Comme Dieu à Iassinia

L’église Ivan Strouk à Iassinia
(photographie de l’auteur, 1999)

« C’est à travers les détails que l’on peut tout montrer,
une goutte d’eau reflète l’univers »
Ryszard Kapuściński, Le Shah

Voici d’autres extraits du livre Les Carpates oubliées. J’y ai rassemblé quelques pages relatives à la religion dans la capitale du pays Houtsoule. Pour le sociologue passionné par l’expérience et le fait religieux, la vallée et ses villages furent un terrain très éclairant. Non seulement sur les pratiques cultuelles, mais aussi sur leurs liens avec la structuration sociale et politique, notamment sa plus ou moins grande verticalité, la hiérarchie entre les clercs et les fidèles, les hommes et les femmes, l’individu et le groupe, l’autonomie et l’hétéronomie. Le pope Andreï nous a ainsi dit sans détour que, pour le futur de l’Ukraine, il était un ferme partisan de l’abolition de la séparation entre l’Église et l’État. Lors de nos séjours, trois Églises de rite orthodoxe cohabitaient : celle du patriarcat de Kyiv, celle du patriarcat de Moscou et celle des gréco-catholiques (uniates) rattachés à Rome. La minorité hongroise était catholique romaine. Sa sociabilité et les célébrations religieuses étaient très différentes. J’ai également visité la « Salle du Paradis » des Témoins de Jehovah, dont je n’ai pas de photos. Iassinia comptait une importante communauté juive (près de quinze cents personnes à la fin des années 1930, selon mes sources), dont une partie fut expulsée en Galicie par l’armée hongroise, et livrée de ce fait aux nazis. Elle y fut exterminée par les Einsatzgruppen, dont trois cents dans la ville de Kamenets-Podolski en août 1941. Après la prise de la région par les Allemands en mars 1944, les Juifs vivant encore à Iassinia furent déportés vers les camps. Je n’ai pas modifié le texte de 2002, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…

Bog

Il surgit sur une bicyclette noire, jambes écartées fouettant l’herbe. Puis, ramenant les pieds, il freine d’un coup sec. Sa tête de Raspoutine champêtre nous fixe sans ciller. Mais ses yeux sont doux et ses vêtements dégagent une odeur de fumée et de bois vernis. Il pose la main sur mon épaule. « Bog », me dit-il en levant le doigt au ciel, « voit tout, entend tout ». Un flot de paroles récitées accompagne son sourire enfantin. Ses fines mains balayent le paysage : les oiseaux, les nuages, les montagnes, les chevaux qui galopent sur les crêtes, la terre si forte et si grande, la rivière majestueuse et froide. Bog est partout ! Il comprend toutes les langues, on l’adore sur la terre entière…

Il invoque le Diable, les démons, les cinquante années de communisme, la maladie. Mais son corps est sain, ses muscles sont forts, ses entrailles claires comme de l’eau. Jamais, il ne mange de viande. Il connaît les paroles qui apaisent, les prières qui guérissent : « Pater qui es in coelis. Tatal Nostru. Geheiligt werde Dein Name. Mi Atyank, aki a mennyekben vagy, szenteltessek me a Te neved. Tsartvie Tvoïe : da boudiet volia Tvaïa, iako na nebesi, i na zemli. For thine is the kingdom and the power, and the glory for ever and ever. Amen ».

Raïmon est le menuisier polyglotte de la Tourbasa Edelweiss, un chalet immense tout en rondins, cintré de galeries et de kiosques, construit à l’époque des Hongrois. On y traverse des pièces remplies de planches et de gravats, une salle aux murs couverts de photos jaunies des komsomols et de trophées mités. Il n’y a plus un seul voyageur dans la « base pour touristes ». Pourtant, dans la cuisine, deux femmes continuent d’abaisser des boules de pâte au rouleau, de confectionner des chaussons fourrés de choux et de lard. On ne sait pour qui.

Quand on ne fera plus de vareniki, ce sera la fin du monde.

