En plongée

Le rivage en Frise
(photographie de l’auteur)

Histoires emboîtées

Aux disparus

« Un voyage est comme un naufrage, et ceux dont le bateau n’a pas coulé ne sauront jamais rien de la mer. »

Nicolas Bouvier
Le vide et le plein

Les flots étaient froids, poisseux et moussus, fouettés par le vent qui contournait les îles. Il sentit la mer se retirer lentement vers le large, caresser ses mollets, taquiner ses doigts de pied posés sur le sable dur. Sous un ciel obscur et opaque, les basses terres émergées étaient à peine visibles, se confondant avec l’eau dans des lointains grisés, perlés de salissures noires. La mer était trop peu profonde pour s’y noyer, les hauts-fonds trop lointains à atteindre. Bruno se trouvait en panne comme un voilier sans souffle, tremblant de froid et de peur. Il était nu, debout dans une zone incertaine et déserte à la fin d’une nuit de juin. L’homme avait tout abandonné sur l’île, au milieu des sables et des pins. Ne restaient que des lambeaux de mémoire, lourds et muets comme le ciel sans voix. Qu’allait-il faire avec ce qui l’avait conduit en Frise ? Le perdre avec son corps dans le néant marin ou lui redonner vie, lui survivre ? Il se pencha vers les vaguelettes à la crête baveuse, les tourbillons salés, les poissons allant à leurs affaires. Il ne pouvait s’immerger, tant les sables hauts invitaient à faire surface.

I. Bruno

Frise, 2016

Il se demanda en tremblant que faire de cette honte qui allait surnager sur les eaux après sa mort, comme le lui avaient enseigné les dernières lignes du livre. Mais que serait sa vie, avec elle nichée au creux de son corps ? Ne serait-elle pas pire que sa disparition ? Bruno était face à une énigme, celle de la nature de la honte, des puissances de son attache, des moyens de son expulsion. Suffirait-il de la connaître, de la nommer pour s’en défaire ? Était-ce possible ? Il pensa qu’il ne fallait pas trop réfléchir, mais bouger comme il l’avait fait naguère sur les collines de la ville où il vivait. Mettre son corps en mouvement sans oublier de se souvenir. Il fit demi-tour en direction de l’île, les jambes immergées à mi-cuisse et les bras repliés sur sa poitrine, tel un pénitent. La coque constellée de lumières blanches et bleues d’un navire tanguait au loin. Quelques mouettes aux ailes noires fendaient l’air, flèches virevoltantes lancées du ciel. La vie continuait, secrète et vibrante. Il se dirigea vers le rivage, apercevant le continent au loin. Un phare perché sur des môles noirs y lançait des éclairs jaunes dans l’espace.

Le sable se transforma lentement en vase épaisse, creusée de défilés souterrains et piquetée de coquillages mêlés d’algues. La marche devenait claudicante et hésitante, montant et descendant les ruisseaux en train de naître. Le vide se fit dans sa conscience, entièrement requise par les efforts de la marche. Ce n’était pas une lutte mais un simple jeu d’adresse, d’agilité et d’équilibre. Il se trouva soudain face à un chenal émergeant de la mer. Il lui fallait descendre ses flancs tendres, traverser ses ruisselets agités, remonter la berge vers un nouvel aplat de vase ridée. Bruno prit pied sur la rive naissante, puis se retourna. Le navire avait disparu. La ligne d’horizon dégageait lentement les îles sous des nuages épais. Le vent du large était tombé et des bruits naissaient, portés par la brise de terre.

Il finit par atteindre le pied de dunes désertes. Des buissons d’oyats formaient comme des clairières, abritées et invisibles. Il marcha vers l’une d’elles en trébuchant dans une poudre clairsemée, la peau piquée par de multiples grains orange et blancs. Bruno écarta un mur de plantes frêles dressées devant lui, se coupant un doigt et griffant ses cuisses. L’espace abrité était fragile et bosselé. Il s’y coucha en tombant d’un coup, les bras pliés sous le corps. Bruno n’avait plus qu’à attendre le jour en se couvrant de sable pour se protéger du froid.

Dans sa petite niche, entourée d’arbustes bruissant sous la brise, le sommeil vint le prendre par surprise, peu avant l’aube. Les pensées et images conscientes prirent lentement un autre sens, une autre couleur, puis se lièrent à de nouvelles connexions et le firent pénétrer dans un monde latéral, mystérieusement apparenté. Son frère Jack au volant de sa voiture – un vieux souvenir, auquel il pensait souvent – se transforma en Père blanc au bord du fleuve Congo, descendant vers le village en contrebas. La ruelle où il pénétra était grouillante de monde, emplie des conversations, des appels du matin, des pétarades de vélomoteurs. Le Père entra dans une église décatie et se transforma en homme sévère et hautain, le menton relevé qui lui donnait un visage de Mussolini. Il se dirigea vers Bruno le regard fixe, plein de reproches, puis l’évita à la dernière seconde et se dirigea vers l’autel pour dire la messe en latin.

Bruno détourna le regard et se retrouva en Flandre, au bord d’un grand fleuve en crue, entouré de prairies verdoyantes où poussaient de beaux arbres isolés. Il vit de petites maisons et des moutons. Parfois, un éperon rocheux était planté dans le paysage, comme dans les tableaux des vieux maîtres flamands. Il courut dans les champs et leva les bras à l’horizontale, puis, à sa grande surprise, s’envola en douceur et plana lentement au-dessus du pays, des rochers et des lointaines forêts. Le monde était un écrin qui le portait dans sa beauté et son souffle soyeux, ses odeurs tièdes et florales. Il pensa au voyage de Nils Olgerson au-dessus de la Suède, mais aucun oiseau ne le portait sur son dos, aucune ville ne se dessinait sur le sol, avec ses églises et se tours, ses murailles et ses toits rouges. Bruno ne vit que champs, moutons, arbres et rochers – comme l’arrière-pays des dessins minutieux de son oncle Louis. Il était dans le décor de ceux-ci, ces illustrations qui avaient enchanté son enfance et orné ses premiers contes : Le chat botté, La chèvre de Monsieur Seguin, Blanche Neige et les sept Nains, La Belle au bois dormant, Le Petit Poucet. Mais aucun personnage, aucune maison, aucun château, aucun nain n’apparaissaient lors de son vol léger et ondoyant. Il n’y avait que lui et le pays vallonné.

