Le Japon en eaux profondes

Poissons dans un étang à Kyoto (photographie de l’auteur)

Même les petits bouddhas de carrefour, d’ordinaire si complices et bienveillants, ont ce soir la gueule en biais et l’air de courber sous un fardeau d’impostures et d’obligations. Mais je m’emballe : je parle comme un contestataire de Kyodaï (l’université impériale de Kyoto). Me voilà bien Japonais !

Nicolas Bouvier, Chroniques japonaises

Le journaliste et voyageur polonais Ryszard Kapuscinski avait le souci de repérer « le fleuve profond » des pays qu’il arpentait. Et il disait : « Pour comprendre sa propre culture, il faut d’abord comprendre d’autres cultures. C’est la plus grande des vérités. » Sur ce plan, le Japon est un casse-tête, tant il apparaît à la fois proche et lointain de notre monde européen, « moderne sans être occidental » comme l’écrit Pierre-François Souyri. Mais il est nécessaire, au-delà des différences, de placer ces univers culturels et religieux dans leur dynamique historique si l’on veut éviter de les essentialiser. Trois livres peuvent nous y aider. Le premier est celui d’un auteur japonais, Akira Mizubayashi, qui écrit en français mais vit au Japon avec sa femme française. Il est titré, précisément, Dans les eaux profondes. Le bain japonais. Le second est l’œuvre d’un Français travaillant et vivant au Japon avec son épouse japonaise, Jean-Marie Bouissou. Son livre est intitulé Les leçons du Japon. Un pays très incorrect. Enfin, pour placer la confrontation de leurs propos parfois très divergents dans un temps plus long, l’ouvrage de Pierre-François Souyri, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui est précieux. Le tout sera soutenu par nos voyages et de nombreuses lectures citées en source, dont le livre de Maurice Pinguet, La mort volontaire au Japon.

Commençons par le livre de Mizubayashi, publié en 2018 mais dont le texte inaugural, « Autour du bain : de l’intimité familiale à la sociabilité », avait été édité une première fois en 1983 dans un numéro spécial de la revue Critique, titré « Dans le bain japonais ». La métaphore de l’immersion aquatique, avec un clin d’œil involontaire à Kapuscinski, joue à plein dans ce livre, et c’est pour cette raison que nous commençons par lui. Signalons en passant qu’une bande dessinée récente, Ama. Le souffle des femmes de Franck Manguin et Cécile Becq, est une plongée dans l’univers japonais à travers l’histoire des chasseuses de coquillages en apnée. Rien d’étonnant que cette convocation de l’eau à propos de l’Archipel, où l’élément aquatique est essentiel dans l’environnement géographique et dans la vie quotidienne.

Sortie de bain

Mais revenons à Mizubayashi. Si l’auteur est japonais, il a quitté son pays à vingt-trois ans (1974) pour aller étudier et vivre en France, jusqu’à finir par écrire en français et abandonner sa propre langue comme écrivain. « Ma langue d’origine a perdu son statut de langue d’origine » écrit-il dans Une langue venue d’ailleurs (2011). À vrai dire, les deux livres de Mizubayashi s’éclairent mutuellement. Le second, Dans les eaux profondes, fournit des informations complémentaires sur ce que l’on pourrait appeler « la prise de refuge » (au sens bouddhique) dans la langue française d’un jeune Japonais voulant échapper à l’emprise de la civilisation nipponne. Autrement dit à sortir de son bain culturel, qui est avant tout celui de la langue pour l’auteur, nous y reviendrons. Cette sortie du bain s’accompagne d’une rude critique de la société et de la langue japonaises, pleinement exprimée dans le second livre. 

Agence matrimoniale à Nara (photographie de l’auteur)

Mais suivons d’abord la narration de cet itinéraire de sortie, qui articule finement une dimension universitaire, historique et psychologique d’un jeune Japonais né en 1951 et qui n’en pouvait plus d’être coincé dans son archipel. Celui qui lui mit le pied à l’étrier d’un exil universitaire en France fut son père, dont un portrait émouvant revient dans Les eaux profondes, lorsqu’ils prirent un dernier bain ensemble. Ce n’est donc pas par hasard que le français est qualifié par Mizubayashi de « langue paternelle ».

N’oublions cependant pas le statut des sources. Le premier livre, publié d’abord dans la collection « L’un et l’autre » dirigée par le psychanalyste Pontalis, est le récit public à destination d’un lectorat français d’un itinéraire très personnel, souvent intime. Il est un hommage à la langue et à la culture françaises, en particulier celle du XVIIIe siècle, ce qui lui fait frôler le panégyrique de la France des Lumières associé au rejet parfois brutal du Japon traditionnel. En d’autres mots, c’est un livre d’amoureux qui a trouvé son salut (et sa femme) en France, ainsi que sa consécration professionnelle, même s’il vit et travaille aujourd’hui à Tokyo où il enseigne… le français. 

Cependant, en tenant compte de la contextualisation que se doit d’observer tout sociologue à l’égard des sources, le livre peut faire l’objet d’une lecture symptomale, un mode de lecture que Mizubayashi avait lui-même apprise auprès d’un de ses « maîtres », le dix-huitiémiste Jacques Proust. En d’autres mots, repérer la trame de fond derrière les apparences, ceci, pour reprendre les termes de l’auteur, à partir « des détails significatifs », « les manières insolites », « les accidents de langage ». En sociologie, le but (notamment par l’analyse structurale de contenu) est de dégager la structure de sens qui se dégage d’un discours (texte ou parole), parfois à l’insu de l’auteur. Nous le ferons de manière rapide, car il faut laisser de la place à la confrontation avec d’autres analyses, notamment celle de Jean-Marie Bouissou (et celle, antérieure, de Maurice Pinguet) qui vit au Japon.

