
Le capitaine Nemo au Pôle Sud : « Adieu Soleil ! »
(source Wikipédia, dessin Riou et de Neuville)
Au terme d’un long travail de lecture et d’écriture – qui a modifié ma grille d’analyse initiale de sociologie marxiste de la littérature et bouleversé ma perception des livres de Verne -, j’ai présenté mon mémoire de sociologie consacré à son œuvre en 1977. Mes lecteurs académiques semblaient ravis. « Cela se lit comme un roman », m’avait dit Guy Bajoit qui était rapporteur – le directeur étant Paul Vercauteren. Ce texte était en dormance depuis quarante-sept ans, hormis un article publié par La Revue nouvelle, « Le rayon Verne ». J’ai décidé de le numériser. Le texte publié ici est l’introduction de « Historicité et utopie chez Jules Verne », titre du mémoire – l’intégralité du texte est en fichier joint. La thèse centrale, largement documentée dans les pages qui suivent, est que l’œuvre vernienne est le fruit d’un alliage – en tension apparente – entre connaissance et conquête totales du monde au moyen de la rationalité techno-scientifique et voyage à rebours vers ses origines sacrées ; entre volonté de maîtrise du globe et pulsion de dissolution dans ses eaux primordiales (Nemo), ou perte de la raison sur son volcan polaire (Hatteras). En d’autres termes : une quête de l’absolu par ses deux versants, rationnel et mystique. C’est évidemment ce qui rend ces voyages « extraordinaires ». Cette tension nous concerne toujours.
« À mesure qu’Hatteras s’élevait au-dessus de l’Océan, sa surexcitation s’accroissait ; il ne vivait plus dans la région des hommes ; il croyait grandir avec la montagne elle-même. »
Jules Verne, Voyages et aventures du Capitaine Hatteras
« Les Robinsons ont été les livres de mon enfance, et j’en ai gardé un impérissable souvenir. Les fréquentes lectures que j’en ai faites n’ont pu que l’affermir dans mon esprit. Et même, je n’ai jamais retrouvé plus tard, dans d’autres lectures modernes, l’impression de mon premier âge. Que mon goût pour ce genre d’aventures m’ait instinctivement engagé sur la voie que je devais suivre un jour, cela n’est point douteux. »
Jules Verne, préface à Seconde Patrie
« (Robinson) Vagabond par défi plus que par une révolte sérieusement motivée, son voyage autour du monde n’est en réalité qu’un Voyage au rebours du temps, un énorme bond en arrière vers le moment obscur où la vie et la mort sont encore presque indifférenciées. Il régresse à mesure qu’il croit avancer… »
Marthe Robert, à propos du Robinson de Defoe, in Roman des origines et origines du roman
« L’œuvre vernienne ressemble parfois à ce boulet dont il est question dans De la Terre à la Lune, mais avec cette différence qu’elle ne parvient sans doute jamais à se libérer complètement de son champ d’attraction originel, et qu’elle finit toujours par retomber à son point de départ, sinon beaucoup plus bas, dans les tréfonds obscurs de l’imagination qui lui a donné naissance.
Sa rampe de lancement est sans conteste une vision optimiste de l’Histoire, et son but avoué est d’extrapoler sous le mode romanesque un mouvement historique que l’étude du passé et les découvertes récentes de la science permettent d’entrevoir. Les « Voyages extraordinaires » veulent se situer dans le droit fil de l’Histoire – en constituer comme une sorte de rallonge fictive -, et le souci constant qu’avait Verne d’établir des charnières entre le fictif et le réel en est un indice certain. Le capitaine Hatteras est le digne successeur des Ross et des Franklin qui l’ont précédé sur la route du Pôle, le docteur Fergusson réalise les espérances de Livingstone ou de Mungo-Park ; Jules Verne ne manque jamais de mêler les deux registres, pour qu’ainsi le roman prenne l’allure de l’Histoire, et l’Histoire l’allure d’un roman.
Mais un autre souci vernien est de montrer que ce monde, dont nous serons un jour les maîtres, est déjà quelque peu à notre portée, et que, dès lors, il n’est pas inutile d’en recenser tous les biens pour nous donner un avant-goût de ce que sera notre jouissance future. Les récits de Jules Verne sont gros de toutes les richesses de la Terre, et sa prédilection pour les espaces clos et denses (le navire, l’île, le jardin, la forteresse, le marché avec son « immense accumulation de marchandises »…), montre bien que le plaisir de la possession prend souvent le pas sur les nécessités de l’anticipation.
