
Couverture du livre de François Emmanuel
(source Le Taillis Pré)
« L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Expérience qui est proprement nocturne, qui est celle même de la nuit »
Maurice Blanchot, L’espace littéraire
« Car notre vie ne commence pas avec nous et ne se termine pas avec nous. Elle ne fait que changer d’enveloppe physique temporaire, comme l’eau qui passe dans les tuyaux – et nous ne savons pas, en regardant devant nous, à qui appartiennent ces yeux par lesquels nous voyons.. »
Julius Margolin,
Le livre du retour
« … l’élitisme artiste préserve l’indexation de l’excellence sur le privilège de naissance que représente le don inné. Cependant, contrairement à l’élitisme aristocratique, cette grandeur n’est pas d’ordre collectif mais individuel »
Nathalie Heinich,
L’élite artiste
Un livre concis, dense et intense, interroge l’écriture comme outil thérapeutique – dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’art-thérapie ». Comme l’écrit l’auteur, François Emmanuel : « Guérir par l’écriture ? Voilà une question qui m’a beaucoup requis de par ma vie double d’écrivain et de thérapeute ». D’entrée de jeu, les balises sont posées par le mot « double ». Car si l’auteur entame son livre par une première face – celle de l’écriture thérapeutique, pour des personnes en souffrance accompagnées d’un tiers – il est vite « déporté » vers l’écriture de l’écrivain, celle de son autre vie, qui trouve sa source dans « des blessures inguérissables ». L’auteur passe du « Guérir par l’écriture ? » au « Guérir de l’écriture ? ». Dans le premier cas, la guérison serait possible par la mise en œuvre d’une écriture centrée « sur soi », alors que, dans le second, celle de l’écrivain, on ne guérit pas de « ce qui nous traverse » et nous pousse à écrire sans fin. Interrogeons cette dichotomie entre le « sur soi » et le « sur ce qui nous traverse », à la fois sur base d’une lecture serrée du livre et sur celle d’un questionnement de la « singularité » de l’écrivain. Tout humain n’est-il pas habité par une extériorité qui le traverse ? Et qu’est-ce alors qu’un écrivain ?
Ce livre de moins de quatre-vingts pages, peut-être contraint par le temps de la prise de parole publique (une communication à l’Académie de Langue et de Littérature), est très serré dans son exposé et dense dans son expression. Nous aurons donc à le déplier quelque peu, à la fois du point de vue de notre « regard éloigné » et de notre lecture, davantage historique et sociologique. Car ce qui est en jeu ne relève pas, de notre point de vue, du seul individu isolé, « en thérapie » ou « à l’œuvre ». Après tout, le « travail sur soi » et la catégorie sociale d’écrivain sont des notions qui ne sont pas intemporelles, qui ont leur dimension historique et collective située. Ce sont des faits sociaux. Y compris de « distinction ». Comme l’écrit Julius Margolin[1] dans Le livre du retour (2012), « nous ne savons pas (…) à qui appartiennent ces yeux par lesquels nous voyons, ni qui se tient alors à nos côtés » ni la nature de « l’eau qui passe dans les tuyaux ». Nous sommes en effet tous traversés par une « extimité ». Mais commençons par le livre de François Emmanuel.

Julius Margolin
(source Wikipédia en hébreu)
Son questionnement est, comme nous l’avons signalé en introduction, déporté (ce sont ses mots) rapidement du « chemin thérapeutique » et de ses bénéfices escomptés au « trajet artistique », mû par l’incurable. Ou, en d’autres termes, de l’écriture du « patient » à celle de « l’écrivain ». Mais, comme on le verra, les deux s’entremêlent néanmoins dans les exemples de l’auteur : Henri Darger, Antonin Artaud ou Henry Bauchau. Pour ne citer qu’eux (on pourrait y joindre Kafka ou Duras). Revenons au livre qu’il convient de restituer précisément.
Les deux paragraphes placés en liminaire de l’ouvrage synthétisent bien son trajet, surtout le second : « En écrivant ce texte, je me suis senti déporté de la question des bénéfices, des effets thérapeutiques, de l’acte d’écrire jusqu’à ce qu’il en est des blessures inguérissables qui obscurément sont à la source de l’écriture chez les écrivains ». Dans le premier cas, l’usage thérapeutique, l’on peut « guérir » ou du moins escompter des bénéfices de l’acte d’écrire, tandis que dans le second, les « blessures inguérissables » sont la « source obscure » de l’écrire chez les écrivains. L’on pourrait donc guérir par l’écriture, pas de l’écriture. Examinons le premier cas de figure, celui de l’écriture thérapeutique.
L’art-thérapie et la « parole après-coup »
François Emmanuel (qui est par ailleurs psychiatre) commence son propos par le courant de l’art-thérapie dans lequel s’inscrit « la question de l’écriture comme voie thérapeutique ». Il indique que ce courant existe depuis quelques dizaines d’années, ce qui, notons-le en passant, manifeste son aspect historiquement et socialement situé et construit. On remarquera, pour y revenir en fin d’article, qu’un chercheur comme Alexandre Gefen souligne et documente un même souci de « réparation » ou de guérison pour la littérature française dans son livre fouillé Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle (2017). N’y aurait-il pas une concomitance historique des deux phénomènes, qui ne seraient dès lors pas aussi distincts que cela ?