Raïmon lors de la bénédiction des paniers de Pâques
(photographie de l’auteur, 2000)

Stèles

Le champ se trouve au sommet d’une colline. Quelques arbres bruissent sous le vent du soir et projettent leurs ombres sur l’herbe fauchée autour de petits tertres. D’un bout à l’autre de ce terrain cabossé, des centaines de stèles moussues surgissent de terre, telle une armée de pierres. Les plus récentes sont solitaires et verticales, d’autres se sont rejointes avec le temps, et, au fur et à mesure que l’on se dirige vers l’est, s’appuient l’une sur l’autre avant de se coucher dans l’herbe.

Elles sont couvertes d’étranges inscriptions, de figures géométriques, de fleurs et d’animaux stylisés. Certaines sont flanquées de colonnades et de frontons triangulaires. Les plus récentes portent une traduction en écriture cyrillique. Des noms surgissent du passé.

Fisch, Pinski, Vilderch, Marmaroch, Bogorodtchaner, Kreindler Adlerstein, Ziplser, Iahr, Sender, Irdal, Tsimaîchman…

Myriam Fisch a vu le jour en 1878, à l’époque de l’Empire austro-hongrois, et s’en est allée à quatre-vingt onze ans, en 1969, sous Brejnev. Elle a connu les Habsbourg, la Tchécoslovaquie de Masaryk durant l’entre-deux-guerres, quelques mois d’autonomie après les accords de Munich, et l’unique jour d’indépendance de l’Ukraine Carpatique, le 15 mars 1939. Le lendemain, les Hongrois, alliés de l’Allemagne nazie, envahirent le territoire. Myriam Fisch survécut, comme Chmil Tsimaïchman, décédé en 1988.

Ils étaient les derniers représentants de la communauté juive de Iassinia, forte de quinze cents membres avant la guerre – dont une vingtaine seulement revinrent des camps.

Cimetière juif de Iassinia en hiver
(photographie de l’auteur, 2001)

L’arrivée des popes sauvages

L’accueil avait été froid. Nous n’avions pas remarqué à l’automne ce visage de démon brûlé par une sorte de feu mauve, cette charge sourde qui perce la peau et alourdit les yeux. Cette fois, il nous évite du regard, semble préoccupé par des détails de liturgie, d’objets à déplacer, de rituel à respecter. Le chapelain nous salue nerveusement et s’empresse d’obéir à ses ordres bougonnés.

Est-ce un conflit avec Vasil, le prêtre uniate, qui a crée chez le pope cette fulmination intérieure ? Depuis quelques années l’église Ivan Strouk est partagée par les deux confessions et les messes se succèdent à l’heure dite, sans que le relais ne se fasse toujours bien, ni à temps. Les deux groupes de fidèles s’évitent. Les Orthodoxes attendent en haut, planqués derrière le clocher de bois, les uniates sortent par en bas. Mais parfois, des fidèles se croisent et échangent des paroles aigres-douces. On mégote sur les horaires, les bouquets et les offrandes qui ornent l’église.

Au pied de la passerelle qui mène au lieu du culte, les deux clercs délaissent quelquefois leurs ouailles et entament une longue discussion théologique. « Tu es asservi à une autorité étrangère » dit le pope. « Tu confonds religion et nation », répond le prêtre. Pourtant, le pope relève du patriarcat de Moscou et non de Kiev, comme les autres popes de la vallée. Il est plus rude, plus autoritaire, et dit la messe en vieux slavon d’église que personne ne comprend.

En 1945, nous raconte-t-on, lorsque l’Ukraine occidentale est passée sous l’autorité de Moscou, Staline a imposé l’orthodoxie moscovite en lieu et place de l’Église uniate, fidèle à Rome. Des popes russes, sales et incultes « qui avaient des poux dans les cheveux et se mouchaient dans leurs manches », sont arrivés en Galicie et en Transcarpatie. On les appelait batiouchkas, mot qui signifie prêtre en russe, alors qu’en ukrainien on dit sviachchenik. À cette époque, toutes les églises de la vallée étaient encore uniates, sauf une. Maintenant, elles sont orthodoxes, à part Ivan Strouk qui n’est qu’à moitié uniate…

Alors que nous redescendons la colline et sa couronne de frênes, un paysan nous croise. La conversation tombe sur le pope. D’un air entendu, le paysan sourit, lève le coude et s’emplit la bouche d’une lampée imaginaire.