Ainsi lesté de tout ce « pesant récitatif », le boulet vernien commence à prendre du poids, sinon à perdre de l’altitude, et la grâce initiale de son envol s’englue constamment dans d’interminables inventaires. Et à cette pesanteur qui lie les « Voyages extraordinaires » à l’idéologie conquérante et dominatrice de la bourgeoisie française sous le Second Empire (concilier l’ordre avec le mouvement, la comptabilité avec l’exploration), viennent s’ajouter les attaches ancestrales de l’imaginaire, qui, quand il se charge d’inventer le futur, ne peut en fait rien faire d’autre que ressusciter le passé.
Le « tout est possible » que laisse entrevoir le progrès vertigineux des sciences et des techniques, aux mains d’une classe et d’une civilisation au faîte de leur puissance, trouve son expression littéraire dans une quête de l’absolu qui emprunte les voies toujours nostalgiques d’une régression vers les origines. Les « Voyages extraordinaires » sont des variations autour de quelques thèmes archétypiques, presque partout les mêmes, qui de récit en récit s’organisent selon les nécessités de l’intrigue et du périple romanesques.
Ainsi une œuvre, qui se chargeait de figurer l’avenir d’une société, se réalise concrètement à travers les aventures de héros bien souvent solitaires et misanthropes (Hatteras, Nemo, Robur, Lidenbrock) hantés par la force et le mystère d’un temps auroral dans lequel ils tentent de se replonger. C’est que les récits verniens condensent autant des déterminants sociaux que des fantasmes individuels, dont il est difficile de faire le partage.
Cependant, à y regarder de plus près, il n’y a aucune contradiction entre le modernisme manifeste et l’archaïsme latent dans l’œuvre de Jules Verne. Il y a là deux façons distinctes mais solidaires de rêver la toute-puissance de l’homme dans ce monde. La première consiste à montrer son pouvoir grandissant face à la nature, grâce aux ressources de la science et de l’industrie, et l’image la plus éloquente de cette illustration est sans doute l’île totalement conquise et maîtrisée (qui nous vient en droite ligne d’un des tout premiers romans « bourgeois » : Robinson Crusoé), au milieu de laquelle l’homme règne en souverain absolu. Fiction mensongère, bien sûr, puisque l’île est toujours quelque peu déserte, moyen idéal d’imaginer le progrès en faisant l’économie des conflits et des rapports sociaux (et à cet égard, l’Autre qui est absent de la rêverie bourgeoise sur l’insularité, c’est le prolétariat).
La seconde façon, au contraire, est une recherche du Paradis perdu d’avant l’Histoire, ce moment où le monde était encore imprégné de l’énergie aurorale, dans laquelle il est délicieux de se fondre et de s’assimiler (une autre manière d’accéder à la toute-puissance). Ici aussi va surgir l’image de l’île, mais cette fois complètement dénudée, minérale et élémentaire comme aux premiers jours du monde.
Ainsi l’île est chez Jules Verne autant préfiguration du destin futur de l’homme que symbole des origines, et la plage commune sur laquelle peut s’inscrire cette dualité de sens est celle de toute utopie : un monde sans autrui. Éliminer l’Autre, c’est rendre l’Histoire maîtrisable, conformément à ce que veulent montrer les « Voyages extraordinaires », car, comme l’écrivait Sartre, « si l’histoire m’échappe, cela ne vient pas de ce que je ne la fais pas : cela vient de ce que l’autre la fait aussi » (Critique de la raison dialectique, p 61).
Et dans ce travail joue autant la volonté de puissance d’une classe que celle d’un individu. En témoigne le caractère fondamentalement régressif des livres de Jules Verne, comme si l’avenir omnipotent de l’humanité correspondait avec le passé béni d’une enfance royale (caractère commun à toute la production romanesque, comme le démontre Marthe Robert dans son Roman des origines et origines du roman).
Et de plus, comment ne pas reconnaître dans cet itinéraire paradoxal des « Voyages extraordinaires » une prise de conscience plus ou moins déguisée de ce qui guide le rêve, puisque l’écriture est une sorte de « rêverie éveillée », imagination de l’avenir sur le mode du passé :
« Le rêve nous mène dans l’avenir puisqu’il nous montre nos désirs réalisés, mais cet avenir, présent pour le rêveur, est modelé, par le désir indestructible, à l’image du passé. »
(Freud, L’interprétation des rêves, p 527)
Suivons cette voie qui va de l’anticipation aux archaïsmes. »
Bernard De Backer, 1976-1977
Complément du 8 décembre 2025. Suite à un contact avec Volker Dehs, directeur de publication du Bulletin de la Société Jules Verne, ce mémoire et l’article de La Revue nouvelle figureront dans le prochain Bulletin. Je n’ai pas eu jusqu’à présent de retour sur le contenu de cette étude.