Les « maux de langue »

Daniel Pennac résume très bien ce dont Mizubayashi souffrait comme jeune homme au Japon, dans sa préface à Une Langue venue d’ailleurs. Il était, écrit Pennac, « accablé par les ‘maux de langue’ que lui inflige son idiome national – qu’il juge paralysé par le conservatisme, avili par l’injonction consumériste et tétanisé par l’hystérie mimétique des doxas soixante-huitardes –, il étouffe ». Les mots sont clairs : le jeune japonais étouffe, il ne peut pas bouger car il est « paralysé », « tétanisé » et « avili ». Par quoi ? Par trois facteurs apparemment opposés qui se conjuguent pour l’étouffer : le « conservatisme », « l’injonction consumériste »  et « l’hystérie mimétique des soixante-huitards ». Mais par dessus tout, son malheur est le fruit de ces oppressions croisées incarnées dans la langue. Tout le livre tournera autour de cette question de la langue, qui donne son titre à l’ouvrage. Le Japon a beau changer avec le « boom » de l’après-guerre, et, bien avant, avec la restauration Meiji (1868), le Japonais reste prisonnier de sa langue-culture.

C’est, fondamentalement, la difficulté d’être un « sujet » dans la culture japonaise qui paralyse le jeune Mizubayashi, qui se sent corseté par le discours social. D’où le choix, très jeune, de faire sa vie dans une autre langue que sa langue maternelle. Les mots qu’il utilise pour désigner ce qu’il tente de fuir sont très radicaux. Il y a « le vide des mots des gauchistes », « les nuisances du discours social » par lesquelles il est « étouffé », « emmuré » comme dans « une prison qui n’en finissait pas de s’étendre » et dont il choisit de « s’évader ». Car le Japon serait une société dans laquelle il n’y a pas d’individus, où tout est répétitif et mimétique, des gauchistes aux traditionalistes réactionnaires et aux consuméristes modernes. Il n’y a pas de possibilité d’une « parole authentique », et cette impossibilité d’une « société d’individus » serait « sans nul doute largement déterminée par cette langue même (ndlr : le japonais) » qu’il qualifie de « auto-référentielle, peuplée de certitudes, tendanciellement repliée sur elle-même ». 

Épicerie fine à Kagoshima (photographie de l’auteur)

C’est ce qu’il apprend du philosophe Arimasa Mori, qui enseignait le japonais aux Langues O (dénommé aujourd’hui INALCO) à Paris et avait décidé d’y rester en renonçant à un poste d’université prestigieux à Tokyo. Devenir francophone est dès lors vécu comme « une deuxième naissance », permettant à la fois de devenir sujet et de parler une langue ouverte sur le réel, sur les choses, et non pas sur elle-même. Il s’agit de s’extraire comme sujet pour avoir accès à l’expérience de la chose, selon les termes de Mori. Sans qu’il le formule explicitement, on reconnaît un soubassement freudien aux propos de l’auteur. Chez Mizubayashi, c’est la figure de son père qui le pousse-au-sujet et l’aide à s’arracher du « pays-corps » de la nation japonaise (Bouissou, 2019), sa mère étant absente de son témoignage. On pourrait dire que la langue française est devenue pour lui comme une sorte de « Nom-du-Père » au sens lacanien, venant barrer la fusion avec la mère-Japon, ce qui rejoint l’analyse de Maurice Pinguet (1984) sur la mère japonaise. On pourrait aussi évoquer paradoxalement « le Ciel » de la France, comme le montrent nos deux images de publicités japonaises en langue française (nous en avons d’autres)…

« Dans notre langue, il n’y a pas de sujet »

Voilà qui fait lien avec le psychanalyste Tsuiki (2006), auquel la revue Psychanalyse pose cette question dans un entretien sur l’histoire de la psychanalyse dans son pays : « Pensez-vous qu’il y ait, dans la culture, la langue et l’écriture du Japon des éléments spécifiques de résistance à la psychanalyse ? » Tsuiki répond : « (…) dans notre langue, il n’y a pas de sujet. Vous pouvez entendre ce dernier mot dans toute son ambiguïté sémantique, mais il s’agit d’abord du ‘sujet’ au sens grammatical du terme, en tant qu’opposé au ‘prédicat’ ou au ‘verbe’. Qu’il n’y ait pas de sujet, c’est le fait de notre langue. (…) La notion grammaticale de ‘sujet’ est une notion d’origine occidentale, et rien ne confirme que cette notion, ainsi que l’ensemble des notions constituantes de la ‘grammaire’, soit bien applicable au japonais. (…) J’ai l’impression que si de nombreuses personnes, occidentales aussi bien que japonaises, ont souvent parlé et parlent encore de l’‘immaturité’ du Japonais en tant qu’individu (et ce en fonction de l’immaturité de la démocratie dans notre pays, par exemple), cela tient à cette issue disons atypique de l’aliénation langagière. Le sujet qui parle sans aucune place qui lui est formellement assignée, sans expliciter donc d’où il parle, reste forcément anonyme, et il paraît être content de cela ! »

L’entre-deux

Retour à Mizubayashi. Si son parcours aboutira au constat qu’il n’est plus japonais, ce n’est pas davantage pour être devenu français. Il est dans cette position « d’entre-deux » des Lumières qui l’avait tellement fasciné dans le personnage de Suzanne des Noces de Figaro de Mozart (1786), « une camériste, une servante, une simple paysanne, enfin une subalterne qui cherche à se libérer des forces écrasantes de domination traditionnelle » (souligné dans le texte). Lisons-le : « C’est non, définitivement non. Après avoir vécu les deux tiers de ma vie en français plus qu’en japonais, je ne suis plus, je ne me sens plus attaché à la communauté japonaise au sens ethnique du terme. (…) Suis-je alors Français ? Bien sûr que non. (…) Je ne suis donc ni japonais ni français. » (souligné dans le texte). 