Les infirmières de la polyclinique confirmeront.

Communauté uniate devant l’église Ivan Strouk, partagée avec les orthodoxes du patriarcat de Moscou
(photographie de l’auteur, 2000)

Icônes

Il y a peu d’intérieurs sans images pieuses. Orthodoxes ou catholiques, terrifiantes ou sulpiciennes, elles ornent les salons, les chambres d’enfants, les vestibules et les cuisines. Vierge à l’enfant surmontée d’un pigeon, Christ Pantocrator sur fond de catastrophe cosmique, Dernière Cène, Dieu le Père aux yeux de feu…

Mais chez Liouba, au second étage de la nouvelle maison construite par son père en face du mont Petros, Jean-Claude Van Damme et Rambo exposent sans vergogne leurs muscles luisants sur de grandes affiches, épinglées à côté des icônes. Dans une autre maison, c’est Leonardo Di Caprio, Tom Cruise et Jason Priestley qui veillent sur la prière que nous récitons debout, en compagnie de Vasil, le prêtre uniate. À l’endroit même où, quelques années auparavant, notre hôte recevait Vyacheslav Chornovil, le leader indépendantiste du Roukh.

Pénuries d’affiches, fascination enfantine, ou nouveaux dieux qui voisinent encore un temps avec les anciens, avant de les chasser définitivement?

Esprit de clocher

On nous raconte que l’église située au centre du village avait été transformée en salle de gymnastique après la guerre. À l’arrivée des Soviétiques en 1945, le dernier prêtre uniate avait planqué les registres paroissiaux sous les toits, de lourds volumes manuscrits en langues hongroise et ruthène que son beau-fils a récemment sauvé des eaux. Sur de larges pages divisées en colonnes et symétriquement tachetées comme un test de Rorschach, une écriture en belle ronde a enregistré les mouvements de population de Körösmeros (nom hongrois de Iassinia) depuis 1788. Un autre volume fleurant le champignon contient la correspondance en latin avec l’évêque d’Ungvar (Uzhgorod), patiemment recopiée sur du papier épais.

Registre paroissial de Iassinia conservé sous les toits de l’église
(photographie de l’auteur, 2001)

Aujourd’hui, bien que l’église devenue orthodoxe n’abrite plus les ouvriers méritants et les cadres du Parti en mal de musculation, le beau-fils conserve prudemment les registres. Un antiquaire de Lviv en donnerait peut-être quelques grivnas.

Alors que nous passons devant le porche où brûlent des bougies fichées dans des baquets de sable, un bruit étrange jaillit du clocher, tel un claquement de bec ou un raclement de planche à lessiver. Quand le bruit cesse, des visages espiègles, secoués de rires, apparaissent au pignon.

Des enfants nous invitent à les rejoindre. Par des escaliers de pierre et de raides échelles vermoulues, nous gagnons le sommet de l’édifice. Au sortir d’une dernière rampe, on émerge sur une plate-forme instable, entourés d’un bruissement de voix et de regards malicieux. Ils sont là, une dizaine de garçons et de filles brandissant des marteaux de bois, prêts à nous assommer. On nous entraîne en chuchotant vers l’atelier des bruits : un montage de planches parallèles que les enfants frappent à coups de maillet.

Depuis Vendredi saint, les cloches sont en deuil du Christ. Chaque année, les gosses du village se font une fête de les remplacer à l’étage des cigognes.

Enfant dans le clocher de l’église
(photographie de l’auteur, 2000)

Christos Vaskress

Le pope Andreï qui dépend du patriarcat de Kiev, dit la messe en ukrainien et ne boit que du thé, entame son marathon liturgique la veille de Pâques. On ne peut qu’admirer son endurance, sa mémoire prodigieuse des formules et des enchaînements, son charisme tranquille. La semaine qui précède a déjà été chargée : messes, enterrements, vigiles, visites…

Mais Vaskressenie, la résurrection du Christ, c’est autre chose.