Il vira d’un coup sur son bras gauche et se retrouva dans la forêt, les pieds sur le sol couvert de feuilles mortes, le corps rendu pesant par la gravité. Il n’était plus nu mais couvert de vieux vêtements de toile grège. Un géant apparut, suivi d’une foule de processionnaires qui traversaient le bois en marmonnant des prières. Il perçut les regards dirigés vers lui, des centaines d’yeux perçants dont il devint le foyer. Bruno tenta de se dégager, mais la puissance des yeux le cloua au sol. Ou plutôt, se disait-il avec grand effort, le cloua en lui-même. Ses yeux le fixant prenaient leur force dans un œil intérieur, une chose chevillée par un regard au cœur de son être. La scène semblait figée lorsque les pénitents reprirent leur route. Le géant poursuivit son chemin sous les chênes, balançant son corps avec lourdeur et détermination. La scène se dilua dans le brouillard et Bruno sentit la fraîcheur du sable sur son corps.

Il se réveilla lentement, secoua sa tête et remua ses bras gourds. Il était passé en quelques secondes de la légèreté du vol à la lourdeur de son corps, enveloppé par le sol humide. Pendant un instant, il eut la certitude que ses deux états opposés étaient comme en miroir l’un de l’autre. Voire davantage, le même destin perçu sous ses deux faces. Mais il fallait bouger, ensuite se couvrir, car il n’allait pas tarder à rencontrer de vrais humains et non les pénitents de son rêve. Il pensa qu’il n’avait pas d’autre ressource que de se diriger rapidement vers son abri de toile et d’y prendre ses vêtements, puis de partir en laissant son campement inchangé, faisant croire à sa disparition. L’abandon de ses bagages et du livre, ouvert sur son lit de plumes, en attesterait.

Ce matin-là, certains îliens virent un homme nu courir d’un arbre à l’autre, d’une haie vers une barrière, d’un mur à un réservoir de béton. Mais il faisait encore trop sombre pour écarter une vision, surgie à la sortie de la nuit. Le camp dormait encore et Bruno put se faufiler entre les tentes sans faire de bruit, sinon celui du froissement de ses pieds sur l’herbe humide. Il repéra enfin son abri, tel qu’il l’avait quitté la veille. Il ouvrit l’entrée, écarta Le Procès et se réfugia dans le sac de couchage pour se réchauffer, puis vida la gourde et avala quelques biscuits. Le corps ranimé, il sombra dans un sommeil sans rêves alors que les campeurs voisins s’éveillaient les uns après les autres. Il y eut d’abord les cris d’enfants, puis le glissement des tirettes de métal. Mais l’homme nu dormait.

Le soleil chaud de midi le réveilla et il pensa qu’il ne devait pas s’en aller avant la nuit tombée. Il échafauda son plan tout l’après-midi ; les vêtements qu’il emporterait et ceux qu’il laisserait, à côté de la nourriture et de son équipement, sauf la carte, son argent et ses clés. Il replacerait le livre au même endroit, garderait l’entrée entrouverte. Il crut savoir ce qu’il lui restait à faire, même si cela lui parut hautement hasardeux. Une folie de mort-vivant, disparu pour ses quelques proches et sa famille, recherché par la police, puis progressivement oublié. Lui demeurerait vivant, en embuscade et caché par le rideau du temps, comme il arrivait souvent aux habitants d’un archipel lointain lorsqu’ils voulaient échapper à la honte ou au malheur. Mais Bruno ne comptait pas seulement demeurer, il comptait trouver. Ou plutôt retrouver. Puis réapparaître sous un nom voilé. Mais tout cela était lointain.

La nuit venait de tomber lorsque l’homme, muni d’un petit sac et de vêtements légers, sortit de la tente en laissant flotter l’entrée. Il avait mémorisé le chemin qui menait au port, d’où partirait un dernier bateau pour le continent. L’île était plate comme la main, hors les dunes qui la bordaient. Quelques vieilles fermes se trouvaient sur son rivage continental, séparé de la mer par un bois de pins et de bouleaux abritant insectes et animaux. Bruno portait une veste épaisse et un couvre-chef pour masquer son visage, les îliens ayant l’œil à tout. Sa connaissance des langues lui permit de se faire passer pour un Anglais qui désirait quitter l’île pour une affaire urgente. Un pêcheur l’embarqua avant le départ du ferry et la traversée fut de courte durée. Il était temps de passer, la marée s’étant retirée ; il fallait emprunter les derniers chenaux ouverts entre des murs de vase odorante.

L’homme sauta sur la digue, après avoir payé le marin, et partit à la recherche d’une chambre jusqu’au lendemain. Il finit par trouver un studio qui n’avait pas trouvé preneur pour les vacances, mangea dans un snack et but quelques bières pour éponger son angoisse. La nuit fut la plus confortable qu’il ait connue depuis des semaines. Elle fut aussi la plus sereine, car il avait décidé non seulement de rester en vie, mais de se consacrer tout entier à sa quête. Pour s’y atteler, il lui fallait rentrer chez lui en toute discrétion, puis mettre la main sur des documents qu’il conservait depuis des années. C’est alors que le véritable travail débuterait, mais il ne savait pas encore où se réfugier.

Le lendemain, Bruno s’embarqua dans un bus qui le conduisit à la première bourgade reliée aux chemins de fer néerlandais. De là, il était assez simple d’effectuer le trajet de retour avec son bagage léger. Il n’avait que quelques correspondances pour revenir dans sa ville, cela sans aucun contrôle douanier laissant des traces de son passage. Il avait également éteint son téléphone portable et voyageait comme un passager clandestin, bien qu’en toute légalité. La frontière fut franchie, sa ville n’était plus qu’à une centaine de kilomètres.

Bruxelles, un peu plus tard

Il décida cependant de faire étape à Malines et d’y passer la nuit. Son but était d’arriver tôt dans sa rue, afin de pénétrer en toute discrétion dans son appartement. Un hôtel en face de la gare fit l’affaire ; il était parfaitement inconnu ici et s’enregistra sous un faux nom et paya en liquide. Il resta cloîtré toute la soirée et partit le lendemain, aux petites heures, afin de prendre un des premiers directs pour Bruxelles. Le train fit une courte halte non loin de son domicile.

L’homme, qui se considérait comme étant en fuite, débarqua prudemment sur le quai. Il releva sa veste et enfonça son chapeau, marcha d’un air absent. Le plus dur était à venir : pénétrer dans son domicile sans être ni vu ni entendu par sa voisine. La manœuvre était d’autant plus délicate que la porte était bruyante et l’avenue large. Il décida de se poster dans la rue en face de la maison et d’attendre la sortie de la voisine, comme elle en avait l’habitude pour faire ses emplettes avec son caddy. Très régulière dans ses usages, sa voisine sortit comme de coutume et Bruno ouvrit délicatement la porte, grimpa les escaliers quatre à quatre et entra silencieusement chez lui.