Ce qui l’attire en France et en Europe, ce n’est pas tant la modernité en tant que telle que le moment d’émancipation des Lumières, tel que figuré par les philosophes (surtout Rousseau, auquel il consacrera sa thèse) et les artistes (Mozart). Et il est lui-même devenu un « entre-deux », ni japonais ni français, un étranger qui se tient dans une sorte de non-lieu, même si « sa langue d’origine, maternelle, demeure inarrachable » (souligné dans le texte).

C’est de cette position qu’il écrit le second livre, Dans les eaux profondes, publié sept années plus tard. Celui-ci est composé de trois parties distinctes, même si le bain fait le lien : la première, très brève, composée de textes « autour du bain », est une belle évocation personnelle du bain japonais ; la seconde, titrée « À fleur de mémoire », fait l’articulation entre l’institution du bain et les évolutions du Japon après guerre, la troisième « Soixante-dix ans après », approfondit son jugement sur la société japonaise dans laquelle il vit après son séjour en France (1973-1983). Le jugement est abrupt, voire définitif, car, on l’avait déjà deviné avec Une langue venue d’ailleurs, comment les Japonais pourraient-ils devenir des citoyens et des sujets si c’est leur langue qui les condamne ? En devenant francophones ? 

Remarquons que c’est un point de vue qui a avait déjà été développé par Shiga Naoya (1883-1971) un écrivain qui, en 1946, proposa d’adopter le français comme langue nationale au Japon. Maurice Pinguet écrit à son sujet : « Avec la proposition de Shiga Naoya, le désir d’une métamorphose et la honte du passé aboutirent à ce projet excessif de révolution culturelle – non, c’est trop peu dire, plutôt d’autogénocide culturel, faisant pendant au suicide national (…) que préconisaient quelques mois plus tôt les fanatiques du nationalisme. » (1984, p 293). Par un joli paradoxe, la mort volontaire de la langue japonaise rejoint le suicide national prôné par les fanatiques nationalistes. Ce mouvement n’est pas nouveau, écrit Pinguet (ibidem), car « lors d’une crise précédente, au moment de Meiji (ndlr : 1868), certains s’étaient demandé s’il ne serait pas bon de bannir bouddhisme et shintõ pour faire du christianisme une religion d’Etat. » Dès Meiji, confirme Souyri (2016), on ira jusqu’à proposer l’alphabet latin (comme le fera plus tard le Viêt-Nam), de faire de l’anglais la langue officielle, voire introniser l’Empereur comme chef de l’Église catholique japonaise ! On peut trouver des exemples antérieurs (tel l’adoption de nombreux aspects de la culture chinoise, dont l’écriture), car cela semble un trait japonais que de vouloir s’abolir, d’œuvrer pour « la mort volontaire du Japon ».

Notons par ailleurs que la vision de Mizubayashi de la France semble surtout fixée sur une période particulière, celle des Lumières, et sur une couche sociale privilégiée, les élites intellectuelles et artistiques. Après tout, Suzanne est une invention « paysanne » d’un Mozart dont on sait qu’il jouait pour les Princes. Après, selon Mizubayashi, la situation se serait dégradée en France et en Europe.

Société horizontale et communauté verticale

Centrons-nous sur cette seconde et troisième partie, « À fleur de mémoire » et « Soixante-dix ans après », qui polarisent ses critiques de la société japonaise. L’illustration, homme de culture oblige, se fait surtout par le bais de livres ou de films. L’auteur évoque notamment Mon voisin Totoro de Myazaki, Printemps tardif et Fin d’automne d’Ozu, Tel père tel fils de Kore-eda, Nuages flottants de Naruse (dont l’image d’un couple se baignant illustre la couverture du livre), le splendide L’île nue de Shindo et Hibotanbataku de Yamashita. Des films japonais qui soutiennent son propos et qu’il oppose parfois terme à terme à des films occidentaux, tels Pale rider ou Grand Torino de Clint Eastwood, ceci pour illustrer le même message relatif à l’opposition entre Occident et Japon. Car il ne s’agit pas seulement de la France, même si celle-ci demeure privilégiée, mais de l’Europe et de l’Amérique du nord.

 « À fleur de mémoire »  s’ouvre sur un paradoxe apparent, qui est relatif à la disparition progressive du sentô, le bain public japonais. Il existe trois types de bains au Japon : le célèbre onsen en plein air alimenté par de l’eau chaude d’origine volcanique ; le furo privé (parfois en bois) plus petit que l’on trouve notamment dans les ryokan et les maisons ; le sentô urbain public. Ce dernier est la formule la plus « populaire » et communautaire, destinée aux Japonais qui ne disposent pas de bain chez eux. Les deux autres sont soit privés, soit souvent plus onéreux pour les onsen. Mizubayashi regrette la disparition du sentô, mi-public mi-familial, un bain « entre-deux » qui jouerait la même fonction sociale que le café, le Biergarten ou le pub en Europe. Un lieu de socialisation communautaire ouvert à toutes les bourses. 

Sentô contemporain à Tokyo (source Flickr)

Si l’on reconnaît une fois de plus la place de « l’entre-deux » chez l’auteur, on est étonné par la valorisation de ce lieu communautaire chez Mizubayashi, fustigeant par ailleurs le poids de la pression collective sur l’individu au Japon. On pourrait aussi être intrigué par le premier récit du chapitre « soixante-dix ans après », évoquant le film Mon voisin Totoro de Myazaki pour se terminer par cette phrase : « … un monde disparu qui se resserrait autour de la figure paternelle aimante. » Une nostalgie du patriarcat ?

Car c’est bien ce constat qui constitue l’essentiel de la suite du livre, et que l’on pourrait résumer par une formule : le Japon n’est pas une société égalitaire d’individus autonomes, mais une communauté hiérarchisée de sujets assujettis. Le sociologue reconnaîtra sans peine l’opposition classique entre Gemeinschaft (communauté traditionnelle) et Gesellschaft (société moderne), forgée par le sociologue allemand Ferdinand Tönnies à la fin du XIXe siècle. Une typologie qui eut une longue postérité, notamment chez Weber, Simmel, Durkheim ou l’école dite de Francfort (Adorno, Horkheimer, Habermas…), sans oublier Louis Dumont et bien d’autres. Nous sommes ici dans l’opposition entre « structuration sociale hétéronome » et « structuration sociale autonome », développée par Marcel Gauchet, dans le fil des travaux sociologiques et anthropologiques, éclairés par la science historique et la philosophie de l’histoire.