L’auteur poursuit son propos sur l’art-thérapie, pour en souligner sa dimension sociale et son importance récente : la discipline s’est invitée dans les hautes écoles et les universités par le biais de formations reconnues, et l’art-thérapie est également présente dans les institutions de soins psychiatriques. Il s’agit dès lors d’un phénomène non négligeable et qui est nouveau sous nos latitudes. Quelle est la justification théorique de l’art-thérapie selon l’écrivain-psychiatre ? Ce sont des « postulats assez simples, selon lesquels toute expression artistique, de par sa dynamique d’expression, permet au sujet de s’extérioriser, de déposer ses nœuds conflictuels, voire de donner forme à ses impensés. » Notons la parenté (et pas l’identité) avec la psychanalyse, la « cure par la parole » étant comme étendue à « toute expression artistique » pour dénouer les nœuds et donner forme aux impensés qui seraient à la source de la souffrance psychique.
Mais pour l’auteur, c’est une « formulation (…) à la fois croyante et crédule, d’une tradition nord-américaine par exemple » à laquelle « répondent des formulations plus fines mais très marquées par la psychothérapie analytique ; les ateliers artistiques y sont considérés comme des supports, des espaces de « médiation », sur lesquels peut surgir une parole après coup, et c’est ce processus de la parole sur l’œuvre qui va authentifier les aspects thérapeutiques de la démarche » (souligné dans le texte). En d’autres mots, si nous avons bien lu, l’art-thérapie sous ses formes « plus fines » d’ateliers artistiques ne pourrait être thérapeutique que par le biais d’une parole sur l’œuvre, adressée à un thérapeute d’inspiration psychanalytique. La talking cure adressée à l’autre parachève la writing cure sur soi.
La primauté demeure donc la parole, l’œuvre artistique (y compris l’écriture) n’étant qu’un support, du « petit bois » oserait-on écrire, pour alimenter la forge thérapeutique. Enfin, d’autres formulations plus complexes de l’art-thérapie évoquent le « parcours symbolique » de la personne mise au travail artistique pouvant produire des effets sur l’évolution personnelle du sujet, ouvrent la question de la différence entre le « chemin thérapeutique » et le « trajet artistique » d’un « sujet créateur ». C’est à partir de ce point que le livre aborde sur son sujet principal, la distinction des deux voies, du chemin et du trajet.
Le même et l’Autre
En effet, selon Emmanuel, « une personne en chemin thérapeutique (…) est au travail sur elle-même. Une personne créatrice est au travail sur ce qui la traverse. Cette notion de traversement est d’une importance extrême pour tout ce qui va suivre » (souligné par l’auteur). Arrêtons-nous un instant sur cette distinction, qui est le cœur du livre, entre le « chemineau » et le « traversé ». Le premier, au fond, écrit sur lui avec une visée thérapeutique. Son sujet ou son objet, c’est lui-même. Il est dans une sorte de circularité et de division, mais d’une certaine manière spéculaire. C’est, pourrait-on dire en faisant un peu de provocation, un écrivant autocentré qui tente de dénouer des nœuds et de donner forme à l’impensé tapi en lui et cause supposée de sa souffrance. Il est dans « le même » qu’il s’agirait de soulager, de dénouer, de « guérir ».
L’écrivain, par contre, est aux prises avec ce qui le traverse, une altérité qui, comme nous le verrons, est assez radicale pour ne jamais être saisie, sue, délogée. Il est, pour des raisons à explorer, en contact avec l’Autre, le Réel, « l’Impossible à dire » (comme dirait Lacan) qu’il tente de « toucher » par l’écriture. D’où cette citation de Blanchot qui viendra un peu plus tard : « Un livre, même fragmentaire, a un centre qui l’attire (…) Celui qui écrit le livre l’écrit par désir, par ignorance de ce centre. Le sentiment de l’avoir touché peut bien n’être que l’illusion de l’avoir atteint. » (Maurice Blanchot, L’espace littéraire, 1955).

Maurice Blanchot
(source Wikipédia, sans mention de date)
Cette description de l’écrivain fait de lui une sorte d’Écho, de chamane ou de Mage abouché à l’indicible, dont il témoigne par son œuvre « ignorant de son centre », un « saint laïc ». Une place qu’il a prise ou que la société lui a donnée, le mécanisme est similaire, après la fin de l’ancien régime en France (Benichou, 1975), ou ailleurs dans l’Europe moderne, associant la nostalgie aristocratique et l’égalité démocratique. Nathalie Heinich l’a minutieusement analysé et documenté dans L’élite artiste (2005). Car, poursuit l’auteur, « entre art et thérapie, entre écriture et thérapie, les champs, les approches, les processus, les visées sont par essence éminemment différents, il y a là pour le moins un écart, un intervalle. » Le « par essence éminemment différents » marque néanmoins une césure fondamentale.
Voyons ce qu’en dit François Emmanuel de manière plus développée. Il note que, pour l’artiste, le processus de création échappe en partie à son créateur. Il dira que « ça passe à travers lui », « ça crée », comme dans un rêve. Ici également, la différence avec le travail thérapeutique, surtout de type analytique, nous semble bien mince, voire inexistante. L’inconscient, n’est-il le lieu d’où « ça parle » ? L’auteur fait d’ailleurs la comparaison avec le rêve qui, si nous sommes bien informés, traverse tous les humains et constitue « la voie royale » vers l’inconscient selon Freud. De nombreux artistes témoignent du traversement qui déborde le sujet conscient : « simplement intermédiaire » (Klee), « Le poète n’est pas maître chez soi » (Bauchau). L’acte de créer suppose donc, écrit François Emmanuel, « une sorte de mise en retrait, d’effacement du moi au profit de l’œuvre en devenir ». Un « exercice de disparition » dirait Nicolas Bouvier pour parler du voyage et de l’écriture. Il n’y a donc que l’œuvre qui soit à l’horizon de l’œuvre, pas « la guérison » ou « le moi ».
