
Mise en meule du foin dans les Carpates d’Ukraine
(photographie de l’auteur)
Voici une nouvelle série d’extraits du livre Les Carpates oubliées, avec mon texte et mes photographies. J’y ai rassemblé quelques pages relatives aux saisons dans le pays Houtsoule. Trois périodes structurent le livre et correspondent à nos trois séjours dans cette région située au nord de la Transcarpatie (Ukraine) : « l’été des grands-mères » qui correspond à notre été indien ; « mascarades » est relatif à l’hiver autour de Noël, période pendant laquelle les enfants se déguisent en animaux fantastiques ; « les grands jours » autour de la fête de Pâques et des fêtes soviétiques. Ces moments de l’années sont rythmés par les travaux agricoles (automne et printemps) et par les fêtes religieuses (Noël et Pâques) ou soviétiques (Victoire de la Grande Guerre patriotique). Une partie du séjour d’automne s’est faite de l’autre côté des Carpates ukrainiennes, près de la frontière roumaine (Maramureș). Je n’ai pas modifié le texte de 2002, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…
L’été des grands-mères – début de l’automne, colchiques dans les prés
Un puissant anticyclone situé sur l’Europe Centrale nous protège sous sa colonne d’air immobile. Chaque nuit, l’humidité exsudée par les forêts, les prairies et les rivières se condense et noie les vallées dans un épais brouillard. À l’approche de midi, les nuées s’évaporent sous l’effet d’une chaude lumière d’arrière-saison, mordoréee et caressante. On devine les collines qui bordent la vallée, tapissées de prés fraîchement fauchés avec leurs jets de colchiques mauves traçant des cercles magiques au pied des meules de foin. De fines clôtures en bois, formées de lattes taillées en pointe, sillonnent le paysage au gré des pâtures et des potagers. Plus haut, aux flancs des montagnes, des colonies de cèpes, bolets et autres pieds-de-mouton s’épanouissent dans les sous-bois couverts de feuilles en décomposition.
C’est babyne lito, l’été des grands-mères. L’on dit dans ces contrées qu’une fois passées la fleur de l’âge et la mort de leurs maris, un regain de chaleur et de lumière illumine quelquefois leur vie. Par analogie, le bref flamboiement du début de l’automne porte leur nom.

Ivan récolte son foin à l’aube
(photographie de l’auteur)
Quand le soleil perce la brume, nous apercevons les silhouettes arrondies des sommets qui dominent la vallée : Goverla, Petros et Bliznitsa, vastes montagnes bossues, couvertes d’alpages couleur rouille, où paissent des moutons courtauds aux grêles sonnailles. Au pied des estives – les polonina – dans des burons humides et enfumés construits à la lisière des forêts, des bergers passent la belle saison à fabriquer du fromage de brebis dans de grands chaudrons, posés à même les feux de planchettes.
Devant nous, les eaux de la Tisza noire, encore nappées de vapeurs immobiles, épousent le chaos des rochers. Un pont suspendu oscille dangereusement, au gré des vacillements de paysans qui s’agrippent aux câbles de suspension. Après une traversée mouvementée, nous prenons pied de l’autre côté de la rivière, tout en continuant à tanguer sous l’effet du mal de terre. En face, un étroit sentier conduit au sommet d’une colline ronde et verdoyante, là où un cercle de frênes entoure une large église de bois ouvragé, trapue et élégante, surmontée d’un dôme en oignon de tulipe couvert de minces bardeaux de sapin.
Un Christ en croix étincelle sous le soleil qui a définitivement chassé le brouillard.
Passage de col
Au nord de Iasinia, la route d’Ivano-Frankivsk s’éloigne de la Tisza pour franchir la crête des Carpates, ancienne frontière entre la Galicie polonaise et la Ruthénie tchèque. On se dirige vers le col à la tombée du jour, alors qu’au sortir du bourg, les flancs des collines sont tachetés par l’ombre grandissante des arbres solitaires et des meules de foin. Le sommet du Goverla, émergeant à droite de la route, est coiffé d’un banc de nuages gris.
Un fourgon débouche d’un chemin de terre provenant de la montagne. Des dizaines de paysans sont entassés dans la benne, bûcherons ou cueilleurs de champignons qui viennent de passer la journée dans les coupes au pied des alpages. Chaque matin, un vieux camion quitte Iasinia et emprunte des pistes boueuses remontant l’étroite vallée de la Laziechtchina, un affluent de la Tisza. C’est un trajet chaotique et sombre au travers d’une forêt épaisse, luisante d’humidité : fûts immenses de sapins, bosquets de bouleaux et de chênes fichés dans des pentes raides tapissées de fougères et de feuilles mortes. Une fois atteinte la lisière des alpages, les mamelons herbeux du Petros occultent l’horizon, le Kamaz largue ses passagers et chacun s’en va à ses affaires.