« Forêt ethnico-nationale primitive »

Revenons à notre auteur après cet éclairage sociologique. Un peu plus loin, dans la même troisième partie de Dans les eaux profondes, sur base du film Tel père tel fils de Kore-eda, Mizubayashi écrit : « Dans un pays où le corps politique ne peut être conçu que comme une organisation naturelle, et non comme un artefact issu d’une décision commune, d’un pacte originaire, la question de la logique ethnique a une portée considérable. Dans un pays où, traditionnellement, le système vertical des dominations-soumissions trouve son ultime justification dans l’autorité de la famille impériale dont on assure la continuité lignagère deux fois millénaire (nous soulignons). » Tout est dit, ou presque. « L’ultime justification » de l’organisation sociale est en effet l’Empereur, appuyé lui-même sur un garant extra-humain : « le Ciel ». Le mot pour désigner l’Empereur est Tennō, ce qui signifie « empereur céleste » ou « point fixe dans le Ciel », titre emprunté à la Chine. Voir, plus haut, les deux publicités japonaises mentionnant « le Ciel » en français.

Nous sommes dès lors dans une structuration sociale hétéronome, version sino-japonaise, où la soumission au garant social extra-humain imprègne toute la hiérarchie « sous le Ciel », en passant notamment par le père et la domination masculine. Il n’y a rien de proprement japonais à cela, nous avons connu cette situation en Europe ou ailleurs, et peu importe la langue, même si cette dernière peut être fortement imprégnée par son contexte sociétal. Voir, comme exemple parmi d’autres, les témoignages du journaliste polonais Ryszard Kapuscinski sur les sociétés africaines traditionnelles. Il écrit notamment sur les Somalis : « L’individu n’existe pas, il ne compte qu’en tant qu’élément d’une tribu. » (dans le récit « Le puits », Ébène, 2000) De plus, cette structuration est un moment historique à situer dans une dynamique, et non pas une essence éternelle liée à la « japonité » que l’on opposerait à une essence européenne, française en particulier. 

Mizubayashi ajoute en effet à la phrase que nous venons de citer : « Cela signifie a contrario que la conception d’une société civile et politique, résultant d’un pacte social consenti par l’ensemble des individus libres et égaux, ne prend pas, au sens botanique du terme, dans le pays du soleil levant. C’est la raison pour laquelle il n’y a, au Japon, ni individu, ni peuple, ni, à plus forte raison, citoyen au sens qu’on accorde à ces termes dans la philosophie politique. (souligné dans le texte) » La métaphore botanique se poursuit un peu plus loin, l’auteur parlant d’un « mal séculaire qui bloque l’émergence d’une société civile et politique digne de ce nom (…) », qu’il compare à « une forêt ethnico-nationale primitive, sombre et menaçante. »

Forêt primaire à Nara (photographie de l’auteur)

« L’ombre persistante du monstre innommable »

La suite du livre, « Soixante-dix ans après », illustré par diverses œuvres et souvenirs, est dans la même veine, avec une insistance sur la menace totalitaire qui pèse toujours sur le Japon comme une fatalité historique et linguistique. Le gouvernement actuel de Shinzo Abé y apparaît comme une incarnation de cette menace, car c’est un « gouvernement d’extrême droite, autoritaire, ultranationaliste ». Myzubayashi enfoncera par ailleurs le clou du chapitre précédent, car, écrit-il, « au Japon » il n’y a non seulement « ni individu, ni peuple, ni, à plus forte raison, citoyen », mais il n’y a pas davantage de société : « … il n’y a jamais eu d’espace public au Japon ; il n’y a jamais eu non plus de société à proprement parler. » (souligné dans le texte). Un pays, pour résumer, sans peuple, sans société, sans individu ni citoyen ou espace public. Que reste-t-il, sinon la forêt primitive ?

Nous retrouvons, en bien pire, la Gemeinschaft qui ne parvient pas à devenir Gesellschaft et « la personne divine de l’Empereur comme source de toute autorité » qui semble persister malgré les transformations après-guerre. Car, menacée par la résurgence de ses vieux démons et de son atavisme, « La démocratie est mourante au Japon. Ou plutôt, elle est déjà morte. », « Les Japonais acceptent allègrement de reprendre le chemin ténébreux. ». La suite est à l’avenant, d’autant que Myzubayashi y voit un « problème structurel » qui oppose la « conception européenne » du politique opposée à la « conception japonaise », ces deux conceptions semblant gravées dans le marbre : « Si la conception européenne est d’essence volontariste, la conception japonaise peut être qualifiée de naturaliste (…). Le nœud de la question est sans doute là. » (nous soulignons). Cette vision déshistoricisée et essentialiste passe sous silence que l’Europe, elle aussi, a connu une période pré-moderne, holiste, religieuse et hiérarchisée, que les philosophes des Lumières qualifiaient d’ailleurs d’obscurantiste. Nous sommes loin, chez Myzubayashi, du souci qu’avait Maurice Pinguet, dans son livre sur La mort volontaire au Japon (1984), de placer son sujet dans son évolution, sa dynamique historique et culturelle (voir aussi Bacharach, 2018).