L’auteur utilise la métaphore de la perle et de l’huître, rappelant que c’est bien parce que l’huître a été blessée qu’elle produit « par petites couches de nacre ce qui deviendra sa perle ». Mais, ici également, le processus est semblable à celui du patient qui est « en travail sur soi », enveloppant son « refoulé originaire » de la nacre de ses symptômes et écrits. Certes, « la chambre d’écho de toute création est infiniment plus vaste que la vie du sujet créateur ». Mais n’est-ce également le cas pour tout être humain dont les symptômes, les « nœuds », les impasses, sont en lien avec l’histoire de son groupe d’appartenance (famille, société…), sa culture, sa dynamique sociale, ses interdits ? Comme l’écrivait, dans un domaine « parent pauvre » de la littérature, le journaliste Richard Kapuscinski, « Nous disions du reportage qu’il était l’art de voir la mer dans une goutte d’eau » (Kapuscinski, 2016). Il a bien écrit « l’art »…
Le récit et l’écart fictionnel
Dans le champ de l’activité artistique, la littérature a la particularité d’être « chevillée au langage des mots, à ce symbolique qui nous a constitués depuis tout petits dans notre rapport au monde. » Elle a donc affaire, quelle qu’elle soit (fictionnelle, autofictionnelle, biographique) avec le récit. C’est aussi, dit l’auteur lui-même, le cas dans la psychanalyse (la cure) qui peut se voir comme « des récits successifs, récits en pelure d’oignon, comme autant de peaux d’histoire » (voir les couches de nacre de l’huître autour de sa blessure), qui fait que quelque chose peut se détacher et dégager un « espace d’avancée, la possibilité pour lui de passer enfin à autre chose, se replacer dans le mouvement de la vie » (souligné dans le texte).
Le passage à autre chose, on l’aura compris, ne sera pas le trajet de l’écrivain (« vocationnel » ou « professionnel », oserait-on risquer comme pierre d’attente), car « l’horizon du travail » est l’écrit seul. Ici, de manière très instructive pour notre propos, François Emmanuel distingue le récit biographique, le récit autofictionnel et le récit fictionnel (qu’il ne nomme curieusement pas). Et il remarque que « depuis trois ou quatre décennies, on assiste en littérature à l’avènement de l’autobiographie plus ou moins romancée, saluée désormais comme autofiction » (souligné dans le texte). Notons en passant que ce mouvement datant de quelques décennies semble contemporain de l’art-thérapie, notamment du « guérir par l’écriture ». Une même tendance sociologique serait-elle à l’œuvre, à mettre en parallèle avec les différentes modalités du développement personnel, de la déconstruction-construction réflexive de soi, comme l’a analysé et décrit le sociologue britannique Giddens (1991 et 1994) ? Voire même le « réparer le monde « en littérature comme l’analyse Gefen (2017) ?
François Emmanuel, on s’en doute sur base de ce qui précède, s’étonne « de ce glissement du curseur fictionnel », car « plus on est proche d’un réel vécu (…), mieux on pourra déposer le conflit intérieur, et en apaiser la blessure ». Le trajet de l’écriture littéraire se rapprocherait dès lors dangereusement du chemin de l’écriture thérapeutique. D’où l’importance de l’écart fictionnel pour, si j’ose dire, « sauver le soldat littérature ». Car c’est dans cet écart que réside et se distingue l’écriture sur soi-même et l’écriture sur ce qui nous traverse. Et l’auteur de poser cette hypothèse : « Il doit y avoir une loi qui établit que plus l’auteur écrit loin de lui, loin de son expérience personnelle, avec une « stratégie du détour » marquée, plus il œuvre en liberté, avec audace et aisance, mais plus il risque d’évoluer loin de son foyer d’écriture, pour finir par faire œuvre de pure virtuosité, sans plus. À l’inverse, un auteur, une autrice qui joue un écart fictionnel serré, perdra en aisance, en jeu, ce qu’il ou elle gagnera en effets de réel et en force d’adhésion. »
Mais, dans certains cas, écrit-il, comme celui d’Annie Ernaux, l’autofiction peut aboutir à un traitement littéraire qui « permet la translation du privé vers « l’intime » (au sens de « l’intime universel »), c’est-à-dire de maintenir l’écart fictionnel, ce qu’il appelle « sa propre tessiture fictionnelle ». Soit un timbre de voix qui permet la distance à soi-même. Parler de soi comme on parlerait de ce qui nous traverse ? Voilà qui nous ramènerait à ce que nous avancions plus haut, à savoir que chaque humain est traversé, y compris et peut-être surtout dans son intimité. La distinction devient dès lors ténue, hors reconnaissance par ses pairs (éditeurs, critiques, prix littéraires…) comme « écrivain » et maîtrise des codes de l’écriture, des « ficelles du métier »… Même dans ce cas, des auteurs ont été rejetés, ignorés, avant d’être rédecouverts beaucoup plus tard – et d’autres reniés, après leur moment de gloire.