Dans une vallée de Galicie
(photographie de l’auteur)
Aux abords du col, limite de la Transcarpatie et de la province d’Ivano-Frankivsk, des militaires interrogent longuement Viktor. Quelques billets changent de main et nous plongeons dans les futaies bordant le flanc nord des Carpates. Nous traversons des plaines jaunies par le soleil, des villages étincelants de maisons dont les pignons sont recouverts de métal repoussé et finement ouvragé. Des petites pyramides de courges, potirons et citrouilles sont alignées au pied des murs, dans un savant dégradé de couleurs jaunes, rouges et vertes. On finit par obliquer vers la frontière roumaine en suivant le cours d’une rivière : le Tcheremosch noir.
Zones stratégiques
Après un long parcours dans la forêt où nous embarquons deux ramasseuses de cèpes en fichus, couperosées et bavardes comme des pies, des panneaux nous signalent l’entrée dans la « zone frontière », près du village de Zelenaïa. La Roumanie est à quelques kilomètres, au sommet de la montagne qui verrouille la vallée vers l’est. Le pays se déploie bientôt sous le soleil ; des troupeaux de moutons soulèvent la terre sèche qui poudroie sur la piste.
La proximité de la frontière suscite la vigilance du policier local, alors que nous lui demandons de l’aide pour trouver un logement chez l’habitant. Il interroge longuement Viktor, demande à voir nos passeports, s’inquiète des raisons de notre présence. L’homme nous scrute d’un air sévère. Des Allemands sont bien venus chasser dans la montagne et on les avait logés dans la maison forestière. Mais ils ne prenaient pas de photos et ne posaient pas de questions aux villageois. Il finit par céder aux propos rassurants de Viktor et nous loue la maison forestière. Nous partons chercher les clefs chez le garde, un homme affable qui s’occupe de couper du bois et de nous apporter des brocs d’eau. La maison est une grande bâtisse à flanc de montagne. On accède au premier étage par une passerelle en bois donnant accès à une porte étroite et haute, au centre du pignon couvert d’un toit de métal ciselé.

Dans la maison forestière près de la fontière roumaine
(photographie de l’auteur)
Boues et brouillards – l’hiver, la pluie, la neige
Suintant de la terre, du ciel et du vent, une humidité crue imprègne le pays où stagnent les vapeurs froides. Les masses sombres des montagnes sont zébrées de névés et de forêts, décor de théâtre où dérivent en avant-plan des lambeaux de nuages gris aux dégradés subtils. Au sol, les chaussures s’engluent dans une boue visqueuse veinée de ruisselets d’eau. Les chemins qui s’attaquent de front aux basses collines – gros serpents calleux couchés entre deux clôtures – jouent ton sur ton avec les prairies rousses aux graminées perlées de bruine. Quelques plaques de neige attardée soulignent un relief, un tronc d’arbre est traîné par un cheval, une rangée de hêtres protège une maison.
Plus loin, derrière une ligne de pylônes ployés par d’anciennes tempêtes, un tracteur chenillé surgit de la forêt, piloté par un paysan aux larges oreilles couvertes d’une chapka noire. Un gamin se tient dans la benne, une perche à la main. Des randonneurs ukrainiens aux immenses sacs verticaux se découpent un instant sur la crête, avant de se diriger en chantant vers les sommets du mont Petros.
C’est le pays entre pluie et gel, entre boue et neiges molles, massifs de sapins noirs coiffés de mèches fondantes et de calots blancs.