Comme un peu attendu, le nazisme (auquel le Japon était allié) n’est jamais loin, et l’écrivain japonais ne manque pas de pointer les similitudes de la situation japonaise avec « l’ombre persistante du monstre innommable ». Car, écrit l’auteur au sujet d’un film japonais, Hibotanbataku de Yamashita, dans une réflexion qui va au-delà du film et concerne le Japon tout entier que le film illustre : « l’histoire se répète, recommence indéfiniment. Les histoires se multiplient mais l’Histoire ne progresse pas. L’horizon est bouché. Pas de perspective d’avenir. Rien ne change. » (souligné dans le texte) 

Après une longue réflexion sur la langue japonaise que nous ne développons pas ici (elle se retrouve aussi chez Bouissou, 2019), sinon que cette langue « ne permet pas aux énonciateurs d’occuper une position symétrique et égalitaire », Mizubayashi conclut son livre avec une référence à La Langue du Troisième Reich de Victor Klemperer. Il écrit ceci : « la langue maternelle peut être contaminée par des maladies graves, mortelles qui la transforment en instrument d’oppression totalitaire (…) En lisant les pages de Victor Klemperer, je ne peux m’empêcher de tourner mon regard vers le pays de la naissance, d’envisager son contexte linguistico-politique d’aujourd’hui qui, par la servitude volontaire de la population, rappelle étrangement celui de la fanatisation militaire d’avant-guerre. » Nous y voici, mais, pourrait-on se demander, le nazisme était-il contenu dans la langue allemande, le bolchevisme dans la langue russe, le fascisme dans la langue italienne ? Et, devrait-on ajouter, le maoïsme dans la langue chinoise ? Il n’y a en effet nulle référence à la Chine chez  l’auteur, pays qui, en matière de démocratie et de citoyenneté, n’a certainement pas de leçon à donner au Japon. Enfin, toutes les langues changent, il suffit de penser à l’écriture inclusive.

Notons que Maurice Pinguet, dans son livre remarquable sur La mort volontaire au Japon (1984), pointe bien la spécificité du militarisme japonais et de son moment dans l’histoire du pays, ceci sans en faire un trait intemporel du Japon et de sa langue. Il compare sa dimension totalitaire, son « ambition du définitif » (Gauchet) et son injonction d’une fusion de l’individu dans l’Un du corps social au léninisme, au nazisme et au maoïsme. Comme il l’écrit d’une phrase : « (…) le moi s’identifie à son idéal dans une totalité sans contradiction. On connaît ce style, toujours le même sous divers costumes : komsomols, Hitlerjugend, gardes rouges. » (Pinguet, p. 248).

« Au Japon, c’est mieux ! » 

Il est temps de passer à d’autres bons connaisseurs du Japon. Car comment peut-on imaginer qu’une civilisation aussi florissante et raffinée dans divers domaines, de l’industrie aux arts ou à la spiritualité, en passant par l’artisanat, le jardin, les arrangements floraux, l’architecture, le thé et la cuisine, ne soit qu’une « forêt primitive » ? Ce n’était certainement pas l’avis de Claude Lévi-Strauss qui, dans L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, exprimait subtilement toute l’admiration qu’il a depuis l’enfance pour le pays du soleil levant, malgré l’effroyable régime militariste et totalitaire des années 1930. 

Mais tournons-nous plutôt vers un témoin actuel, un universitaire français qui vit au Japon avec sa famille franco-japonaise, Jean-Marie Bouissou. Après avoir participé récemment à un livre intéressant sur La démocratie en Asie (2015), il vient de publier un ouvrage détonnant, nourri de son expérience de vie et de ses lectures, Les leçons du Japon. Un pays très incorrect (2019). Précisons que l’auteur, également normalien et historien, a écrit de nombreux livres sur le Japon et l’Asie et qu’il représente aujourd’hui Sciences Po (France) à Tokyo. 

Le livre est décapant, loin de la vision romantique et éthérée des brochures touristiques et de tours organisés. L’auteur semble connaître le pays comme sa poche et aborde des sujets épineux. Tels (liste non exhaustive) le statut de la femme, le fonctionnement de l’enseignement, la condition des salariés et l’épuisement professionnel, les violences et les faits divers, la solitude des jeunes enfermés, les contraintes sociales, la mythologie du « récit national », les médias peu critiques, le sport, les rites et les saisons, le système religieux, la démographie en déclin, l’absence de chômage, l’immigration, le crime organisé, les défis à venir du Japon. Et bien d’autres, le tout à travers une forte documentation et de fines observations de la vie quotidienne, comme le chemin parcouru avec son fils pour le conduire à l’école et tout ce qui s’y trouve associé – des travaux sur la route au fonctionnement des casiers scolaires et des cantines. Un bon livre pour déniaiser tout touriste béat « au pays du soleil levant », tout en ne versant pas dans la caricature essentialiste du « Japonais-totalitaire-par-essence », car il montre aussi les évolutions et les transformations historiques et contemporaines de la société.

Nous ne pouvons pas résumer ici un livre aussi touffu et documenté, mais bien nous centrer brièvement – en écho à Mizubayashi – sur les deux versants de la civilisation japonaise dans sa déclinaison contemporaine, à savoir la pression sociale et les bénéfices de la cohésion. Cela sans oublier les redoutables défis à venir, démographiques, géopolitiques et économiques. 

Une bonne entrée en matière, utilisée par l’auteur, est la comparaison entre le Shinkansen japonais (train ultra-rapide) et le TGV français. Pour avoir nous-mêmes utilisé les deux et fait des milliers de kilomètres au Japon en Shinkansen (et en utilisant d’autres trains, ainsi que bus et métro), nous ne pouvons que souscrire au diagnostic de l’auteur : « Ponctualité parfaite, sécurité totale, confort et propreté incomparables, tranquillité garantie, amabilité du personnel : le Shinkansen suscite l’admiration unanime des étrangers qui le découvrent. Les internautes hexagonaux se livrent volontiers à la comparaison avec notre TGV. L’exercice est cruel mais très révélateur, tant le Shinkansen est un concentré du Japon (…). » Et Bouissou rapporte cette statistique amusante et significative : « Pour le Shinkansen en 2015, seuls 0,3 % des trains auraient accusé un retard supérieur à une seconde ».