Le trauma, l’écart et la reconnaissance sociale
Le livre bascule ensuite vers le trauma, l’expérience traumatique, « qui est souvent au cœur de l’enjeu d’écriture ». Et dans quel but ? Celui de « s’en détacher, écrire pour ainsi remobiliser – faire jeu avec – les représentations figées par l’effroi. » Donc bien pour, autant que faire se peut, « guérir par l’écriture ». Et l’auteur cite en exemple des hommes qu’il qualifie d’écrivains : Semprun, Kertesz, Primo Levi, Aharon Appelfeld. Et il ajoute : « Comme des rêveurs, à la distance fictionnelle qui nous correspond, nous réinventons un monde, dans les parages de notre blessure, nous cherchons à nous guérir » (nous soulignons). Le lecteur attentif a le sentiment de tourner un peu en rond. Nous voici revenu à « guérir par l’écriture » dans le chef de ceux qui sont nommés écrivains.
Où cela va-t-il nous mener ? François Emmanuel revient en effet à la dimension thérapeutique de l’écriture, notamment du roman dont il associe le travail à celui du rêve (déplacements, détournements, travestissements…). Et il compare le processus d’écriture à la cure analytique et « produisant des bénéfices pour le sujet qui écrit », de bénéfices qui viennent de « surcroît » (comme Freud disait que les effets thérapeutiques d’une cure allaient au-delà d’une levée des symptômes).
La suite du livre va se consacrer à l’écriture d’auteurs considérés comme « écrivains », mais en intégrant la dimension du « surcroît thérapeutique » qui semblait propre aux écrivants de l’art-thérapie. Cela en précisant que dans ce cas, celui des écrivains, « l’écart fictionnel » et l’imaginaire créent une distance et une tessiture qui, elles aussi, participent au surcroît thérapeutique, mais de manière différente. Surtout, insiste l’auteur, cet écart fictionnel crée un sentiment d’étrangeté chez l’écrivain, par rapport à ce qu’il a déposé sur la page et qui est maintenant « doté d’une vibration propre ».
Emmanuel écrit : « Quelque chose est détaché, quelque chose est donné » (souligné dans le texte). Le « détaché » produit un apaisement, quelque chose est en effet déposé. Quant au « donné », qui n’est pas sans lien avec la publication – qui n’est cependant pas nommée –, il produit un effet de reconnaissance puisque « l’œuvre est reçue, accueillie, au sein de cette vaste chambre de résonance qu’est l’art, la littérature… » (nous soulignons). Nous y voilà donc. En effet, le dépôt sur la page avec ses bénéfices thérapeutiques éventuels est également propre à l’écrivant de « l’art-thérapie » (ou autre processus non « littéraire »), alors que la reconnaissance comme « art et littérature » est un phénomène collectif de statut et de capital symboliques, de « distinction » (Bourdieu, 1979), historiquement et socialement situé. Il s’agit bien de la reconnaissance par les acteurs de la « chambre de résonance » (écrivains, critiques, éditeurs, libraires…), l’entrée dans une confrérie reconnue, une « élite artiste » (Heinich, 2005).
Ce processus de détachement et de reconnaissance n’est pas sans effets négatifs. L’auteur doit se dissocier, il est à la fois narrateur et auteur, et il doit affronter le fait d’être soumis au regard des autres. Ceci vaut autant, selon Emmanuel, pour l’écrivant en art-thérapie que pour l’écrivain.
La défaillance du langage et la psychose
François Emmanuel aborde ensuite ce qu’il nomme la psychose, lorsque « l’enveloppe langagière et abîmée, déchiquetée, (…) n’est pas cette étoffe serrée et souple qui à la fois nous contient, nous protège du réel et nous y permet une adaptation souple et organique ». En d’autres mots, l’appropriation défaillante du langage par le sujet écrivant ne le protège plus (ou plus totalement) du « réel », ce qui occasionne des intrusions qui peuvent « faire sauter des digues du corps ». La question de « guérir par l’écriture » doit donc faire l’objet d’un traitement particulier dans ce cas. Il va l’évoquer au travers de deux artistes, Henri Darger et Antonin Artaud (l’auteur a été directeur du Centre Antonin Artaud sous son nom de François Tirtiaux).
Henri Drager est ce que l’on nomme un artiste d’Art Brut, ayant vécu toute sa vie, soit plus de 80 ans, dans l’anonymat le plus complet. Ce n’est qu’à sa mort que l’on découvre une œuvre monumentale : plus de trente mille pages de textes et des centaines d’illustrations. De son vivant, aucun lecteur, aucun regardeur, aucun « détaché-donné ». Il avait gardé toute la saga (le thème de son œuvre) pour lui, dont la production ne l’a sans doute pas guéri, mais empêché de sombrer. Comme ses illustrations graphiques « font les délices des musées d’art brut de par le monde », le donné est advenu post-mortem, sans produire les effets de reconnaissance sur Henri Darger de son vivant.

Autoportrait d’Antonin Artaud
(source Wikipédia)
Le cas d’Antonin Artaud est un peu différent. Ravagé dès le plus jeune âge par ce qu’il appelle « les effondrements de l’âme », il est accueilli de 1943 à 1946 dans la clinique du Docteur Ferdière à Rodez. Il y reprend l’écriture pour s’y appuyer afin de « tenter de guérir » (souligné dans le texte de François Emmanuel), le médecin le considérant « comme le poète, l’écrivain qu’il est, qu’il était ». Pour paraphraser Simone de Beauvoir, on ne devient pas écrivain, on l’est. Grâce à cela, il est à nouveau reconnu par des figures littéraires, reprend ses écrits et ses publications qui consituent un véritable engagement corporel, pour faire barrage à cet effondrement central.
