retraite évangélique. La propriétaire du lieu étant absente, un jeune homme nous avait accueillis. L’adresse avait été fournie par un ami, un ancien député européen qui avait naguère milité de l’autre côté du rideau de fer. Mais nous ne savons rien du lieu, de son histoire, de sa propriétaire, de ses hôtes, de ses rites. Découvrons.

Ce calme nous convient. Nous venons de traverser l’Allemagne et la Pologne – le premier pays à vélo pendant trois semaines pour moi. Il est temps de s’arrêter dans ce coin un peu perdu, bien que prisé des touristes polonais pour ses lacs, ses voiliers, son histoire et ses étendues. Nous faisons une pause de deux nuits avant la Lituanie. Demain, nous partirons dans la campagne à vélo. Reprenons des forces.

Fermes, Shloss Steinort et chênes

Le petit déjeuner sera tout aussi paisible. Domowa kuchnia toujours. Nous faisons la connaissance d’un couple de Finlandais qui descend en France, puis enfourchons nos bicyclettes pour rencontrer le pays. C’est non loin d’ici que Soljenitsyne fut arrêté par « les organes » en 1945 et expédié à la Loubianka, puis au Goulag. Nous le retrouverons par hasard bien plus tard, mais l’ignorons encore. Entretemps, le pays se dévoile. Nous ne sommes plus dans cet environnement touristique que nous avons croisé hier : foule compacte, échoppes de souvenirs, plaisanciers, écluses et voiliers, enfants et cerfs-volants, chiens et poussettes. Ici, c’est la campagne presque vide sous un ciel immense. Quelques vieilles fermes de briques, des étangs et de petits lacs, des chemins de terre ou des chaussées de pavés bossus. Nous remontons dans le temps, vers les ruines de la Prusse orientale.

Château de Steinort et mémorial bilingue du comte Lehndorff
(photographie de l’auteur)

Puis surgit soudain à notre droite un curieux château beige et bistre en rénovation : le Shloss Steinort. Un grand panneau en langues polonaise et allemande nous en raconte l’histoire. Les Polonais et les Allemands collaborent aujourd’hui pour le restaurer. C’est ici que vécut le comte Lehndorff, mort en 1944 après l’attentat contre Hitler. Il était l’un des conjurés de l’opération Walkyrie. Un couple de cyclistes italiens fait son apparition. Ils sont chargés et se dirigent vers la Baltique. Une virée sur deux roues en Pologne : mon rêve. L’Europe, quand même…

On échange, notamment sur le comte Lehndorff. Ils nous apprennent à nous, cyclistes ignorants en route pour la Lituanie, que l’abri d’Hitler où a eu lieu l’attentat n’est pas loin d’ici. C’est la Wolfsschanze, « la tanière du loup ». Sans carte, je tente de retenir l’itinéraire de mémoire. C’est à une trentaine de kilomètres à l’ouest, dans une forêt. « Vous verrez, il y a du monde, cela vaut la peine ». Nous décidons d’y aller, une occasion à ne pas manquer. Mais avec le retour, ce sera long !

En bordure de marais, on pédale sur une étroite chaussée bordée de très vieux chênes, courtauds et légèrement infléchis par le vent du nord. Ils sont beaux, comme rescapés du temps ou d’un conte de fées. Sentinelles plantées ici depuis des lustres par des cantonniers prussiens. Au loin, une bâtisse solitaire entre ferme et relais de chasse repose entre de gros arbres. Elle semble un peu délaissée, mais toujours habitée dans son décor antique. Le ciel est tourmenté : nuages épais et trouées de ciel bleu.

Paysages de Mazurie
(photographie de l’auteur)

Radzieje-Rosengarten

Un village apparaît bientôt. Pas touristique pour un sou ; mélange de vieilles maisons et de constructions de béton. Un plan un peu enfantin en vert et rouge est érigé à l’entrée, sur un panneau de métal ; il indique son nom en deux langues: Radzieje-Rosengarten. Nous achetons quelques provisions dans l’épicerie avant de remonter en selle.

La Mazurie polonaise et la Varmie voisine (Voïvodie de Varmie-Mazurie) formaient la partie méridionale de la Prusse orientale avec, au nord, l’enclave de Kaliningrad, son nom russe, dans laquelle se trouvait Königsberg où vivait Kant. Le pays des trois K, sans oublier Hannah Arendt. La région fut dévastée pendant la guerre, les Allemands chassés par les Soviétiques et une population déplacée occupa les lieux.

C’est en Mazurie que vivent la majorité des Ukrainiens de Pologne et leurs descendants. Ils furent déportés des Carpates lors du nettoyage ethnique de l’opération Vistule. Cent cinquante mille Ruthènes, Boïkos et Lemkos, des montagnes voisines (Bieszczady) de l’Ukraine furent déplacés (certains furent exécutés) en 1947. L’opération fut menée par le pouvoir communiste afin d’affaiblir la résistance ukrainienne de l’UPA (Armée insurrectionnelle ukrainienne) contre les Soviétiques. UPA qui, de son côté, massacra près de cent mille Polonais.