Shinkansen à Osaka (photographie de l’auteur)

Effectivement, notre propre expérience du voyage individuel et à petit budget au Japon confirme cette assertion que l’auteur résume par cette phrase entre guillemets : « Au Japon, c’est mieux ! ». À tel point que, de retour en Europe après un premier voyage et en éclusant une bière à l’aéroport de Francfort, nous partagions l’avis d’un Allemand qui avait l’impression de revenir chez les barbares, c’est-à-dire chez lui. D’innombrables aspects de la vie quotidienne sont en effet un enchantement pour le voyageur de passage qui veut bien les accepter : l’amabilité, l’organisation, la propreté, l’honnêteté, la sécurité, les transports publics, la beauté (malgré le désordre urbanistique et les destructions environnementales), le calme, le patrimoine, les paysages, la cuisine – et évidemment le bain. Cependant, le Japon est un pays très clivant et certains voyageurs sont exaspérés par ce « mieux ! ». Ils ont l’impression d’avoir affaire à des robots trop polis, voire obséquieux et « impersonnels ». 

« Le pays-corps »

Bien entendu, il n’y a pas de miracles et cette perfection qui enchante le voyageur de passage voile d’autres aspects, que les résidents étrangers de longue durée connaissent mieux, s’ils ouvrent les yeux et sortent de leur quartiers ou de leur lieu de travail. Jean-Marie Bouissou y consacre de longues pages pour montrer que si le Shinkansen est un « concentré du Japon », c’est bien entendu à double face. Attardons-nous sur la pression communautaire qui pèse sur l’individu, dénoncée par Myzubayashi, que ce soit à l’école, au travail, au niveau de l’information et de la politique. 

Un bon point de départ (non sans rapport avec le Shinkansen qui a une forme de fusée ou d’obus), utilisé par Bouissou dans le cœur de son livre, est la notion de « pays-corps » – Kokutai en japonais. Un élément idéologique central du régime militariste japonais (1937-1945) et qui fait référence à la « naturalité » organique et dès lors raciale de la nation japonaise, alors que les nations occidentales seraient « artificielles », fruits de traités et de mélanges divers. Par ailleurs, cette notion renvoie également à l’inclusion de l’individu dans le corps collectif. Elle est une forme de « holisme » où le tout prime sur les parties, le corps social sur les individus, selon l’expression du sociologue Louis Dumont. Bien entendu, cette notion de Kokutai est aujourd’hui taboue, mais il n’en demeure pas moins que sa réalité socioculturelle est toujours prégnante, liée à un récit national mythique (mais ne le sont-ils pas tous ?). Nous rejoignons ici un tant soit peu les propos de Mizubayashi, cependant de manière non essentialiste et figée mais bien historicisée, le « corps de la nation » (ou de la tribu, de la famille, etc.) étant par ailleurs une expression largement répandue dans d’autres lieux et dans d’autres temps. 

Si l’ouvrage de Boussiou passe en revue les différentes expressions de la « corporéité » collective japonaise, des rapports homme-femme aux conditions de travail, en passant par l’école, la politique, les médias et la langue, il en montre aussi les évolutions et les bénéfices, notamment en matière de cohésion nationale et communautaire, d’efficience. D’où le titre « Les leçons du Japon ». 

Car le Japon, ne l’oublions pas, est un pays-archipel « qui se tient » et qui a victorieusement fait face aux projets de colonisation occidentale (mais aussi chinoise antérieurement) avant de se réformer profondément, politiquement et industriellement, avec l’abolition du shogunat et la « restauration de Meiji » (1868). Le militarisme colonialiste et expansionniste viendra ensuite, comme en Europe et selon des modalités proches (Allemagne, Italie, URSS pour les États totalitaires, sans oublier évidemment les empires coloniaux, notamment français, dont Mizubayashi ne parle pas). Tout ceci est exposé dans les détails par le japonisant et historien Pierre-François Souyri (Université de Genève), dans son excellent Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’huirecensé sur ce site et cité comme source de référence par Boussiou. Nous ne pouvons qu’y renvoyer le lecteur. 

Jeunesse japonaise à Kyoto (photographie de l’auteur)

On ne peut dès lors penser que c’est la cohésion nationale, l’esprit de corps identitaire associé progressivement, fin XIXe siècle, aux libertés démocratiques (donc hors phase totalitaire), ce que Gauchet (2010) appelait « le régime mixte des modernes », qui fait la résilience du Japon, et ceci à trois reprises : face aux menaces occidentales aux XVIe (rejet du christianisme et de la conquête portugaise associée) et XIXe siècles (rénovation de Meiji pour contrer la menace américaine) et après le désastre économique et militaire de la seconde guerre mondiale, notamment nucléaire. On peut d’ailleurs se demander si « l’universalisme » à la française ne serait-il pas, lui aussi, identitaire ? Certains ne disent-ils pas ironiquement, en paraphrasant Staline, que le projet politique de la France est de « réaliser l’universalisme dans un seul pays » ?

Mais au-delà de ces comparaisons avec l’Europe et la France, et sur fond de notre commune humanité, il faut tenir compte de « l’autre face de la lune » (Lévi-Strauss), de l’autre univers religieux et anthropologique du Japon et de l’Asie orientale. Tous les pays du monde ne se situent pas en rang d’oignon dans le même parcours historique, même s’ils peuvent se ressembler. La conception contextuelle de l’existence et impermanente du bonheur, que représente bien la contemplation éphémère des cerisiers en fleurs et la notion de « monde flottant » (Laplantine, 2010), paraît à l’opposé d’un certain idéalisme européen, à la recherche d’un bonheur permanent et stable. 