L’appartement était sombre et il devait le rester toute la journée, voire, sans doute, pour longtemps. Il laissa les volets et les rideaux fermés, alluma un abat-jour et chercha sa frontale de secours, l’autre étant restée dans la tente. Puis il enleva ses chaussures pour marcher comme un voleur dans son propre domicile. C’est à ce moment que Bruno prit conscience de tout ce qu’il avait à faire : laisser son appartement comme abandonné par un disparu, trouver un nouveau logement sous un autre nom, retirer son argent et quelques affaires. Puis – surtout – s’emparer de ses dizaines de cahiers qui constituaient son trésor de guerre, ses archives secrètes. Il arriva à tricher sur son identité pour un gîte, réservé le soir même, loin de Bruxelles, avant de trouver une solution plus durable. Les finances constituaient un autre problème, mais il avait créé avant la Frise un compte sous alias au Luxembourg, encore peu regardant. Il lui fallait faire croire à sa banque qu’il s’était fait voler sa carte sans se signaler, après avoir ponctionné le maximum d’argent liquide. Bruno retirerait donc de l’argent à la gare et jetterait ensuite sa carte de banque dans un égout. La nouvelle de sa disparition, sans avoir trouvé son portefeuille dans sa tente, ferait penser à un vol.

Il se dirigea vers une autre pièce où étaient stockés ses cahiers dans un sac de deux ou trois kilos. Bruno porta le sac près de la porte, rassembla des ustensiles de toilette et divers papiers en mettant des gants, laissa l’ordinateur allumé comme il l’était, mais effaça l’historique. Avant de partir, il nettoya le clavier, ses traces de pas et la poignée de la porte qui devait rester fermée pendant de nombreux mois. Il regagna la gare en toute discrétion, avec son sac sur le dos. Il acheta son billet et monta dans le train. La frontière fut franchie quelques heures plus tard. Il descendit dans une petite ville le long de la Meuse française, d’où il prit un taxi vers son gîte, après l’achat de vivres et la remise des clés par le propriétaire, croisé à la gare. L’homme fut discret durant le trajet, répondant brièvement aux questions du chauffeur, en prétextant une grippe.

Bruno vit enfin le gîte isolé et séparé de la route par une rangée de petits arbres, sapins et feuillus. Des tas de bûches s’entassaient sous l’avancée du toit en prévision de l’hiver et des soirées fraîches. Mais il se garderait de faire d’emblée de la fumée et se contenterait au début des radiateurs électriques. Il lui fallait d’abord arpenter les environs et, inévitablement, rencontrer ses voisins après avoir laissé pousser une barbichette, coupé ses cheveux et changé de vêtements. Il lui faudra du temps pour entrer dans cette nouvelle identité.

Au gîte, juillet 2016

Bruno avait négocié un séjour de deux années sous un faux nom et payerait une première année de loyer de la main à la main, le jour de son installation. Il raconterait la vérité au propriétaire, à savoir qu’il était un écrivain contraint de s’isoler loin du monde pour construire son œuvre dans le calme absolu. En attendant, il fit le tour du gîte. Comme il l’avait souhaité, il était petit, moins de cent mètres carrés, sous un toit pentu pour la neige d’hiver abondante dans cette région. Les petites pièces étaient cloisonnées pour la chaleur et la discrétion, le salon chauffé par l’âtre pouvait accueillir un lit pliant, la cuisine était équipée d’un poêle à bois qui chauffait la pièce en hiver. La chambre d’été était une pièce discrète sur le versant sud du gîte, dans laquelle il rangea ses affaires et le sac de cahiers sous une couverture. Restait le bureau, logé à l’arrière de la maison avec une vue sur la vallée voisine, visible derrière une petite forêt. Pour les déplacements et l’approvisionnement, il envisageait de s’acheter un vélo électrique d’occasion dans la ville voisine. Il pourrait le ranger dans le gîte, dépourvu de garage.

Il passa la journée en tentant de méditer, ou du moins de chercher une sorte d’apaisement, de respiration, d’espacement, d’oubli centré sur les fluctuations et les rythmes de son corps. Il avait déjà pratiqué ce genre d’exercice et retrouva rapidement ses marques, au-delà de la noyade et de la disparition. Restait la mort sociale, perçue comme la seule issue et le seul moyen pour arriver à ses fins. Il y avait souvent pensé, mais un voyage dans l’archipel nippon l’avait rapproché de cette issue, qui y recevait une sorte de légitimité culturelle et historique. Le ciel était clair avec des nuages et quelques ondées violentes. Il entendit le bruit de la pluie sur les vitres, le souffle du vent dans la cheminée. Personne ne semblait passer dans ces parages, ce qui le rassura dans un premier temps. Il se fit un thé, mangea un bout de pain comme un moine, puis s’endormit dans sa petite chambre.

Il plongea à nouveau dans un rêve, cette fois plus terrifiant. Il s’échappa par une fissure du gîte comme un génie tournoyant et fut projeté dans la forêt, où le géant réapparut. Il n’avait pas changé, épais comme il l’était dans le rêve au bord de la mer, mais cette fois avec une massue à bout de bras. Il parlait d’une voix sourde qu’il avait de la peine à comprendre. Puis il le fixait avec une intensité de plus en plus aveuglante. Bruno se sentit réduit à une tête d’épingle, très dense et sans espace intérieur. Il n’arrivait plus à respirer, son esprit menaça de disparaître sous ce regard omnipotent. Il chercha à bouger ses doigts et trouva un filet d’air minuscule. Le géant s’en alla en grommelant, le génie tourbillonnant retrouva le chemin du gîte. Le réveil fut rude, poisseux.

L’Ermite se prépara à recevoir le propriétaire le lendemain, et il décida de procéder à une inspection et un nettoyage pour le mettre en confiance, se donner aussi du confort. Les outils étaient bien rangés dans une remise en bois. Bruno fit le compte de ses trouvailles, puis travailla dans chacune des pièces en essayant de balayer également le rêve, surtout ce moment de paralysie qui lui était familier. Il était à la fois peiné et satisfait de le retrouver, car c’est à lui qu’il allait s’attaquer au moyen des cahiers. Le rêve était donc un bon et un mauvais présage, quelque chose qu’il ne pouvait pas se laisser dissoudre dans la mer.

Il acheva de nettoyer, de ranger les pièces en y pensant de temps à autre, comme une musique de fond qui ne le quittait jamais vraiment. Il acheva son inspection et vit le soleil changer de couleur à l’horizon, agrémenté de fins nuages. Le lendemain pouvait bien venir. Il l’attendrait.