Face à l’inguérissable
Le livre, à partir de ces deux figures de folie et d’écriture, va aborder et développer jusqu’à la fin le thème central de l’inguérissable. Celui qui étreint la vie et le mouvement d’écriture de l’écrivain, de jour comme de nuit, pour en faire sa destinée. Nos aurions donc, si nous suivons bien les boucles du raisonnement en spirale, celui qui fait ponctuellement appel à l’écriture pour guérir par elle et celui qui écrit tout sa vie, car il est un inguérissable de l’écriture. Et l’auteur, après avoir cité Kafka qui parlait de « folie tenace » (« ce qu’il y a de plus important sur terre, comme peut l’être son délire pour celui qui est fou », Journal de Franz Kafka), écrit et souligne cette phrase : « C’est là où l’on inverserait volontiers la formule : guérir de l’écriture plutôt que guérir par l’écriture… » On peut se demander (on y reviendra), s’il ne s’agit pas là d’une « psychiatrisation » de l’identité écrivaine. Nombre d’entre eux n’étaient ou ne sont sans doute pas pris de cette folie tenace…
La thèse de l’auteur est qu’une blessure, une faille est à l’origine de l’écriture de l’écrivain et de ses livres. Et comme l’exprime Blanchot, cité par François Emmanuel, ce « centre » est inconnu et inatteignable. D’où l’écriture potentiellement sans fin. Car cette « blessure », écrit Emmanuel, « pour les uns indique une souffrance à apaiser, pour les autres (les artistes) la source obscure et la potentialité d’une œuvre. Et l’on entrevoit à nouveau que mêler art et thérapie, c’est écouter deux maîtres qui parlent des langues un peu différentes… » (nous soulignons). La distinction entre « les uns » et les « les autres » est à nouveau indiquée, et recoupe ce que nous avons déjà pointé. Chez les uns, apaiser une souffrance, chez les autres produire une œuvre sans fin, générée par ce point d’ombilic de souffrance, méconnaissable et inaccessible.
Cette fois, dans le paragraphe suivant, la particularité de l’écrivain est donc énoncée clairement : « écrivain, je n’écris pas nécessairement pour aller mieux, j’écris parce que je ne sais pas m’en empêcher, j’écris pour continuer ce qui fut entamé un jour, presque à mon corps défendant, j’écris pour accomplir par cette voix étrange une espèce de destinée… » Le mot est prononcé : destinée, destin – trouvant son origine dans ce point d’ombilic, cette blessure, cet inguérissable. Mais quel est-il ?
Le pays de l’écriture : paradis perdu, fantômes et déchirures
La réponse – ou plutôt « les réponses » – ouvrent la seconde partie du livre. L’auteur va les aborder à travers l’œuvre (et parfois la vie) de trois écrivains : Charles Bertin, Henry James et Henry Bauchau (l’oncle de François Emmanuel). Dans les deux premiers cas, il partira d’un livre, dans le troisième de plusieurs livres ainsi que d’éléments biographiques de Bauchau. Et il finira par prendre un « risque », celui de « lister » quelques types de failles d’existence. Il terminera par un étrange conte philosophique de Borges, L’Écriture du Dieu. Le programme se précise, pourrait-on dire de manière anticipative, l’écrivain étant peut-être une sorte de nouveau truchement de Dieu (Bénichou, 1975) ou un avatar.
L’œuvre de Charles Bertin est abordée par une nouvelle Le cheval souriant, faisant partie de son dernier livre : Jadis, si je me souviens bien. Ce dernier texte d’un homme « proche de sa fin de vie » remonte aux origines, à l’enfance. Il illustre en quelque sorte cette fameuse phrase du poète T.S. Eliot : « We shall not cease from exploration, and the end of all our exploring will be to arrive where we started and know the place for the first time. » Sauf que l’écrivain n’est pas assuré de « connaître cette place » dont nous sommes partis, selon les termes d’Eliot. Mise en évidence au début de cette seconde partie du livre, une citation d’Isaïe qui, pour François Emmanuel, « entre en relation, quoi que je veuille, avec la place de l’écrivain : Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? » (Isaïe, XXI,11-12). Un être à la lisière de la communauté humaine, scrutant l’au-delà du rempart.
La nouvelle de Bertin s’ouvre sur un douloureux souvenir dont il dira qu’il sonna la fin de son enfance. Nous sommes dans une maison au bord de la mer, dans laquelle l’enfant passe des vacances avec sa mère. Mais le vendredi soir, le père vient rejoindre sa femme et l’enfant ressent de la jalousie. Il refuse d’embrasser son père et se trouve « banni » dans sa chambre, d’où, dans un demi-sommeil, il entend des gémissements provenant de celle de ses parents. Il reconnaît la voix de sa mère, gémissant et implorant « je ne veux pas », suivi de « oui, oui… ». L’enfant retourne dans son lit et, le silence revenu, allume une veilleuse qui éclaire le papier peint (« une toile de Jouy ») qui montre un décor pastoral et de conte de fées, avec notamment une porte entrouverte « où un cheval semble sourire ». C’est sur cette image que se termine la nouvelle avec ces mots : « Alors, j’ai approché mon visage du mur jusqu’à frôler la toile de mes lèvres et j’ai supplié à voix basse : – S’il vous plaît, s’il vous plaît, laissez-moi entrer… ».