Les portes de l’église sont closes jusqu’à minuit, heure houtsoule. A l’approche de l’heure, une foule nombreuse accompagne Andreï qui marche vers l’église reprise aux Soviétiques. Le cortège, chargé de bannières, de murmures et de bougies qui scintillent dans la nuit, fait d’abord trois fois le tour du bâtiment avant de s’arrêter devant l’entrée principale. Le pope se détache de la procession, prononce quelques formules et frappe ensuite violemment contre la porte de bois. Après qu’elle a cédé sous les injonctions, tout le cortège s’engouffre dans l’église et la messe commence.

Quatre heures plus tard, les fidèles rentrent chez eux pour préparer le repas pascal.

Tout le monde se retrouve autour de l’église en début de matinée. Des dizaines de familles sont au garde-à-vous derrière des paniers remplis de victuailles : œufs colorés, quartiers d’oranges, gâteaux crémeux, saucissons épais, branches d’arbres et chandelles vacillantes. Les Tziganes sont de la partie, rassemblés dans un coin, les mains croisées sur le ventre. Maria a mis sa robe à volants, Nikolaï son chapeau. Sergueï et Rouslan ont les yeux brillants. Les fiancés épaulent les jeunes filles et nous adressent des signes de connivence.

Un peu à l’écart, un « nouvel Ukrainien » de retour dans son village – barbe d’un jour, lunettes fumées, cheveux gominés et souliers brillants – déambule lourdement dans son costume étroit. Il se dirige soudainement vers nous et me fourgue son caméscope dans les mains sans crier gare. Replié au milieu du cercle familial, le businessman s’agenouille humblement dans l’attente du pope et de son eau lustrale.

Andreï se dirige vers une grande bassine de métal blanc remplie d’eau bénite. Des vieux en costume houtsoul se pressent avec des bouteilles et des bocaux. Plongeant un rameau dans un seau, le pope commence sa tournée des paroissiens dont il asperge trois fois les offrandes et les visages. À chaque passage, il prononce à haute voix – sévère et complice – les paroles du jour : Christos Vaskress !

Puis, après cet épuisant labeur liturgique, il lâche soudainement la bride et s’adresse aux villageois avec un sourire complice: « Voilà, je pense que c’est fini maintenant. Vous pouvez rentrer chez vous ! » En quelques instants, les fidèles tournent les talons et emportent les paniers pour le repas de fête.

Le pope Andreï, à l’arrière de l’image
(photographie de l’auteur, 2000)

Disputes théologiques

Il nous avait lancé l’invitation en automne : « Si vous vous intéressez à l’histoire de Iassinia, à ce que nous avons vécu sous le communisme, venez me voir. »  Et comme pour appâter : « J’ai plein de choses à vous dire sur le KGB… »

On a pris rendez-vous après les fêtes de Pâques, en laissant au pope le temps de se refaire.

Andreï nous reçoit en costume civil, sans sa soutane fleurie et sa mitre mauve qui lui donne tant de prestance et masque sa calvitie. Il est humble et accueillant, un peu intimidé sans doute. Nous nous asseyons autour d’une table sommaire, au rez-de-chaussée de sa maison trapue, dans une grande pièce recouverte de bois, des murs lambrissés au plancher et au plafond. Des bancs sont alignés au pied des lambris et le centre de la pièce est vide. Une grande armoire vitrée est posée le long d’un mur, une immense affiche représentant un sous-bois de bouleaux en garnit un autre. L’atmosphère est fraîche, humide et forestière.

Le pope quitte un instant ce qui ressemble à une salle d’audience d’un boyard de province et nous revient quelques minutes plus tard, les bras chargés de papiers et de dossiers. Il chausse ses lunettes et commence à parcourir des liasses de feuilles dactylographiées. Plus important que le KGB, qui est une affaire du passé après tout, il y a les sectes. C’est un sujet de préoccupation constant, de la frontière hongroise (où s’infiltrent les missionnaires anglo-saxons) au fin fond des Carpates, en passant par Uzhgorod ou Mukachevo. Andreï a consacré beaucoup d’énergie et de nombreux feuillets dactylographiés. Ceux-ci constituent des « disputes » avec les Témoins de Jéhovah et les Adventistes du septième jour, implantés à Iassinia. « Ils ne peuvent d’ailleurs pas se nommer Témoins de Jéhovah, c’est une tromperie. Moi, je les appelle des russellistes, du nom de leur fondateur américain. » Chaque feuillet traite d’un thème particulier : la question de l’âme, la Sainte Trinité, le Paradis, l’Apocalypse, le millénarisme, l’enfer…