Complément du 27 novembre 2025. Les mondes de Jules Verne sur France culture en cinq épisodes. À les écouter, pas de traces de ce que j’ai découvert à 24 ans, jeune étudiant en sociologie. À savoir « le voyage à rebours » et tout ce qui l’accompagne et l’incarne; notamment la double nature des îles….
Addendum. Si ce texte est entre guillemets, c’est bien entendu parce que j’ai repris in extenso celui de 1977 et que je marque ainsi ma distance temporelle et intellectuelle. Outre les études verniennes postérieures, certaines données m’étaient inconnues, comme l’écriture de L’Éternel Adam par le fils de Jules Verne, Michel. Il y eut également des caviardages de quelques livres posthumes par le même fils, mentionnés dans « Le rayon Verne » (Revue nouvelle, septembre 2005). Je ne m’attarde pas dans Historicité et utopie chez Jules Verne sur la biographie de l’auteur ni sur celle, très mouvementée et tragique, de son fils Michel. Je ne le ferai pas davantage ici. C’est l’œuvre écrite qui fut et demeure l’objet de mon analyse.
Mircea Eliade fut mon « professeur Lidenbrock » dans ce Voyage au centre de Jules Verne, Marthe Robert, Michel Butor, Simone Vierne et Michel Tournier (celui de Vendredi ou les limbes du Pacifique) m’ont beaucoup inspiré, directement et indirectement. Cette introduction porte évidemment les traces de mes influences d’alors (Marx, Lukacs, Sartre, Touraine…). Quant à Freud – comment dire ? -, j’étais sous son emprise. Mais je ne rejette pas cette phrase qui tombait à pic, même si elle « psychologise » une donnée anthropologique ancestrale dans le cas présent.
Ce qui est frappant après coup – je ne pense pas l’avoir suffisamment relevé lors de la rédaction de 1976-77, c’est que « le sacré » dans l’œuvre de Verne ne comporte aucune connotation religieuse. Ni chrétienne, bien évidemment, ni d’aucune formation religieuse « moderne » contemporaine de Verne (même si l’ésotérisme et le spiritisme, supposés cachés dans « Les voyages extraordinaires, » ont fait couler beaucoup d’encre) ou antérieure (l’animisme, par exemple). Le cosmos non-humain n’est habité d’aucune intériorité ; ce n’est pas un sujet, c’est une force anonyme et acéphale mais qui dépasse ou surpasse la seule dimension matérielle, notamment par ses effets sur les humains. Le seul « dieu » qui apparaît comme une présence consciente est … le capitaine Nemo dans L’île mystérieuse. L’unique « mystère » est celui d’un homme caché sous un volcan et qui vient secrètement au secours des naufragés. Enfin, l’approche d’un lieu sacré comme le pôle peut rendre fou, notamment le capitaine Hatteras (ou faire connaître la vérité comme dans Le Rayon-vert). C’est peut-être un point commun avec Edgar Poe, que je connais mal et que j’ai négligé dans ce travail de jeunesse.
Ma critique de Roland Barthes, concernant sa comparaison entre Le bateau ivre de Rimbaud et le Nautilus de Verne dans Mythologies, s’est renforcée. Rimbaud semble même avoir écrit son poème après avoir lu Vingt Mille Lieues sous les mers dans une bibliothèque à Charleville. On en trouve des traces dans son texte.
Hors la remarque sur le sacré plus haut, je n’ai rien à changer en ce qui concerne le fil rouge de mon interprétation des « Voyages extraordinaires ». Sinon l’oubli déjà mentionné d’Edgar Poe. Celui des Histoires extraordinaires qui marqua beaucoup Verne, au point de lui faire donner un titre général apparenté à son œuvre et de lui dédier Le Sphinx des glaces. Allez deviner pourquoi ce titre…
Bernard De Backer, septembre 2024
Mes remerciements à Pierre Hanjoul et à Vincent Kersten pour leur relecture attentive (un salut particulier à Vincent pour la numérisation et à Pierre pour son érudition rigoureuse et minutieuse)

Sépulture de Jules Verne au cimetière d’Amiens
Sur Routes et Déroutes
Le Rayon Verne
Nicolas Bouvier, 22 Hospital street (une île maléfique)
Ah Bernard, ton érudition m’épatera toujours.
J’ai beaucoup aimé le film sorti cet été malgré quelques longueurs, et quelques moments trop « guimauves » à mon goût.
Au plaisir de croiser ta route prochainement,
Nathalie
Nathalie Boucher
J’aimeJ’aime
Mais quelle bonne idée, Bernard, d’avoir numérisé ce travail et de nous le partager.
Jules Verne t’accompagne depuis si longtemps…A notre tour d’explorer…
Amitiés,
Myriam
J’aimeJ’aime