Entrer, c’est aussi demeurer dans la chambre d’avant l’événement, celle qui donne sur « les sorcelleries de la mer » et toute la magie de la côte, du Grand Hôtel, des navires aux hublots éclairés. Et comme l’écrit Bertin, le narrateur de la nouvelle veut « reconstituer par l’écriture les instants passés dans le bonheur » de cette chambre. Mais également marqués par la « catastrophe enfantine » de la voix « sainte et pure de sa mère soumise à déformations, contresens, bestialité, saccades » qui donne une puissante envie de fuir dans le monde du cheval qui sourit. Et de l’autre côté ; dans ce monde où l’enfant veut entrer, « s’ouvre le pays de l’écriture », une « façon de revenir par l’écriture au premier paradis perdu ». Mais il y a le passage pour « entrer » dans le monde du cheval qui sourit, un lien entre la blessure et l’écriture, la première ne finissant pas de nourrir la seconde avec la promesse d’une luminosité cachée. L’œuvre naîtrait de ce passage vers ce qui nous traverse.
Le second livre est Le Coin plaisant (Joly Corner), une histoire de fantôme d’Henri James. Un homme revient d’Europe pour solder son héritage, composé de deux maisons. La seconde maison, celle qui l’intéresse, est celle où il a passé son enfance. Elle est située dans un Joly Corner et renferme peut-être ce que Spencer (le héros) serait devenu s’il n’était parti en Europe. Encore une histoire de maison, mais pas uniquement de chambre. Une maison recelant un secret symbolisé par le fait qu’elle comporte un double escalier intérieur. Et la maison semble également abriter un « autre », le double du narrateur, un fantôme qui est aussi un alter ego.

Henry James en 1910
(source Wikipédia)
Nous sommes dans l’inquiétante étrangeté, le familier devenu étrange et inversément, comme l’a analysé Freud. Spencer finit par rencontrer son double, avant qu’il ne s’effondre sous ce contact « brûlant ». C’est un contact corps à corps avec l’indicible, comme dans La question humaine de François Emmanuel : « la peau de son corps lit le corps de son père » ou « la masse noire des corps » qui frappent aux portes du rêve obsédant Simon. Or ce double est bien porteur d’un secret, à savoir ce que Spencer serait devenu s’il n’avait quitté l’Amérique. Comme Henry James l’a fait lui-même, son frère William, célèbre philosophe ayant rencontré Freud aux USA, étant, lui, resté au pays natal. Il y a d’autres échos de l’histoire familiale des James et de leur folie transgénérationnelle, que nous ne pouvons détailler ici. François Emmanuel clôture ce développement sur Henry James avec ces mots que l’on pressentait depuis le début : « que vais-je découvrir de ce qui est caché en moi ? ».
Pour Henry Bauchau, il s’agit aussi d’une chambre, qu’il reconstitue dans la Circonstance éclatante. Il s’y trouve avec son frère aîné, Olivier, un enfant qui semble « pleinement accordé à ce qu’il fait », alors que le petit Henry ne se sent pas « entier » ni « unifié », pas « de plain-pied dans l’existence ». Mais un rayon de soleil du soir vient toucher la lame de sabre qu’Henry tient dans sa main : « c’est lui qui tient l’objet « mâle et brillant », l’outil d’écriture ». Dans ce récit dont on ne sait quelle est la part fictionnelle, l’écrivain est désigné de manière surnaturelle, par les rayons de celui que l’on pourrait appeler le Dieu Soleil.
La vie de Bauchau, après la deuxième Guerre, est très difficile (échecs multiples) et l’écrivain en devenir consulte une psychanalyste, Blanche Reverchon (l’épouse du poète Pierre Jean Jouve). Il finit par lui apporter ses écrits et « ces pages sont reçues par l’analyste ». L’événement marque un retour vers l’écriture. Et même davantage : « Blanche Jouve dira d’ailleurs à Henry que le levier de son analyse est l’écriture » (nous soulignons)[2]. Henry renoue avec le poème et des mots de la langue maternelle, ébranlée par l’incendie de sa maison familiale à Louvain, durant la guerre. Bauchau deviendra romancier (avec La Déchirure) et lui-même psychanalyste. Nous n’allons pas retracer ici son parcours.
Retenons ces quelques phrases de son neveu (qui partage nombre de traits avec son oncle, lui qui est aussi psychothérapeute et écrivain). « Là est toute l’entreprise de La Déchirure : revenir au premier maternel, arriver à contourner bon an mal an cette Grande Muraille afin de retrouver une voix de réunion entre soi et la mère, entre soi et soi, même si, dira « la Sibylle » (référence à Blanche Reverchon) : « Nous ne sommes pas dans la réconciliation, nous sommes dans la déchirure, mais on peut vivre dans la déchirure, on peut très bien » ». Les mots de l’écriture (particulièrement de la poésie) iront au bord de la déchirure. Bauchau écrit : « C’était au-delà du désir, la nécessité de dire l’indicible, l’indicible du vécu, avec les moyens de langage élaborés pour la vie courante ». Rappelons-nous : Sentinelle, que dis-tu de la nuit ?