L’arrangement

Le propriétaire arriva le lendemain à l’heure dite. C’était Louis Vacher, un petit commerçant replet de la ville, louant le gîte à l’année sans trop s’embarrasser des contraintes du fisc et des règlements urbanistiques. Ils prirent le café ensemble et discutèrent de l’entretien, des quelques vivres en réserve, notèrent le niveau des compteurs d’eau et d’électricité, des démarches à accomplir en cas d’accident, notamment d’incendie. Il lui demanda de le prévenir d’abord avant de faire appel à la police ou aux pompiers ; il préférait régler les problèmes lui-même ou avec des personnes de son entourage. Tout cela devait rester discret, ce qui était également le désir de Bruno. Vint le moment du payement que l’Ermite régla en liquide pour un an, avec un reçu qu’il signa de son nom d’emprunt : Benoît Michot. Ils convinrent également que le propriétaire lui ferait une visite tous les mois, notamment pour lui vendre du bois. Vacher pouvait être facilement contacté. L’arrangement discret semblait convenir aux deux parties qui y trouvaient un avantage. Bruno demanda également des renseignements sur les ressources du village et de la ville voisine, notamment pour acquérir un vélo électrique et faire d’autres achats. Le propriétaire et Benoît Michot se séparèrent contents, avec la promesse de rester en contact. Bruno avait modifié son téléphone portable et acheté une carte sous son nouveau nom. Il pouvait, en principe, dormir tranquille pendant quelque temps.

Vacher était reparti avec un an de loyer en poche, Bruno, qui ne s’était pas encore approprié son nom d’emprunt, se retrouva une nouvelle fois seul, mais cette fois fixé en un lieu pour de nombreux mois. Il fut soudainement pris de vertige, puis d’une nausée violente après ces trois journées de fausse noyade, d’errance et de dissimulation. Plus aucun bruit ne l’atteignit dans le gîte, dont le silence devint lourd et progressivement oppressant. Il trouva la situation ubuesque et déloyale pour ses quelques proches qui le croiraient mort. Loin de l’apaiser après le choix de vie qu’il avait fait au dernier instant, des actes qu’il avait posés pour entamer une nouvelle existence secrète vouée à la poursuite de sa quête, le refuge du gîte le remplissait d’angoisse, d’impuissance. Il se sentait comme ce jeune homme épris de sauvagerie, parti se réfugier dans un autocar en Alaska après une longue errance, et qui était mort de faim et de maladie dans le froid polaire et la solitude absolue.

Une nouvelle fois, la seule issue lui apparaissait être l’action, le mouvement, le contact avec la matière. Il sortit du gîte, ferma la porte avec la clé toute neuve que Vacher lui avait donnée et partit se promener dans les bois après avoir fait le tour de son petit domaine. Il sortit du jardin par l’arrière en ouvrant une barrière de bois et prit un chemin sous de grands chênes. Le terrain devint bientôt déclive et Bruno descendit vers la vallée qu’il avait vue du gîte. Le temps était au beau, presque chaud, la forêt silencieuse — hors quelques cris d’oiseaux et galopades de chevreuils ou de sangliers. Il marchait sur un tapis de vieilles feuilles de l’automne précédent, tassées par les pluies et les passages.

Après avoir atteint le fond de la vallée et découvert une rivière sinueuse, il décida de remonter le même chemin et de prendre la mesure de sa condition physique. Il respira à pleins poumons, fit tourner ses bras et esquissa un pas de course comme à l’entraînement. Cela le réveilla et lui fit oublier ses angoisses pendant quelques heures. Le gîte apparut bientôt en haut de la côte, comme un refuge de montagne. Il souleva la barrière, jeta un coup d’œil furtif autour de lui. Aucun voisin n’était visible. Il ne perçut que la route où une voiture passa doucement. Il crut reconnaître Vacher en tournée d’inspection.

II. L’Ermite, les cahiers

Installation, juillet 2016

Benoît Michot avait éprouvé un nouveau malaise en entrant dans le gîte, cette fois sous son nouveau nom. Il avait ressenti de la gêne à franchir le pas de ce curieux pseudonyme, trouvé d’un coup, et tout autant de pénétrer dans cette demeure inconnue, entourée comme d’un mur invisible. Tout semblait tellement calme, immobile, solitaire – et par-dessus tout, silencieux. Il avait l’impression de n’être nulle part, hors du monde, tout en étant toujours présent. Serait-ce de cette manière que la honte dût lui survivre ? Il pensa un instant que sa décision d’échapper au destin était précisément celle que ce dernier avait choisie, pour s’accomplir de manière encore plus cruelle. Il se sentit coincé entre deux meules de pierre, la mort lente par noyade ou celle, plus corrosive, de l’enfermement dans cette bulle de verre, à proximité des cahiers qu’il n’osait ouvrir.

Il s’assit dans un fauteuil, se fit une tasse de thé et médita un long moment. Son contrat de location n’était que d’une année et il pouvait changer ensuite, s’il le souhaitait, après avoir laissé passer du temps pour s’adapter à sa nouvelle vie. Il devait également réfléchir aux finances, même s’il avait de bonnes réserves au Luxembourg proche. Le problème premier n’était en effet pas là. Il se trouvait dans la solitude et dans le contenu de ses cahiers. La première chose à faire était de les classer par date, puis de tenter d’y trouver un fil conducteur qu’il tenterait d’extraire. Il se dirigea vers son bureau à l’arrière de la maison, donnant sur la vallée qu’il avait découverte la veille. Aucune maison n’était visible à proximité, il ne percevait que quelques toits de l’autre côté de la vallée.

Il se décida à transporter avec délicatesse le sac de cahiers dans le bureau, tel un lest qui empêche un prisonnier de s’évader en demeurant attaché à son corps. Pourtant, il s’en souvenait, l’écriture de ces milliers de pages constituait pour lui un vecteur de liberté, chèrement payé : par la douleur physique, le découragement, l’impossible. Il y était pourtant progressivement arrivé, porté à la fois par le soulagement de nommer les choses et de creuser un écart avec elles, par le pouvoir de l’écriture qu’il recherchait depuis son adolescence. Tracer des lettres était pour lui comme un affranchissement de la masse qui tenait son corps, un détachement de l’emprise sans nom. Mais il ne pensait pas tant à une guérison qu’à un acte performatif de savoir. Il allait continuer plus tard, mais autrement.

