
« Car ils vivaient loin de lui, coincés entre l’Orient et l’Occident, entre la nuit et le jour, étant eux-mêmes des sortes de fantômes vivants que la nuit a enfantés et qui hantent le jour. »
Joseph Roth
La marche de Radetzky
AU MOIS D’AOÛT 1993, un peu moins de deux années après la dissolution de l’URSS dans une datcha de Biélorussie, je sortais d’un hôtel décomposé – gravats, poussière et indifférence –, à quelques kilomètres de la frontière entre l’Ukraine et la Roumanie ; en Transcarpatie, exactement. Un ciel clair couvrait la vallée ravagée par des inondations. Les usines abandonnées, la gare défaite et les casernes pour civils dont l’urbanisme soviétique avait fait grand usage – même dans les petites villes de province – s’éloignaient au fur et à mesure que je progressais dans la montagne. Mon chemin attaquait de front, sans finasser en courbes et virages, les mamelons bossus et humides des Carpates. Les ornières étaient profondes, creusées par le passage des charrettes et des camions qui desservaient les hameaux, descendaient les foins, les troncs d’arbres et les écoliers.
Je m’enfonçais dans une campagne pentue et recluse, peuplée de vieilles maisons de bois, de champs emplis de fleurs sauvages et de forêts silencieuses. À l’orée des premiers alpages, alors que le soleil encore chaud irisait les crêtes d’une lumière oblique, je décidais de bivouaquer au flanc d’une colline couverte de myrtilles. J’y fis la connaissance d’une famille de campeurs venue de Kiev avec leurs cinq enfants, accompagnée d’un parent originaire de Tchernivtsi, en Bucovine du Nord. Les tentes en coton élimé des campeurs ukrainiens étaient recouvertes de larges feuilles de plastique translucide, fixées par des pinces à linge. Il leur avait fallu deux jours de train et de bus pour atteindre les Carpates, avec leurs sacs à dos immenses, chargés de casseroles remplies de choux, de betteraves et de pommes de terre, de scies et de haches pour le feu du soir. Tatiana, délicate quadragénaire aux yeux tristes et doux, m’invita à partager leur repas, un bortsch de légumes et de porc que nous avons préparé ensemble et dégusté lentement, arrosé de vodka, autour du feu de camp.
On ne boit jamais la vodka seul et on la boit en mangeant – cul sec. Dès la première rasade, une onde de chaleur vous envahit et diffuse ses vibrations dans les moindres interstices du corps et de l’esprit. Des liens invisibles rapprochent alors les convives et mêlent leurs rires et leurs regards au parfum de la terre, au vent du soir, au simple fait d’être là. Après avoir longtemps chanté – la nuit débordant des vallées pour gagner lentement notre refuge –, nous avons parlé de l’Ukraine. Mes amis d’un soir avaient peur. La pauvreté rongeait les villes et les campagnes, la Crimée était au bord de la sécession, les Ukrainiens russophones de l’Est ne voulaient pas de ceux de l’Ouest, ou inversement. La guerre civile menaçait – « comme dans les Balkans », me disaient-ils. Les braises devenaient noires, ainsi que nos visages dans la nuit.
Le lendemain, j’ai marché quelques heures avec eux, puis me suis dirigé sous une pluie battante vers les alpages du Mont Bliznitsa, étendues d’un vert incandescent balayées par des rouleaux de brume. Plus tard, je descendis dans la vallée, franchis la Tisza noire et pris le train pour Lviv. Je m’étais promis de revenir dans ces montagnes oubliées, le pays des Houtsouls, mais aussi des Hongrois, des Juifs, des Roumains et des Tziganes. Celui de la folie tourbillonnante d’Ivan et de Maritchka au milieu des forêts cathédrales et des églises en bois, immortalisée par le cinéaste Sergueï Paradjanov dans Les chevaux de feu.

Six années plus tard, fin septembre 1999, le dernier été indien du millénaire baignait la plaine hongroise dans une atmosphère chaude et blanche. Avec Nicolas, photographe dans le quartier des Marolles à Bruxelles, je me retrouvais dans un tortillard international en provenance de Budapest, s’approchant de l’Ukraine avec une lenteur qui ressemblait à de la mauvaise volonté. Nous avions décidé de passer trois saisons dans le pays houtsoul, au pied des montagnes Noires qui dominent les Carpates.
Depuis ma découverte de l’Ukraine, les médias occidentaux – à de rares exceptions – continuaient de réduire l’existence du pays à la catastrophe de Tchernobyl et celle de la Transcarpatie aux inondations de la Tisza. Une barrière invisible, aussi forte et tenace que le rideau de fer, maintenait l’un des plus grands pays d’Europe dans une existence fantomatique. Il s’identifiait encore, dans l’imaginaire occidental, à quelques Cosaques cavalant dans la steppe, sur fond de plaines à blé et de coupoles dorées. Sa dépendance séculaire à l’égard de son puissant voisin s’incarnait dans l’expression mille fois ressassée de « grenier à blé de la Russie », dont des millions de paysans ukrainiens payèrent le prix fort à Staline, en 1933 – après avoir ployé pendant des siècles sous des hobereaux de diverses origines.
L’intégration programmée des pays de la Mitteleuropa (Hongrie, Pologne, Slovaquie…) dans l’Union européenne, loin de rapprocher l’Ukraine, la rejetait dans les limbes d’une réalité sans cesse contestée, « terre des confins » incertaine et hybride, en voie d’être coupée de ses voisins occidentaux. La frontière de ces éternels confins s’approchait. Une vraie frontière au coeur du continent, avec ses miradors, ses chiens et ses douaniers soupçonneux. Nicolas posa nerveusement la main sur son matériel photo : deux boîtiers, quelques objectifs et une cinquantaine de rouleaux. Je vérifiai mon visa, dont l’octroi avait été motivé officiellement, sur invitation d’un ami de Kiev, pour des « consultations commerciales ».
Bernard De Backer, 2002
Introduction au livre Les Carpates oubliées. Trois saisons au pays de la Tisza noire, L’Instant Présent, 2002 (Bernard De Backer, textes, Nicolas Springael, photographies du livre en noir et blanc)
Le texte du livre :

Photographies de l’auteur, par saison
Tchornohora – saison d’hiver
Tchornohora – saison de printemps
Tchornohora – saison d’automne
Le livre peut être obtenu chez l’éditeur : L’Instant Présent
Ouvrage republié par : Husson éditeur
(également éditeur d’un autre ouvrage, Dousha Balit de Viviane Joakim avec François Emmanuel, la photographe de notre premier livre sur les entreprises de travail adapté bruxelloises)

Quelques images de l’auteur, prises lors des quatre voyages












Post-scriptum de septembre 2018. Le massif des Svydovets est en danger.
Le rapport de Earthsight sur la mafia du bois ukrainien et la complicité européenne.