L’artiste en position d’exception
C’est après ces trois évocations que François Emmanuel prendra « le risque » de lister une série non exhaustive de failles d’existence « à la source des œuvres et [qui] conjuguent tout autrement le verbe guérir. Puisque ici, non seulement on n’en guérit jamais, mais il vaut mieux que l’on n’en guérisse jamais, puisque la faille, la béance, la blessure est à l’origine de l’œuvre. » Ne serait-ce pas le cas chez tous les humains ? L’auteur en convient : « … cette blessure est consubstantielle à notre existence humaine. Simplement certains, à vrai dire la plupart de nos compagnons d’humanité, sont comme Olivier, la figure du frère d’Henry Bauchau, bien assis, bien campés (…) tandis que d’autres, les artistes notamment, ne se sentent jamais tout à fait « de plain-pied »… ».
Il s’agit donc, si nous avons bien compris, d’une manière particulière de « faire avec » la faille, la blessure d’existence, qui est par ailleurs sans doute plus tenaillante pour les écrivains que pour les autres. Les premiers disposant du « sabre-plume » éclairé par le soleil, comme Bauchau. En d’autres mots, le travail de l’écriture, le « travail du code » va « tramer, circonvenir » cette faille centrale, ce « trou central ». Peut-on lister quelques-unes de ces failles ? François Emmanuel va s’y risquer.
L’auteur distingue quatre figures possibles, en partie incarnées par les écrivains précités (Bertin, James et Bauchau). La première est liée à « la perte de la mère, la maison maternelle, le pays natal… » (Bertin). L’œuvre tentera d’en « retrouver le temps ». La seconde est liée aux générations antérieures de l’auteur (comme chez James), quelque chose qui aurait été transmis dans une valise fermée, un « secret originaire ». La troisième est liée à un trauma « autour duquel l’œuvre va tenter de tisser une toile ». La quatrième, enfin, est liée à l’acquisition de la langue qui a ébranlé une communication antérieure chez l’enfant (Bauchau).
Mais, ajoute Emmanuel, ces failles qui nous traversent « sont aussi nos trouées lumineuses, nos blessures des arts d’avènement. C’est par là, par cet art du traversement (se laisser traverser par) que nous laissons soudain place aux dieux. » Une fois de plus, l’écrivain apparaît bien comme un médiateur du divin (ou de ce qui en tient lieu), la sentinelle qui regarde la nuit et dont on attend qu’elle en parle, une sorte de chamane, soit « une personne censée communiquer avec les esprits » dans les sociétés anciennes.
L’Écriture du Dieu
Comme nous l’avions annoncé, le livre se termine par une nouvelle de Borges, L’Écriture du Dieu – rien de moins. Ceci en voulant renverser la perspective, non pas sur la blessure elle-même (la faille, la béance…) que « sur l’ouverture qu’elle constitue. Cette lumière diffusante qui œuvre à effacer le sujet traversé ». Ce qui nous conduit dans « une espace clos fort peu réjouissant » imaginé par l’écrivain Borges. Un grand-prêtre précolombien a été fait prisonnier par les Espagnols et enfermé au fond d’une demi-sphère. De l’autre côté, séparé par une grille, un jaguar. Une fois par jour, un gardien soulève la trappe et jette de la nourriture au prisonnier et au jaguar. La lumière inonde la demi-sphère et le prisonnier voit le pelage du jaguar de l’autre côté de la grille. Ce sont des signes qu’il tente de mémoriser. Ce sont des signes du Dieu dont il est prêtre et dont la connaissance lui redonnera du pouvoir. Et Emmanuel ajoute cette note très significative à nos yeux : « dans l’imaginaire précolombien, le jaguar permet le passage vers l’autre monde ».

Borges en 1963
(photograpie d’Alicia D’Amico, source Wikipédia)
Le texte sur la peau du félin est un « texte magique » qui aurait pouvoir de briser la prison de langage (symbolisée par la demi-sphère). Le prisonnier va s’unir à la divinité, et du même coup perdre son identité. « Le prix à payer est le tout effacement ». Certes, écrit Emmanuel (un nom qui signifie « Dieu est parmi nous »), l’écriture apaise la blessure mais le fait entrer dans ce territoire inconnu « pour lequel il n’aura de cesse jusqu’à sa mort de brûler son moi ».
L’élite artiste ; le paradigme clinique de la littérature
Ce texte en spirale et sa chute vertigineuse nous semblent tourner autour d’un point focal. Selon cette approche, qui est énoncée dès le début du livre, l’écrivain (et plus largement l’artiste) se distingue de « l’homme du commun » (à la manière des deux frères imaginés par Bauchau) par sa position sur le chemin de ronde de la condition humaine. C’est à lui que l’on demande « Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? ». Quitte à ne pas toujours entendre son message sur cette nuit. Nous dirions même davantage : à ne jamais pouvoir entendre totalement son message qui nous mènerait « en territoire inconnu », et menacerait notre identité (comme dans la nouvelle de Borges). D’un autre côté, en poussant un peu les feux, on pourrait dire que l’écrivain a tout intérêt à ne pas « dire toute la nuit », non seulement parce qu’il n’y arriverait pas, mais peut-être également parce que ce recel constitue en quelque sorte son capital (social, symbolique, économique…), et sa force créatrice et motrice. Il y a bien entendu également un versant social et historique à cette position « en lisière », et nous terminerons cet article, déjà long, brièvement par là.