C’est avec cette réflexion à l’esprit qu’il ouvrit le sac et s’empara des premiers volumes. Certains étaient épais, d’autres très petits et plus anciens. Il avait commencé d’écrire dans d’étroits cahiers, par peur de ne pouvoir les remplir. Son écriture y était maladroite, mal tracée et hésitante. Il eut du mal à retenir un sanglot en se replongeant dans ces années de souffrance atroce que trahissaient le tracé de son écriture, le sens du texte. Personne, il s’en souvenait, ne pouvait comprendre sa douleur atterrante et insidieuse, cette « maladie imaginaire » comme l’on disait à l’époque. L’Introspecteur qu’il avait rencontré et auquel il parlait régulièrement n’avait pas de considération pour ce travail d’écriture qu’il considérait comme une sorte d’échappatoire de la parole adressée à lui, qui serait la seule Voie. De la même manière, son désir de voyager et de parcourir les montagnes était aussi considéré comme « une fuite », un évitement de l’aveu verbal entre les quatre murs du cabinet. Pourtant, le jeune Bruno, qui était au début de la vingtaine, s’était obstinément accroché à ces cahiers comme à une bouée de sauvetage, et bien davantage que cela. C’était également un moyen de connaissance et une bouffée, non pas d’oxygène, mais d’espace.

L’écriture comme matière, février 1975

Ce qui le frappa à la relecture des premiers cahiers, et cela dès les lignes initiales, c’était le centrage du jeune homme sur le processus même d’écriture, la matérialité de l’acte d’écrire, agissant comme une saignée. Cela autant sur le versant corporel (la crampe, le tremblement, la fatigue, l’énervement, la rage) que sur celui du tracé (l’encre, la plume, le stylo, le papier, la rature, la tache), notamment l’orientation et la courbure des lettres. Il éprouvait depuis l’enfance des difficultés à développer une « belle écriture », ou du moins une graphie qui aurait eu du chien, du style, peu importait lequel. Elle demeurait non fixée, sans personnalité, erratique, laide par moments. Loin de ne constituer qu’un à-côté du processus, les difficultés matérielles semblaient une dimension centrale liée au corps, voire à son identité, autant psychique que morale. Les premiers cahiers apparaissaient comme des lieux de combat, de lutte au corps à corps de Bruno avec ces tracés abstraits, mais qui ne l’étaient pas. Son avenir semblait lié à sa capacité d’écrire, sa damnation à son incapacité.

Bien évidemment, il parvenait à écrire sur d’autres sujets : ses symptômes, ses rencontres, ses souvenirs, son enfance, ses parents, ses rêves, ses désirs, son angoisse et sa relation avec son Introspecteur. Son mal de vivre dans toutes ses dimensions et manifestations. Ce qui demeurait central, sur ce versant, c’était la perception, la certitude ineffaçable de n’être « pas comme les autres ». Non seulement ses amours difficiles ou impossibles, mais – bien plus profondément – son absence au monde, et sa préoccupation concomitante d’une difficulté qui était étrangère aux autres humains. Et surtout, sa misère qui l’envahissait depuis l’adolescence, cette réduction à l’état d’objet au contact de ses semblables, son « Auschwitz intérieur » comme il le nommait – prisonnier pour la vie derrière d’invisibles barbelés dans un monde de kapos. Son gîte entouré d’un mur invisible reproduisait ce dispositif, mais, pour le moment, en moins anxiogène.

Il décida de s’intéresser d’abord à la dimension physique, à la mise en acte de l’écriture qui était la première dimension abordée dans les cahiers, le premier obstacle à la réalisation de son projet. C’était une question de corps, de mouvement. Il avait pourtant – bien deux ans avant les premiers cahiers – écrit son mémoire de fin d’études, avec difficultés certes, mais d’une manière qui avait été fort appréciée, notamment au niveau de l’écriture et du style. « Cela se lit comme un roman ! » s’était exclamé un des professeurs du jury. Mais le texte avait été écrit à la machine et il ne se souvenait pas d’une version manuscrite. De plus, cet écrit ne le concernait pas lui, mais bien le sujet du mémoire. Comme si écrire sur lui, à la main, impliquait cette difficulté matérielle plus qu’un autre sujet. Son corps faisait obstacle à l’avènement du sens. Il envahissait tout.

Les premiers cahiers, minces et parfois hachurés, portaient le plus souvent une date à chaque entrée de texte et souvent des réflexions sur l’écriture elle-même. Le tout premier jour était accompagné d’un commentaire interloqué, comme d’un « bulletin de victoire ». Il était arrivé à écrire une page entière et semblait tout étonné. Il constata également qu’il se dédoublait en écrivant, qu’il s’adressait comme à un autre et gagnait ainsi de l’espace en lui-même. Mais, bien souvent, le jour suivant, tout s’effondrait à nouveau. Il déversait alors ses plaintes, sa rage de ne pouvoir revenir à ce premier élargissement gagné sur l’enfermement dans un espace à deux dimensions. Il voulait sortir de l’image et entrer dans le texte, qui n’était pas de même nature. Ce fut le premier enseignement, dont le gain était provisoire. La vie quotidienne semblait tissée de la même matière, car il évoquait la difficulté extrême de marcher dans la rue, croiser ses semblables.

Le sous-homme

Michot avait inventorié une trentaine de cahiers manuscrits, dont la première vingtaine avait été écrite sans discontinuité, presque tous les jours. Plus tard, le jeune homme avait continué d’écrire, mais en utilisant son premier ordinateur. Cela avec un sentiment de culpabilité, lié à une tricherie par occultation de sa nature psychique transparaissant dans la maladresse manuscrite. Curieusement, le premier cahier commençait en juin, trente-huit années, jour pour jour, avant sa tentative de disparition en Frise. Il était précédé de quelques notes sur ses rêves, en lien avec l’Introspection, mais sans enchaînement avec ce qui suivit bientôt : un récit continu, narratif, descriptif et analytique.

Un thème revenait sans cesse, outre la réflexion sur la matérialité de l’écriture, c’était le sentiment qu’il était depuis l’adolescence une sorte de sous-homme vivant au-dessus de ses moyens, un prolétaire psychique, un enfant-esclave, une crasse insignifiante qui devait sans cesse repasser un examen auquel il avait échoué, et recommencer ses études. Le jeune Bruno s’y retrouvait souvent dans un rêve, où il était en compagnie d’enfants plus jeunes que lui, car il devait rester dans une classe inférieure pour repasser une épreuve. Ces réflexions étaient liées, non seulement à sa difficulté d’écriture, mais aussi à ses problèmes de lecture dont il avait beaucoup souffert à l’université. De manière à première vue étrange, ses difficultés, qui lui semblaient majeures, se nouaient à une sorte de mollesse intérieure, un corps flasque dépourvu de point d’appui. Il y associait des considérations très crues sur sa vie sexuelle et l’envahissement de son corps par une sorte de libido amorphe ainsi qu’un « sentiment d’irréalité ».