D’autres feuillets contiennent des disputes avec de plus vieux clients : les  athéistes et les Catholiques. Un grand sujet, préparé pendant la période communiste, concerne l’existence de Dieu. « Je suis prêt à rencontrer les athéistes, communistes ou Américains. S’ils arrivent à me prouver l’inexistence de Dieu, je veux bien devenir athée ». À voir sa liasse de feuilles couvertes de caractères cyrilliques frappées d’un doigt vigoureux et annotées à la main, il doit avoir de solides arguments.

Les catholiques ne sont pas en reste. Andreï a recensé quarante-deux différences entre l’Église catholique et l’Église orthodoxe : « La première, c’est le Pape… »  S’il est en faveur d’une réunification des Églises chrétiennes, il nous fait cependant une longue lecture des points de discorde, où le goût du pouvoir et l’usage de la force par l’Église catholique à l’égard des Ukrainiens, « pauvres et soumis », sont un thème majeur.

Et puis, après le thé, il y a le relâchement des mœurs et l’alcoolisme en pays houtsoule, ce qui n’est pas un mince sujet. Il n’y a pas à regretter l’URSS, qui était un régime athée, mais un autre danger menace. Face à celui-ci, la religion est le seul salut possible. Avec une sincérité désarmante et une liasse de papiers à l’appui, Andreï se lance dans un long discours sur la réforme de l’Ukraine selon les principes de l’Église orthodoxe : abolition de la séparation entre l’Église et l’État, rétablissement de la censure, surveillance des jeunes, obligation d’aller à l’église, châtiments pour ceux qui boivent…

Malgré ce programme abrupt, le pope est un homme modeste qui guette nos réactions et tempère régulièrement la radicalité de ses propos par une petite phrase qui revient comme un leitmotiv : « Je dis ce que je pense. Vous n’êtes peut-être pas d’accord, mais sachez que cela vient du cœur. »

Fresque dans l’église Ivan Strouk
(photographie de l’auteur, 1999)

Paradis

Iassinia sans Témoins de Jéhovah n’est pas Iassinia. Après tout, le village porte le nom d’un miracle pastoral et il n’y a pas de raison d’en rester là. Le pope, bien sûr, nous avait prévenus : ces gens se trompent sur toute la ligne et ne méritent même pas leur nom. Mais Roman connaît son monde. Il nous arrange un rendez-vous en moins de deux, comme il répare les vieilles télévisions et soude les charrues.

La dame qui veille sur le temple jéhoviste n’a pas vraiment les yeux emplis de flammes fanatiques. Elle est plutôt comme les autres : rondelette, mal fagotée, pourvoyeuse de café et de petits gâteaux crémeux. Chez elle également, des icônes garnissent les murs, même si le style est un peu différent. C’est moins doré, moins byzantin et moins terrifiant. On y voit le Christ arpenter des champs de blé du middle-west dans une aube blanche très dépouillée, suivi de quelques disciples aux yeux clairs. L’image d’un éden américain, rural et égalitaire, au milieu des Carpates post-communistes. On nous ouvre le temple sans embarras, comme il sied à des amis de la Vérité. En face de la maison de la dame, un bâtiment carré porte une Tour de Garde en médaillon. C’est du neuf, du propre et de l’organisé. Une religion moderne qui n’a rien à voir avec les vieilleries orthodoxes bourrées de dorures et de murmures ésotériques.

L’intérieur du temple, la « Salle du Paradis », ressemble à un cinéma des années cinquante. Une centaine de sièges, une estrade avec pupitre et table couverte d’une nappe blanche, garnie de micros. On a même prévu une pièce séparée pour les mères et les jeunes enfants, vitrée comme un studio d’enregistrement. « C’est pour leur permettre de participer à l’office, sans le troubler par leurs cris.» Les lectures et les chants sont retransmis dans la pièce vitrée, grâce à des haut-parleurs suspendus que la dame nous montre fièrement du doigt.