Sentier boueux se dirigeant vers le mont Goverla (photographie de l’auteur)
Ici, tout le monde en convient : de mémoire de babouchka, jamais Noêl orthodoxe n’a été aussi doux. Le Iasinia d’en bas, avec sa route crevée parcourue de Lada pétaradantes et de camions poussifs, survit chichement entre ses murs gris, ses magasins gastronom aux pâles néons et ses ruines hôtelières. Mais dès que l’on accède aux premières crêtes, au Iasinia d’en haut, le pays s’immerge dans le silence des pâtures luisantes d’humidité, où se découpent des arbres nus et des maisons de bois noir. Les palissades formées de milliers de pieux dressés épousent les reliefs et découpent les champs en damiers d’herbe fauve. Le jeu des nuages d’altitude projette un kaléidoscope de lumières sur les bancs de brumes ; des arbres isolés sur les sommets resplendissent un instant dans le soleil.
Au loin, de quelque côté que l’on se tourne, l’échine monstrueuse des montagnes caressée par des rouleaux de nuées donne au paysage une immensité maritime. Un monde de légende couvre les décombres du communisme.
Un hameau suspendu
Il faut monter, s’extraire de ce puits où s’enchevêtrent les câbles et les usines rouillées, les passerelles usées et les mauvaises nouvelles de Kiev. On sort de la zone pour attaquer les flancs épais du Bliznitsa. Déjà, sur le chemin qui passe devant la nouvelle maison d’Ivan, quelques flocons tombés la nuit ont résisté au lever du jour. Les graminées sont couvertes d’une petite capsule blanche qui glisse imperceptiblement vers la tige, se muant en eau glacée avant de se fondre dans le sol graisseux. Des flaques moirées où tremblent des nuages stagnent dans les fondrières creusées par les roues étroites de charrettes.

Route de terre vers le mont Bliznitsa
(photographie de l’auteur)
Un charroi de foin tiré par deux chevaux, pompon rouge sous l’oreille, nous dépasse lentement. Un homme se tient au-devant, assis à même la masse herbeuse. Il porte une toque noire aux larges oreillettes levées, couvrant sa tête carrée émergeant des foins. Au moment de nous dépasser, son visage de zek se fend d’un sourire doux.
Le chemin pénètre bientôt dans un bois et s’élève rapidement. En quelques minutes, par l’effet de l’ascension et de la froideur forestière, la neige finit par tenir et glisser sous nos pieds. Les bois de sapins sur les hauteurs pointent leurs flèches blanches, le vent descend en rafales et se fait plus froid. On atteint le col à plus de mille mètres, débouchant au travers d’une trouée sur un vaste plateau suspendu qui fait face à la montagne. Quelques maisons de bois sont éparpillées dans un lit de neige fine, deux meules de foin percluses d’humidité jouxtent une grosse ferme.
Le hameau semble désert. La masse bleutée de la forêt l’encercle aux trois quarts, laissant une ouverture vers les sommets enneigés du Petros qui dominent la vallée vers l’est. Devant nous, des rideaux de brume voilent le Bliznitsa qui se couvre de neige.
La tempête
Lassés des boues et des ruines, nous repartons vers le chemin de crête qui surplombe les vallées de Stebnie et de Lazechtchina. Une fine averse de neige fondante nous frappe le visage dans les rues du bourg. Quelques bâtiments abandonnés – ces maisons que l’on a commencé de construire il y a dix ans, et qui pourrissent sur pied – bordent le départ du sentier. Au loin, droit devant, le dos de la colline se perd dans les nuages.
Les champs se piquent de flocons épars qui, lentement, se couvrent d’autres flocons tombés d’un ciel de plus en plus noir. Mètre après mètre, le paysage blanchit sous l’effet de l’altitude et des milliers de fleurs glacées qui se posent au sol sans faiblir. Le vent se lève alors que nous atteignons la crête. Les deux vallées adjacentes sont nappées de brumes. Quelques maisons apparaissent en contrebas, flanquées d’arbres, de vieilles meules surmontées d’un faîtage posé sur quatre perches, de puits à balancier.

Hata sur les hauteurs de Iasinia
(photographie de l’auteur)
Pendant que nous poursuivons notre marche sur un lit de neige soyeuse, le silence gagne le pays. Les poteaux et les pieux sont marqués d’un liseré plaqué sur leurs flancs, les arbres se dressent frangés de blanc. Au détour d’un chemin, deux paysans conduisent des chevaux tirant un tronc de sapin. Leurs dos portent la gifle de la tempête.
Nous arrivons devant la maison de l’homme qui, au printemps, nous avait dépassés en trombe sur sa charrette. Il saisit la photo que nous lui tendons, interloqué de revoir cette scène à près d’un an de distance. Mais il se souvient en souriant d’un œil clair, puis nous invite.
Sa maison est une des plus belles de la crête. Posé à l’ensellement d’un col où se dressent quelques chênes, le bâtiment principal est fait de planches ajustées et tannées par les pluies. À̀ quelques mètres, une grange en carré entoure une petite cour intérieure, fermée par une porte à double battant en bois ouvragé.
Dès le seuil franchi, une bouffée de chaleur nous submerge. Un enfant se balance au-dessus de nous, couché dans une caisse suspendue au plafond que sa grand-mère actionne avec une ficelle. Trois fillettes et la vieille femme sont assises sur un lit, éclairées par une lumière de peintre. Un poële en faïence verte ronfle dans un coin. Une mince jeune femme au teint hâlé nous prépare un repas que nous mangeons près de la fenêtre. Nous buvons de l’alcool blanc par petits verres, alors que dehors la tempête s’épaissit.