Benoît lut pendant plusieurs heures, en éprouvant la crainte d’un retour de ce mal qui l’avait rongé, comme celui d’une bête tapie dans son corps et dans son psychisme. Il se leva pour se faire du thé, remuer sa tête et ses bras, respirer en tentant de ne plus penser à rien. Il fit ensuite le compte de ses vivres qu’il avait achetés dans la ville et emportés en taxi. Vacher lui avait dit que des bouteilles de vin se trouvaient dans un recoin de la cuisine et qu’il pouvait se servir, en notant ce qu’il avait consommé. Le jour commençait à décliner, son premier jour de ce qu’il n’osait pas encore appeler « une nouvelle vie ». Il regarda par la fenêtre et vit un ciel légèrement orangé, strié de langues nuageuses grises.

Les environs étaient totalement calmes, personne ne passait sur la route et les voisins étaient invisibles, silencieux, comme aspirés par le ciel. Le Reclus se dirigea vers la cuisine et examina les réserves. Il y avait de quoi se faire un bon repas de légumes et de viande, les pommes de terre de Vacher provenant sans doute de son potager, des bouteilles de vin rouge étaient alignées contre un mur. Il inspecta le matériel de cuisine, la bouteille de gaz, le fourneau, la petite réserve d’huile et de condiments. Tout semblait convenir pour quelques jours, voire une semaine entière. Il avait donc le temps de trouver ses marques dans le gîte et ses environs, avant de retourner vers la ville pour acquérir une bicyclette électrique et se ravitailler. Michot tenta d’oublier un instant ce qu’il venait de lire et de se replonger, comme il en avait l’habitude, dans la vie quotidienne et matérielle en préparant son repas.

Il coupa les légumes et les pommes de terre, fit rissoler des oignons et prépara une sorte de potée dans laquelle il ajouta les condiments et un morceau de viande. Le plat devait cuire lentement, ce qui lui laissa le temps de prendre l’air dans le jardin et de goûter la fin de journée. C’est à ce moment qu’un couple de promeneurs passa devant le gîte et lui fit un petit signe de la main. Il y répondit rapidement en mineur, avec un léger sourire.

Le lieu, juillet 2016

Benoît se fit un repas roboratif et but une demi-bouteille de vin pour apaiser angoisse et solitude. Il était satisfait d’avoir ouvert et classé les cahiers de Bruno jeune homme, d’avoir inventorié les premiers thèmes et tenté de dégager une méthode de travail. Cela lui sembla particulièrement ardu, car il y avait différents thèmes qu’il était difficile de joindre – et était-ce d’ailleurs possible ? Le point focal était cependant la honte et il ne fallait pas le perdre de vue.

La pénombre était tombée lentement en cette saison. Il se promena autour du gîte par une douce chaleur de fin de journée, inspecta différentes choses qu’il n’avait pas encore remarquées au bord du bâtiment. Puis il se dirigea vers la route et marcha pendant quelques kilomètres pour mieux connaître les environs. Il faisait encore assez clair pour distinguer une petite maison à deux kilomètres. Elle était située également en retrait de la route. Il aperçut un faible éclairage et une voiture sous un auvent, quelques ombres derrière les vitres. C’était sans doute une résidence secondaire ou une maison de vacanciers, pas des habitants permanents, ce qui le rassura. Ils étaient de passage comme lui.

Il revint sur ses pas en respirant à pleins poumons. Il avait un refuge confortable, une sécurité de vie matérielle, un environnement pacifiant et une tâche redoutable devant lui. Il n’était par ailleurs pas totalement rassuré sur sa disparition et craignait des fuites sur sa présence, une découverte soudaine d’un objet qu’il aurait oublié à Bruxelles, une connexion mal sécurisée, un fichier abandonné. Il imaginait voir soudainement une voiture de police s’arrêter devant le gîte pour un contrôle d’identité. La presse n’allait pas, après quelques semaines, publier un entrefilet sur « Le disparu de Frise » ?

Des amis ou des parents, comme ses neveux, n’allaient-ils pas partir à sa recherche, rien que pour des motifs d’héritage ? Était-il possible de disparaître totalement dans ce monde connecté ? Certes, il avait pris soin d’effacer ses traces, de couper son téléphone portable, puis de s’en débarrasser en l’enfouissant dans le jardin, de ne payer qu’en liquide, de signer son reçu d’une fausse identité. Mais le véritable Benoît Michot n’allait-il pas surgir un jour ? La police n’allait-elle pas enquêter sur cet homme à l’origine trouble et au nom intriguant ? Elle disposait d’un fichier électronique où les nombreux Benoît Michot étaient identifiés et localisés. Qui était celui-ci ?

Il emmena ses réflexions et ses questionnements dans sa chambre d’été, orientée vers le sud, s’occupa de son lit, prit une bouteille d’eau et des somnifères. Puis, comme par réflexe, il ferma la porte du gîte et celle de sa chambre à clé. Il était enfermé à double tour et n’avait plus qu’à laisser venir l’assoupissement après cette seconde journée, qui était la première complète.

Mais le sommeil tarda à l’étourdir, tant il se sentait poursuivi parce qu’il avait lu et par sa situation étrange, qui lui sembla telle une imposture. C’était comme si les deux périodes se rejoignaient : le « sentiment d’irréalité », qui l’avait parfois terrifié durant sa jeunesse, semblait revenir sous une autre forme dans la situation actuelle. Cet homme seul coupé du monde, sans relations sociales et sous une fausse identité, attelé à une tâche étrange dont l’objet était précisément ce dont il se sentait envahi durant cette seconde soirée. Il avait le sentiment d’un serpent qui se mordait la queue, ce mythique Ouroboros dont il avait vu des représentations dans des publications ésotériques, notamment liées à des activités dans la ferme de Frédérique, et qui l’avait perturbé. Ces pensées tournant en vrille le poursuivirent jusqu’à l’aube.

L’irréalité

Il se leva tard, soucieux et fatigué, prit un petit-déjeuner rapide et fut repris par le souvenir du sentiment d’irréalité. Un jour, alors qu’il roulait sur une autoroute, il se demanda s’il était bien , au volant de sa voiture et sur une route. Une sorte de vidage intérieur se produisit à cet instant, tout lui semblait irréel : la route, le paysage, le volant, son corps, les autres automobiles, ses pieds, ses mains. Il fut pris de panique et faillit lâcher le volant, ce qui serait sans conséquences car rien n’était réel. Il se fondrait dans un vide sans forme et disparaîtrait. Cette expérience revint à plusieurs reprises, la plupart du temps dans les mêmes circonstances. C’était comme une réflexivité sans point d’appui, une pensée qui détruisait son fondement. Le corps s’en trouvait menacé, du moins en tant que support de l’existence. Tout devenait absurde, relatif, composé de vibrations insensées comme dans une méditation zen poussée à son paroxysme. Il y avait quelque chose de bouddhique dans cette pensée, qui était également une expérience du corps et des affects. Un sorte de satori, une voie d’entrée vers l’illumination de certains adeptes du zen, voire, plus profondément, d’une prise de conscience de l’illusion du monde phénoménal comme chemin d’accès à la délivrance de la souffrance, telle que prônée par toutes les écoles bouddhistes.