Nous sommes loin de cela, près de septante années plus tard, même si les Ruthènes ukrainiens me sont familiers. Y a-t-il des Lemkos à Badzieje-Rosengarten ? Nous ne le saurons pas, la route est très longue. Il faut se remettre en selle et quitter le village. Le paysage que nous traversons lentement est plus sauvage : marais et landes, étangs bordés de roseaux et arbres penchés par les bourrasques – formant des ombres chinoises se découpant sur le ciel –, chemins rustiques, cigognes. Le vent souffle, la lumière blanche qui s’infiltre entre les nuages est parfois aveuglante. Au loin, on aperçoit l’orée d’une forêt, puis on entend des bruits de voitures. Nous approchons sans doute de la tanière.

Carte de la Prusse orientale entre 1919 et 1939, la flèche curonienne en haut
(Harsz est proche de l’ancienne Angerburg, source Wikipédia)

Wilczy Szaniecre

Après quelques bifurcations hésitantes, nous avons le sentiment d’être très proches. Des gens entrent et sortent du bois, surtout des familles polonaises avec enfants. C’est ici qu’Hitler a failli être assassiné, ce qui aurait probablement mis fin à la guerre. L’attentat a eu lieu le 20 juillet 1944 lors de l’opération nommée Walkyrie. On reste wagnérien. Parmi les deux cents conjurés mis à mort, le comte Heinrich Ahasverus von Lehndorff-Steinort, dont nous venons de voir le château. Opposé de longue date au régime, il est le témoin révolté, en 1941, d’un massacre de Juifs perpétré par les Einsatzgruppen. Il décide de rejoindre la résistance contre Hitler avec sa sœur et une cousine. Après l’échec, il se réfugia au château de Steinort mais finit par se rendre à la Gestapo pour protéger sa famille. Il sera pendu le 4 septembre 1944 à Berlin. Un pan de l’opposition allemande à Hitler se déploie sous nos yeux.

Tanière du loup ou Wilczy Szaniec
(photographie de l’auteur)

L’entrée de la Wilczy Szaniec (nom polonais du lieu) est un chemin fléché sous les arbres, parcouru par une petite foule. Je m’attends à voir des pavillons de bois, comme dans un film consacré à l’attentat, mais la tanière est tout autre : un amoncèlement de dalles de béton rongées par la mousse et les arbres. Une sorte de cité ensevelie, une ruine Maya ou un Angkor nazi au milieu de la forêt. Ce sont des bunkers à moitié détruits, des dalles déclives luisantes et verdies, des escaliers humides et obscurs. Certains pans sont comme soutenus par de petits arbres, d’autres tiennent tout seuls et pointent leurs flancs vers le ciel. Les gens déambulent d’un lieu à l’autre, se réjouissent en riant de la destruction de l’ennemi. Nous errons dans ce dédale, abasourdis.

Mais il faut rentrer et ne pas rater le repas du soir. La route est longue, notre mémoire incertaine. Le ciel, heureusement, est balayé d’éclaircies. Nous retrouvons l’itinéraire, repassons par Badzieje-Rosengarten, puis le château de Steinort. Stara Szkola est bientôt en vue. Plus de soixante kilomètres dans les jambes, nous nous reposons longuement dans notre chambre crème et bleu. Le soir, des hôtes polonais de Varsovie partageront leur vin avec nous. Chacun est supposé apporter le sien. Nous mangeons un repas campagnard en dégustant le breuvage, parlons de l’Estonie avec les Finlandais. Quel sacré voyage, donc, qui commence et se poursuit là-bas…

Corridor de Suwalki, frontière entre la Pologne et la Lituanie
(photographie de l’auteur)

Le lendemain, sur la route de Vilnius, nous longeons la frontière russe avant de traverser le corridor de Suwalki, entre l’enclave de Kaliningrad et le Bélarus. Une zone de quatre-vingt-cinq kilomètres le long de la frontière lituanienne, pas encore perçue comme stratégique à cette époque, précédant l’invasion de l’Ukraine. Avant de passer dans le premier des trois pays baltes, nous visitons une église qui voisine avec une vertigineuse stèle de granit. Tous les noms qui y figurent sont allemands. Mais dans l’église où résonnent les flux d’un orgue puissant, c’est une affiche colorée de Jean-Paul II qui orne les piliers. La frontière est bientôt franchie et nous pénétrons dans l’ancienne URSS. Cela se voit encore : villages rustiques et kolkhozes abandonnés, usines défaites. Le château de Trakaï près de Vilnius a été heureusement épargné. Nous sommes attendus ce soir chez les Karaïmes.

 Bernard De Backer, juillet 2023

Ce voyage sur Routes et déroutes

La Pologne à l’horizon (Allemagne)

Quedlinburg am Harz (Allemagne)

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Cycliste perplexe cherchant son chemin à Radzieje
(photographie de l’auteur)

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