Paysage du pays houtsoule enneigé
(photographie de l’auteur)
Le printemps – Résurrection et Grande Guerre patriotique
Au mitan de sa colline couronnée d’arbres, l’église Ivan Strouk semble avoir traversé l’hiver sans encombres. Des tuiles de sapin frais s’élancent des fondations et recouvrent le pied des murs. Le vieux banc, abrité sous l’auvent de bardeaux vermoulus, se découpe sur de nouvelles rangées de bois clair. En contrebas, la rivière gonflée par les eaux paraît innocente, loin des flots de cyanure qui ont envahi la plaine hongroise au mois de mars.
Alors que l’on récolte déjà les premières cerises à Vinogradov, le printemps ne remonte que lentement les vallées qui entaillent les Carpates, faisant jaillir des éclats verts aux branches basses des arbres. Le renouveau grignote les versants raides de la Tisza, couronnés de polonina neigeuses dont les eaux de fonte imbibent la terre et irriguent les forêts ; une mince lisière de feuilles naissantes trace une ligne de partage au tiers des montagnes.
Dans le creux sombre de la gorge, la route de Iasinia a été déchirée par l’hiver et les crues de la rivière : trous d’eau, lézardes dans l’asphalte, traînées de roches et de terre… Mais Viktor a conduit en sifflotant : son fils est né le premier janvier 2000, peu après minuit, et ce nouvel enfant du millénaire lui a valu un appartement neuf – cadeau des autorités de Transcarpatie.
Cette année, Pâques voisine avec le premier mai et le cinquante-cinquième anniversaire du Jour de la Victoire qui célèbre la fin de la Grande Guerre patriotique. Pendant plus d’une semaine, les jours fériés et les festivités se succèdent, mêlant renouveau religieux et liturgie soviétique. Les vétérans, les travailleurs, les prêtres et les popes se croisent dans les églises, les hata et les maisons de la culture où les concours de musique folklorique et de danses houtsoules battent leur plein.

Groupe folklorique au festival de Hust
(photographie de l’auteur)
À la télévision, on repasse un vieux film de guerre : Beria, Staline et Molotov discutent dans un bureau enfumé. Le fils du petit père des peuples a été capturé par les nazis. On suggère de l’échanger contre un général allemand. Staline – filmé de dos et en contre-plongée – parle d’une voix grave en tirant sur sa bouffarde. Il se retourne lentement et offre son visage énigmatique aux Masses. Il n’échangera pas son fils, simple soldat, contre un général. On en frémit encore dans les Carpates.
Esprit de clocher
On nous raconte que l’église située au centre du village avait été transformée en salle de gymnastique après la guerre. À l’arrivée des Soviétiques en 1945, le dernier prêtre uniate avait planqué les registres paroissiaux sous les toits, de lourds volumes manuscrits en langues hongroise et ruthène que son beau-fils a récemment sauvés des eaux. Sur de larges pages divisées en colonnes et symétriquement tachetées comme un test de Rorschach, une écriture en belle ronde a enregistré les mouvements de population de Körösmeros (nom hongrois de Iasinia) depuis 1788. Un autre volume fleurant le champignon contient la correspondance en latin avec l’évêque d’Ungvar (Uzhgorod), patiemment recopiée sur du papier épais. Aujourd’hui, bien que l’église devenue orthodoxe n’abrite plus les ouvriers méritants et les cadres du Parti en mal de musculation, le beau-fils conserve prudemment les registres. Un antiquaire de Lviv en donnerait peut-être quelques grivnas.