Il n’avait jamais fait ce rapprochement, étant encore ignorant de cette spiritualité à l’époque de ces premières expériences. Elles étaient par ailleurs perçues comme entièrement négatives, dénuées de toute forme de délivrance ­- sinon celle de la mort, d’une extinction finale sans nirvana, ni sagesse durement acquise. Cette période historique était aussi pour lui celle d’une sorte de déconstruction des formes établies depuis son enfance. C’est ainsi qu’un jour, alors qu’il voyageait en train pour aller travailler dans une usine, il fut bouleversé par l’idée que la Belgique, son pays natal, n’existait pas. Ce n’était plus qu’une construction imaginaire, une illusion, un fantasme. Il en toucha un mot à son Introspecteur qui appuya son dire d’un petit « oui… ». Il pensa peu de temps après que l’Introspection était sans doute aussi une illusion. Sur quoi diable pouvait-on alors s’appuyer et pourquoi poursuivre ?

Le Reclus revint à ses préoccupations matérielles et journalières, son meilleur remède contre ces vertiges de la pensée qui risquaient de l’emporter dans un maelström vers les abysses, comme le capitaine Nemo qui était « personne ». Il rangea la vaisselle du petit-déjeuner après l’avoir lavée, ouvrit le frigidaire pour y déposer le beurre et le fromage, remit le pain dans sa boîte. Qu’allait-il donc faire de sa journée après ce vidage matinal ? Il choisit de sortir pour une bonne marche afin d’entretenir son corps comme il l’avait toujours fait, même dans les pires détresses. Le temps était couvert, légèrement menaçant, et il s’habilla en conséquence, s’arma d’un parapluie.

Passé la barrière, il choisit de descendre une nouvelle fois vers la rivière à travers le bois, mais cette fois pour une marche plus longue. Il souhaitait se vider un peu l’esprit, mais en ne versant pas dans l’irréalité angoissante et stérile. Le vent, les odeurs, le grain de la pluie, le chant des oiseaux et les galops discrets de lapins ou de chevreuils allaient remplir sa pensée, prendre la place des ruminations mentales ou des affects destructeurs. Le chemin était désert comme la première fois, mais plus agité par les tourments du ciel. Une fine pluie frappa les feuilles et les cimes des arbres qui le protégèrent sous leur couvert. Le parfum de la terre et des feuilles mortes emplit ses narines, puis se fraya un chemin vers son cerveau. Il marcha d’un pas lent et cadencé, comme un vieux moine chinois sortant de son ermitage pour contempler l’eau et les montagnes.

Le forestier

La rivière franchie, il poursuivit son chemin dans la vallée, naviguant entre d’étroites prairies et la lisière forestière. Une légère brume stagnait au-dessus des eaux, accentuant le charme des lieux. Sa pensée se promena dans divers labyrinthes mystérieusement connectés, mais il secoua la tête pour tenter de faire le vide. Personne ne semblait se hasarder dans la combe par ce temps incertain et il chemina longuement seul. Il se dit que seulement des paysans ou des forestiers pouvaient s’y rendre ; le pays n’était pas touristique et la saison n’était pas celle de la chasse. Parvenu à un croisement, il quitta la rivière en empruntant le chemin de droite qui remontait à travers bois. Il était glissant, d’autant que des pierres luisantes émergeaient çà et là de la terre. Il redoubla d’attention pour conserver son équilibre, lorsqu’il perçut un bruit à sa gauche.

C’étaient des coups de hache, frappés sur un tronc pour l’équarrir. Un homme trapu était à la manœuvre, accompagné d’un chien qui fit volte-face et aperçut le promeneur après l’avoir entendu. Il n’était pas agressif et vint lui flairer la main, ce qui étonna beaucoup Michot. Le forestier se retourna également, l’œil vif et le visage souriant. Il semblait heureux de rencontrer quelqu’un pour le distraire de sa tâche solitaire, assouvir sa curiosité.

– Bonjour ! Vous avez abattu l’arbre pour le bois ou il est tombé tout seul ?

– Bien le bonjour à vous, Monsieur. N’ayez pas peur du chien, il est très gentil, sauf avec les lapins et les écureuils. C’est l’orage et la tempête d’il y a un mois qui ont fait tomber l’arbre ! Heureusement qu’il n’a pas pris feu. Vous ne vous souvenez pas ? On en a parlé à la télévision.

– Non, je viens d’arriver dans la région. Je loue le gîte de Vacher sur le plateau pour un peu me reposer et prendre le bon air.

– Ah, Louis ! Il avait construit ce gîte pour ses vieux jours, mais il aime trop travailler et préfère le louer. Vous y serez bien. Vous restez longtemps ? Votre femme est avec vous ?

– Non, je suis seul pour le moment. Elle est à la maison avec les enfants. Je vais sans doute rester quelques mois. J’ai un important travail à faire dans le calme. Je m’appelle Michot. Benoît Michot. Et vous ?

– Fernand Ligny, du hameau de Vireuil de l’autre côté de la vallée, mais j’ai des bois au bord de la rivière. On se verra sans doute encore !

– Bon travail Monsieur Ligny. Et votre chien, quel est son nom ?

– Doucette. C’est une femelle, n’est-ce pas Doucette ? Ah, vous voyez comme elle est contente, elle connaît bien son nom…

Les deux hommes se séparèrent, après avoir parlé du chien, des arbres et de la tempête. Michot poursuivit son chemin qui remontait la combe et se retrouva à quelques kilomètres au nord de son refuge. Il ne lui restait plus qu’à longer le plateau, puis rentrer au gîte, visible de la route. Il croisa des promeneurs et fit un bref salut. Il ne voulait pas socialiser davantage, surtout avec des gens qui venaient de la ville et pourraient avoir eu des informations sur un disparu. Le risque était minime, mais il voulait se consacrer entièrement à sa tâche. Les locaux, par contre, il valait mieux qu’il apprenne à les connaître et ne pas attirer leur méfiance par une attitude trop réservée. Et puis, il les aimait bien. Il avait toujours eu plus de facilités de contact avec les ouvriers et les paysans, les gens simples et peu bavards. Un père de famille voulant s’isoler, ils comprendraient.