Des différences culturelles et religieuses aussi profondes ne peuvent être arasées facilement par l’exportation de la modernité d’origine européenne. Car, au fond, l’aspect « très incorrect » du Japon selon Boussiou, c’est d’être devenu moderne tout en restant (relativement) traditionnel, communautaire et hiérarchique. Ce que souligne aussi à sa manière Pinguet (1984), « Tel est le paradoxe : la modernisation du Japon s’appuie sur des traits inscrits dans sa tradition. On parle à tort d’américanisation – c’est plutôt en demeurant ce qu’il fut que ce pays devient ce qu’il est aujourd’hui. » Et il poursuit un peu plus loin : « Nous serions bien hardis (…) d’imaginer que l’étape actuellement atteinte par l’Occident constitue pour l’humanité toute entière un point de passage obligé. Il existe plus d’un chemin vers le futur et la société japonaise a ceci de remarquable qu’elle semble, en partant de ses mœurs d’autrefois, capable de se frayer un raccourci vers le monde à venir. »

Vieux cerisier en fleurs à Nara, ancienne capitale impériale (photographie de l’auteur)

Un avenir « en mode moins »

Enfin, last but not least, le Japon est aux prises avec sa stagnation économique et sa décroissance démographique, cet « hiver démographique » dont nous avons parlé ailleurs et qui nous attend tous, comme le montrent les dernières projections de l’ONU et comme l’exigent les enjeux écologiques. De ce point de vue, comme le souligne Boussiou, le pays est un pionnier « en mode moins » : « L’économie et la société du Japon apparaissent aujourd’hui comme centrées sur le bien-être au moins autant que sur l’accroissement perpétuel de la production, de la richesse et de la puissance. (…) Il n’est pas jusqu’à la crise démographique qui ne puisse apparaître comme un atout pour un avenir ‘en mode moins’ » (Boussiou, 2019 ; voir aussi Brown, 2009).

Car c’est bien un des paradoxes et une des « leçons » involontaires du Japon que de pouvoir éventuellement bénéficier de ses limitations, qu’elles soient territoriales, démographiques, migratoires ou économiques. Comme nous l’avions déjà cité dans « Hiver démographique au Japon» en appui de l’argument de notre article, Boussiou écrit : « Pour eux, la baisse de la natalité est un phénomène naturel que l’on ne peut pas plus éviter que les séismes et les typhons, et une étape inévitable de l’évolution que toutes les sociétés humaines contemporaines connaîtront le moment venu. » (nous soulignons). Ce qui fait dire à Boussiou, en conclusion de son livre, que le Japon est en quelque sorte face au défi de « réussir sa décroissance ». Et il ne sera pas le seul, si on ne conçoit pas la décroissance comme un retour en arrière, mais bien comme une nouvelle orientation du progrès et du développement nous permettant « d’atterrir » (Latour, 2017) dans un monde limité, et pour longtemps.

Bernard De Backer, septembre 2020

P.-S. Note sur « l’entre–deux »

Nous avons vu que Mizubayashi semble fasciné par la période d’émergence des Lumières, celle où ces dernières se dégagent de l’ombre de la tradition et de « l’obscurantisme ». Comme nous l’avons écrit, « Ce qui l’attire en France et en Europe, ce n’est pas tant la modernité en tant que telle que le moment d’émancipation des Lumières. » C’est ce qu’il exprime au sujet du personnage de Suzanne des Noces de Figaro : « une camériste, une servante, une simple paysanne, enfin une subalterne qui cherche à se libérer des forces écrasantes de domination traditionnelle » (souligné par l’auteur).  Tout est dit, ou presque, dans cette phrase. Suzanne cherche à se libérer et c’est ce mouvement d’émancipation des « forces écrasantes » de la tradition qui l’intéresse. Son mouvement de libération et l’horizon de liberté entrevu prennent dès lors les couleurs de la domination qu’elle subit. On peut supposer que Suzanne libérée l’intéresserait moins, parce que, comme on dit, « la République n’a jamais été aussi belle que sous l’Empire ». Cet aspect paradoxal a été bien mis en évidence par le philosophe Frédéric Brahami (Directeur d’études de l’EHESS – École des Hautes Études en Sciences sociales) dans son dialogue avec Marcel Gauchet (2017) à la sortie de son dernier livre « L’avènement de la démocratie IV. Le nouveau monde ». Dans une lecture très serrée du livre de Gauchet, Brahami souligne la relation antagoniste complexe entre « le pôle de l’autonomie » et « le pôle de l’hétéronomie » dans l’histoire de l’avènement de la démocratie des derniers siècles en Europe. Il montre comment l’autonomie « minait » l’hétéronomie « tout en la mimant ». Et il précise : « on ne s’était pas tant émancipé du Ciel qu’on l’avait ramené sur Terre ». En bref, comme l’écrit Gauchet (2017), qu’il cite : « le pôle de l’autonomie tirait son énergie mais également son modèle de l’opposition à l’empreinte de l’hétéronomie ». C’est de cela qu’il s’agit aujourd’hui de se dégager, et on comprend l’effroi qu’un tel affranchissement suscite, y compris au Japon.