À l’arrière plan de l’estrade, une fresque panoramique donne un avant-goût des temps à venir pour ceux qui survivront à l’Apocalypse. On y voit des montagnes enneigées qui ressemblent au Goverla et au Petros, des forêts de sapin et un grand lac paisible au fond d’une large vallée. En avant-plan, des hommes et des femmes ramassent des pommes grosses comme des pamplemousses, des animaux sauvages descendus des forêts gambadent dans des jardins taillés, une fillette joue avec un ours. Au-dessus de la fresque, cet extrait de l’Épître aux Hébreux: « Nous ne sommes pas de ceux qui font défection… mais de ceux qui croient. »

À chaque office, les Témoins de la vallée contemplent cette Arcadie houtsoule, inspirée par les chromos du quartier général de Brooklyn, avec sa manne de golden delicious éparpillées comme des œufs de Pâques sur du gazon tondu.

De l’autre côté de la rivière et de son pont suspendu, à quelques encablures de la Salle du Paradis, l’église Ivan Strouk veille au grain, gros champignon en écailles d’épicéa posé sur sa colline boisée. On imagine le chapelain arc-bouté sous son carillon, le batiouchka marmonnant ses prières en vieux slavon devant l’iconostase, dans un décor de fleurs séchées et de broderies paysannes. Un peu plus haut dans la montagne, Liouba, elle, dort entre Jésus-Christ et Jean-Claude Van Damme. Le Royaume se fait attendre.

Bernard De Backer, 1999-2001

Complément du 21 août 2022. Guerre et paix à Bogdan, village des Carpates ukrainiennes. Un intéressant article du Monde sur les Carpates d’Ukraine (après plusieurs autres). Extrait : « On pourrait croire que, malgré la guerre, rien ne change à Bogdan. Mais si les dix mille habitants de cette vallée sont très loin des affrontements, ceux-ci font pourtant leur œuvre parmi les modestes maisons en bois de ce territoire déshérité où résident des Houtsoules, une minorité montagnarde qui suscite une fascination romantique dans toute l’Ukraine pour sa capacité à cultiver ses traditions tout en se revendiquant fièrement ukrainienne. Héros du film soviétique Les Chevaux de feu (1965), du réalisateur Sergueï Paradjanov, ce peuple de bergers et de bûcherons s’y exprimait déjà en langue ukrainienne, un choix alors mal vu par Moscou, mais qui vaut désormais au film d’être un classique de la culture nationale ukrainienne (…) « C’est bien de prier, mais il faut agir aussi », a l’habitude de dire cet ecclésiastique dynamique (ndlr : le prêtre greco-catholique) qui diffuse tous les matins par haut-parleur, à 9 heures, une prière patriotique depuis le clocher de son église. Il a également fait fabriquer et distribuer dans tout le village de grands drapeaux ukrainiens. « On les a proposés aux orthodoxes, mais ils ne les ont pas pris », regrette-t-il en évoquant « ces gens qui portent les broderies [traditionnelles ukrainiennes], mais soutiennent encore la Russie ». Au cœur du village, l’église orthodoxe, toute peinte de bleu, n’affiche en effet toujours pas la célèbre bannière bleue et jaune. « Il faudra qu’on dise au prêtre de la remettre », glisse rapidement une pratiquante à la sortie du culte, avant de s’échapper. L’autre sujet sensible concerne le patriarche Kirill. Il suffit de prononcer le nom du chef de l’Eglise orthodoxe russe pour que les regards se baissent et qu’une gêne s’installe. (…) Quand on interroge cette fervente orthodoxe sur la guerre, elle dit avoir moins peur de l’armée russe que « de l’Union européenne et de ses valeurs de débauches homosexuelles ». Sa fille habite pourtant depuis huit ans dans cette Europe maudite, plus précisément à Montfermeil (Seine-Saint-Denis), en banlieue parisienne, mais elle n’y a jamais mis les pieds. »

Les Carpates d’Ukraine. Iassinina se trouve au milieu à droite, à l’ouest de Vorochta
(source Wikipédia en langue russe)

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