Registres paroissiaux conservés sous les toits de l’église pendant la période soviétique
(photographie de l’auteur)
Alors que nous passons devant le porche où brûlent des bougies fichées dans des baquets de sable, un bruit étrange jaillit du clocher, tel un claquement de bec ou un raclement de planche à lessiver. Quand le bruit cesse, des visages espiègles, secoués de rires, apparaissent au pignon.
Des enfants nous invitent à les rejoindre. Par des escaliers de pierre et de raides échelles vermoulues, nous gagnons le sommet de l’édifice. Au sortir d’une dernière rampe, on émerge sur une plate-forme instable, entourés d’un bruissement de voix et de regards malicieux. Ils sont là, une dizaine de garçons et de filles brandissant des marteaux de bois, prêts à nous assommer. On nous entraîne en chuchotant vers l’atelier des bruits : un montage de planches parallèles que les enfants frappent à coups de maillet. Depuis Vendredi saint, les cloches sont en deuil du Christ. Chaque année, les gosses du village se font une fête de les remplacer à l’étage des cigognes.
Christos Vaskress
Le pope Andreï qui dépend du patriarcat de Kiev, dit la messe en ukrainien et ne boit que du thé, entame son marathon liturgique la veille de Pâques. On ne peut qu’admirer son endurance, sa mémoire prodigieuse des formules et des enchaînements, son charisme tranquille. La semaine qui précède a déjà été chargée : messes, enterrements, vigiles, visites…
Mais Vaskressenie, la résurrection du Christ, c’est autre chose.
Les portes de l’église sont closes jusqu’à minuit, heure houtsoule. À l’approche de l’heure, une foule nombreuse accompagne Andreï qui marche vers l’église reprise aux Soviétiques. Le cortège, chargé de bannières, de murmures et de bougies qui scintillent dans la nuit, fait d’abord trois fois le tour du bâtiment avant de s’arrêter devant l’entrée principale. Le pope se détache de la procession, prononce quelques formules et frappe ensuite violemment contre la porte de bois. Après qu’elle a cédé sous les injonctions, tout le cortège s’engouffre dans l’église et la messe commence.
Quatre heures plus tard, les fidèles rentrent chez eux pour préparer le repas pascal.
Tout le monde se retrouve autour de l’église en début de matinée. Des dizaines de familles sont au garde-à-vous derrière des paniers remplis de victuailles : œufs colorés, quartiers d’oranges, gâteaux crémeux, saucissons épais, branches d’arbres et chandelles vacillantes. Les Tsiganes sont de la partie, rassemblés dans un coin, les mains croisées sur le ventre. Maria a mis sa robe à volants, Nikolaï son chapeau. Sergueï et Rouslan ont les yeux brillants. Les fiancés épaulent les jeunes filles et nous adressent des signes de connivence.

Familles devant leurs panniers de Pâques pour la bénédiction
(photographie de l’auteur)
Un peu à l’écart, un « nouvel Ukrainien » de retour dans son village – barbe d’un jour, lunettes fumées, cheveux gominés et souliers brillants – déambule lourdement dans son costume étroit. Sa limousine repose ostensiblement dans le soleil printanier, à quelques mètres des Tsiganes. Après une tournée d’accolades, le businessman se dirige vers nous et me fourgue son caméscope dans les mains sans crier gare. Replié au milieu du cercle familial, il s’agenouille humblement dans l’attente du pope et de son eau lustrale. Il ne reste plus qu’à immortaliser la scène, opération de blanchiment spirituel qui sera l’affaire du pope.
Andreï se dirige vers une grande bassine de métal blanc remplie d’eau bénite. Des vieux en costume houtsoule se pressent avec des bouteilles et des bocaux. Plongeant un rameau dans un seau, le pope commence sa tournée des paroissiens dont il asperge trois fois les offrandes et les visages. À chaque passage, il prononce à haute voix – sévère et complice – les paroles du jour : Christos Vaskress !
Puis, après cet épuisant labeur liturgique, il lâche soudainement la bride et s’adresse aux villageois avec un sourire complice : « Voilà, je pense que c’est fini maintenant. Vous pouvez rentrer chez vous ! » En quelques instants, les fidèles tournent les talons et emportent les paniers pour le repas de fête.

Randonneurs ukrainiens en route pour le mont Petros, un des sommets de l’Ukraine
(photographie de l’auteur)
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Tchornohora – saison d’hiver
Tchornohora – saison de printemps
Tchornohora – saison d’automne
Le livre peut être obtenu chez l’éditeur : L’Instant Présent