Sources

  • Bacharach Jeanne, « Entrer dans le bain japonais », En attendant Nadeau, 5 juin 2018
  • Beillevaire Patrick, Le voyage au Japon. Anthologie de textes français. 1858-1908, Robert Laffont collection « Bouquins, 2001
  • Benedict Ruth, Le Chrysanthème et le sabre (1946), Éditions Picquier,1991
  • Berque Augustin, Le sauvage et l’artifice. Les Japonais face à la nature, Gallimard, 1986
  • Bouissou Jean-Marie, Les leçons du Japon. Un pays très incorrect, Fayard, 2019
  • Bouissou Jean-Marie, Delamotte Guibourg, Froissart Chloé, Verniers Gilles, La démocratie en Asie, Éditions Philippe Picquiez, 2015
  • Bouvier Nicolas, Chroniques japonaises, Éditions Payot, 1989
  • Bouvier Nicolas, Le Vide et le Plein, Éditions Hoëbeke, 2004
  • Bouvier Nicolas, Œuvres, Gallimard, 2004
  • Brahami Frédéric et Gauchet Marcel, Autour de Marcel Gauchet : Le nouveau monde, EHESS 2017. (Brahami et Gauchet à partir de 50 :25)
  • Brown Azby, Just enough.Lessons in living green from traditional Japan, Kodansha, Tokyo, 2009 (un livre sur la dimension « soutenable » de l’économie matérielle à la fin de la période Edo (1603-1868). Il est construit sur base de trois récits descriptifs de la vie quotidienne – un paysan, un artisan et un samouraï – composés à partir de documents historiques et archéologiques. Le tout illustré par l’auteur, un architecte américain qui vit et enseigne au Japon depuis 1985)
  • Coll., La découverte du Japon par les Européens (1543-1552), Traducteur Xavier de Castro, Préface de Rui Loureiro, Éditions Chandeigne, 2013
  • Gauchet Marcel, L’avènement de la démocratie III. À l’épreuve des totalitarismes. 1914-1974, Gallimard, 2010. Recension de ce livre sur Routes et déroutes.
  • Gauchet Marcel, L’Avènement de la démocratie IV, Le Nouveau Monde, Gallimard, Paris, 2017.
  • Kapuscinski Ryszard, Ébène, Librairie Plon, 2000
  • Kapuscinski Ryszard & Hanna Krall, La mer dans une goutte d’eau, Les Éditions Noir sur Blanc, 2016
  • Laplantine François, Tokyo ville flottante,Stock, 2010
  • Latour Bruno, Où atterrir ? : Comment s’orienter en politique, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2017
  • Lévi-Strauss Claude, L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, Seuil, 2011
  • Macfarlane Alan, Énigmatique Japon. Une enquête étonnée et savante, Éditions Autrement, 2009
  • Manguin Franck et Becq Cécile, Ama. Le souffle des femmes, Sarbacane, 2020
  • Mizubayashi Akira, Une langue venue d’ailleurs, Éditions Gallimard, 2011
  • Mizubayashi Akira, Dans les eaux profondes. Le bain japonais, Arléa, 2018
  • Pelletier Philippe, Atlas du Japon. Une société face à la post-modernité, Éditions Autrement, 2008
  • Pelletier Philippe, La Fascination du Japon, idées reçues sur l’archipel japonais, La Cavalier bleu, 2012
  • Pinguet Maurice, La mort volontaire au Japon, Gallimard, 1984
  • Revue Critique n° 428-429, Dans le bain japonais, 1983
  • Reischauer Edwin, Histoire du Japon et des Japonais, Seuil, 1970
  • Sabouret Jean-François (dir.), La dynamique du Japon. De Meiji à 2005, CNRS Éditions, 2008
  • Sabouret Jean-François, Japon, peuple et civilisation, (dir.), Éditions La Découverte, 2004.
  • Souyri Pierre-François, Moderne sans être occidental. Aux origines du Japon d’aujourd’hui, Éditions Gallimard, 2016
  • Shûichi Katô, Le temps et l’espace dans la culture japonaise, CNRS éditions, 2009
  • Tsuiki Kosuke, « La psychanalyse au Japon. Entretien avec Kosuke Tsuiki », dans Psychanalyse 2006/3 (no 7), Éditions Érès 

Le Japon sur Routes et déroutes

3 réflexions sur “Le Japon en eaux profondes

  1. Merci, cher Bernard, pour cet article passionnant. Il y a quelques jours, j’ai entendu une intervention aussi très intéressante d’un psychanalyste dont l’épouse est japonaise et qui est un passionné de la culture japonaise, Stéphane Thibierge qui avançait l’hypothèse d’une altérité entre éthique du désir ( cfr Lacan) et éthique de la jouissance (au Japon), en lien avec l’altérité d’une écriture alphabétique et d’une écriture (japonaise ou chinoise).
    Amitiés,
    Etienne

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    1. Merci Etienne. N’oublions pas que l’écriture japonaise comporte aussi deux syllabaires, les kana, et utilise un peu les caractères romains, appelés rōmaji. Enfin, comme je l’écrivais dans ma recension du livre de Souyri, le Japon après Meiji a joué un rôle important dans la diffusion de certains concepts occidentaux en Asie :

      « Liberté ou autonomie sera traduite par Jiyû (« être soi-même la cause de »), qui sera repris en chinois avec ziyou, en coréen avec chayu et en vietnamien avec tu do. Quant à « individu », comme le raconte Souiry, « personne ne comprenait très bien de quoi il s’agissait », mais il « deviendra un mot-clé pour comprendre l’Occident ». Différentes versions circuleront, comme « les gens en particulier » (koko hitobito), « chacun soi-même » (dokuji ikko) ou « tempérament où chacun est indépendant » (dokuristu kojin no kishô). L’auteur constate, d’autre part, que les termes « liberté », « indépendance » ou « autonomie » commencent tous par « le sinogramme ji, que l’on peut traduire par “auto-” ou “par soi-même”, comme si la population ordinaire […] revendiquait d’être le sujet de la politique ».

      Pour le reste, comme l’indique le sens général de mon article, je suis méfiant par rapport à toute forme d’essentialisation de la culture japonaise, écriture comprise. Beaucoup d’autres variables, notamment sociologiques et historiques, entre en ligne de compte. Le « sujet » et « l’individu » existaient-ils dans l’Europe prémoderne ? Sans oublier que ces notions de sujet et d’individu sont également tributaires, dans nos sociétés, du milieu social d’appartenance et du rapport entre écrit et oral (voir à ce sujet l’article de Sarah Goutagny, « Ce qu’écrire veut dire », dans le numéro 209 mars-avril 2020 de la revue Le Débat).

      P.S. Je trouve confirmation de cela sous la plume de Jean-Claude Schmitt, co-auteur de Rêver de soi. Les rêves autobiographiques au Moyen Age : « Car le sujet a une histoire. La personne médiévale n’a que peu à voir avec le sujet moderne, avec le moi centré sur la conscience et sa part d’inconscient. » Dans « La sociétés des rêves », revue Sensibilités, 2018.

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