« Une main me pousse la tête », 1976

Après s’être douché, il se replongea dans les cahiers et tomba sur cette phrase. Elle était liée à une dépression saumâtre, succédant à l’euphorie d’une grande découverte accompagnant la réussite de sa première tentative d’écriture : « Submergé par l’absence provoquée par “l’opacité du langage” qui, sans doute, crée le “sous-homme”. “Une main me pousse la tête pour me tenir à l’écart, loin de ce cahier. » Il était interloqué, mais se souvenait de ce mouvement de bascule incessant, qui transformait chaque action d’émancipation en défaite dès le lendemain. Comme si le bloc, le béton, la pesanteur intérieure le rattrapaient à chaque fois, alors qu’il pensait en être délivré pour toujours. Le même retournement le poursuivra tout au long de son Introspection, cela jusqu’à la nausée, et la pensée de ne pouvoir en être délivré que par la mort. Ce sera la rupture brutale qui s’imposera finalement, le laissant dans un profond désarroi pendant plusieurs années. D’autant que les raisons fondamentales pour lesquelles il avait entrepris ce travail sur lui-même n’avaient trouvé aucune issue, sinon le sempiternel report « à la session prochaine ».

Mais il y avait cette « plongée » par l’écriture qui lui permettait, paradoxalement, d’arracher de l’air dans les profondeurs des lettres. Son tracé des mots était un levier pour les aérer, éclairer « l’opacité du langage », dissoudre le bloc compact qui les tenait comme soudés l’un à l’autre – et à lui-même, ce qui semblait la clé de l’affaire. Cette adhésion dont il tentait de se délivrer était-elle de la même nature que sa capture paralysante par le regard des autres, voire par leur pensée qui lui commandait d’être total ?

Sans doute, mais il lui fallait aller plus avant dans le déroulé de ses cahiers, en ne perdant pas ce fil rouge du bloc sans faille qu’était le sous-homme « capturé », prisonnier d’un langage sans espace. D’où le soulagement que lui apportaient la marche et les mouvements du corps nécessités par les travaux domestiques. Une issue moins profonde, mais plus à portée de main.

L’après-midi se creusait, très sombre et venteuse. Il s’occuperait de son refuge, de son nid près des champs et des bois, content d’avoir rencontré Fernand Ligny, cet homme robuste qui travaillait en compagnie de Doucette. Il ne souhaitait pas que Michot demeure invisible et caché, mais rien qu’un autre qui avait pris la place de Bruno, pour longtemps disparu. Il alla chercher des bûches sous l’avancée du toit et les plaça dans un gros ceinturon de cuir pour le transport. Après quelques voyages, il avait de quoi se faire un feu pour toute la soirée. Il glissa un épais fauteuil de biais, rangea la petite pièce pour y vivre une soirée au repos, sans trop penser.

En tournant le dos, il aperçut une petite bibliothèque à moitié cachée par un rideau. Il n’y avait qu’une vingtaine de livres, tous anciens et pour enfants. De vieilles collections à la couverture fanée et aux pages cornées, à l’illustration parfois naïve. On y trouvait quelques contes notamment, ceux qui se déroulaient dans un décor proche de son rêve aérien. Puis des ouvrages avec le partage classique : la Comtesse de Ségur pour les filles, Jules Verne pour les garçons. Sans oublier des histoires d’Indiens et de cow-boys. Il eut la surprise d’y trouver une antique édition du Dernier des Mohicans, le premier livre qu’il avait lu dans son enfance. Il avait été fasciné par cette aventure de coureurs des bois et d’Indiens rebelles, se déplaçant dans une nature presque vierge. Il pensa qu’il était lui-même, après la mort de ses parents et de ses frères, une sorte de Dernier des Mohicans, chargé de conserver la mémoire de son clan. Il ouvrit le livre et se replongea dans cette histoire, sa première lecture.

Terrence, 2022
Ce récit fait suite au Naufrage des Cadets

Ce texte en ligne est la partie introductive du récit


Ce texte est une fiction, inspirée de faits réels. Des ressemblances avec ces derniers sont dès lors possibles, mais s’en détachent comme dans toute création.

Toutes les photographies sont de l’auteur. Trois d’entre elles ont été prises en Frise.

Terrence remercie le lecteur avisé et méthodique qui l’accompagna dans cette odyssée sous-marine.

© Éditions Routes et déroutes, Bruxelles, novembre 2022

3 réflexions sur “En plongée

  1. J’ai remplacé le sous-titre initial, « Chroniques en miroir », par « Histoires emboîtées ». Ce dernier m’a semblé beaucoup plus pertinent, même s’il n’est pas facile à percevoir d’entrée de jeu. Mais c’est vraiment de cela qu’il s’agit fondamentalement, et à plusieurs niveaux. Certains choses apparaissent évidentes après publication. La vertu des diffusions en ligne est d’autoriser des modifications ex-post, sans en abuser.

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  2. Décidément, tu me laisses à chaque fois ébahie. À chaque fois que je te lis, je remercie le Ciel (tu choisis) de ne pas m’avoir pourvue de dons aussi extraordinaires avec la responsabilité qu’ils entrainent automatiquement (cfr.Matt.25,14-30). Je n’ai pas ton courage.

    Tu me subjugues Bernard mais très, très lentement, je commence enfin par delà mon admiration, à t’envier un petit peu cette richesse intellectuelle. Vois-y avec moi un signe encourageant (un rien tardif) d’une remise en marche de… “ma” personne ? A vrai dire, je n’ai pas encore pris la peine d’y voir plus clair ni à ce sujet ni à ton sujet, ni même essayé d’exprimer ne serait-ce que pour moi-même ce que tu représentes pour moi.

    Oublions la chose et pour l’instant, continue encore et encore à faire le bonheur de tes lecteurs ! Je t’embrasse très fort et, comme d’habitude, “à bientôt”. Cela finira par arriver un jour ou l’autre… Peut-être entre Noël et Nouvel-An. Qui sait ? M

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  3. Merci Marcelle. Je vais lire Matt.25,14-30 pour prendre connaissance de mes responsabilités !

    P.S. Je vois que c’est la parabole dites « des talents » : « Car on donnera à celui qui a, et il sera dans l’abondance, mais à celui qui n’a pas on ôtera même ce qu’il a. » À vrai dire, je me considère pas comme ayant reçu des talents. Je les ai construits, même si je ne suis pas parti de rien !

    Un lecteur méthodique et avisé me signale notamment ceci :

    5-26 « Je te le dis en vérité, tu ne sortiras pas de là que tu n’aies payé le dernier quadrant. »

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