Tout d’abord, nous pouvons poser l’hypothèse que tous les écrivains n’ont pas nécessairement le profil dessiné par François Emmanuel. Émile Zola, George Sand, Victor Hugo, Colette et tant d’autres relèvent-ils et elles de ce registre ? Nous n’avons pas fait d’enquête, mais cela nous semble peu probable dans un certain nombre de cas. Les exemples choisis par l’auteur se situent dans ce registre, mais l’on imagine qu’ils le sont parce que correspondant à sa thèse. Certes, nous ne nions pas une seconde que ces cas de figure soient fréquents, et sans doute davantage à notre époque, mais ils ne couvrent pas tout le champ. « Oui, pourra-t-on nous rétorquer, mais dans ce cas ce ne sont pas de vrais écrivains ». Le raisonnement semble circulaire… D’autre part, et sans entrer dans les détails, la blessure, la faille, la béance qu’évoque François Emmanuel ne couvre pas tout le champ des souffrances intimes, pouvant déboucher sur un recours à l’écriture (thérapeutique ou non). On peut même envisager l’inverse : un « trop plein », une « pétrification », un « comblement » pour lequel le recours est précisément le creusement d’une béance, d’une ouverture, d’une faille. Enfin, pour rester dans le domaine « psy », il n’est peut-être pas aussi certain que les sujets en « thérapie par l’écriture » guérissent davantage que les écrivains pris de l’écriture. Laissons la question ouverte.
D’un point de vue historique et sociétal, comme l’on montré, entre autres, des auteurs comme Heinich (2000, 2005) ou Bénichou (1975), la catégorie sociale d’artiste (dont les écrivains) est née avec la sortie de l’ancien régime et « le désenchantement du monde » (Gauchet, 1985), la « sortie de la religion » dans les sociétés européennes. À l’aristocratie, transmise de manière collective par la naissance, a succédé un substitut élitaire compatible avec la démocratie, qui, comme l’écrit Nathalie Heinich, est indexé sur le « don inné » de manière individuelle. Dans le livre de François Emmanuel, on constate à plusieurs reprises que l’écrivain y occupe une place de frontière, de marge, d’outsider ou de borderline (voire de « voleur de feu »). Ce qu’illustre à merveille (et parmi d’autres, comme le jeune Bauchau dont le sabre-plume est touché par les rayons du soleil) la citation d’Isaïe : Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? La chute de son livre sur L’Écriture du Dieu nous semble emblématique de ce point de vue. Remarquons qu’il s’agit d’un régime vocationnel et de singularité de l’artiste, et non d’un statut artisanal puis professionnel, comme au Moyen Âge et à l’âge classique. Ce sont « les appelés de l’art » (Heinich, 2005).

Édition originale du livre de Nathalie Heinich
(source Éditions Gallimard)
Notons par ailleurs que la dimension thérapeutique ou de « réparation du monde », de la littérature elle-même, a été largement documentée par Alexandre Gefen (2017). L’auteur, directeur de recherche au CNRS et critique littéraire, y décrit et documente le souci de « sauver, guérir ou du moins faire du bien, [des] mots d’ordre (…) placés au cœur des projets littéraires contemporains ». La littérature y « fait face », notamment à soi, à la vie, aux traumas et à la maladie. Gefen y aborde parmi d’autres, avec de nombreux exemples à l’appui, les modalités du « face à soi » (la quête de visibilité et la quête de singularité), celle du « face à la vie » (réassurer le sujet et recomposer le moi) et du « face aux traumas » (les pouvoirs de l’écriture, autobiographie et psychothérapie, la littérature comme exorcisme). Selon les mots de l’auteur, la littérature (française, du moins) aurait vu l’émergence, au début du XXIe siècle, « d’une conception que je qualifierai de « thérapeutique » de l’écriture et de la lecture (…) Tout se passe, me semble-t-il, comme si, dans nos démocraties privées de grands cadres herméneutiques et spirituels collectifs, le récit littéraire promettait de penser le singulier, de donner sens aux identités pluralisées (…) autant de programmes moins émancipateurs que réparateurs ». Il s’agit en quelque sorte, selon ses propres mots, de l’avènement d’un « paradigme clinique ». Mais un poète m’a un jour rétorqué au sujet de Gefen : « Les livres dont il parle, ce n’est pas de la littérature ! ». On ne tranchera pas.
Gefen lui-même est ambivalent au sujet de cette « littérature de réparation ». Il l’exprime en conclusion de son livre : « On a vu mon intérêt comme ma perplexité vis-à-vis de telles doctrines où « l’on appelle la littérature à l’aide » [expression du sociologue Wolf Lepenies] : que l’on discerne dans cette transitivité nouvelle un retour fécond et efficace à l’optimisme littéraire humaniste ou une réponse improvisée et utilitariste à la détresse existentielle et sociale du sujet contemporain reste largement une question d’appréciation. » (Gefen, op. cit.).
Nous n’irons pas plus loin dans cette analyse de nature sociologique et historique, dont l’objet était simplement de montrer que le livre de François Emmanuel prend aussi son sens dans un contexte plus large. Ceci étant, ce texte très intense et subtil donne à réfléchir, et cela dans de nombreuses directions à partir de lui. Cet article qu’il a suscité, suite à une lecture soutenue, en est une indication parmi d’autres.
Bernard De Backer, avril 2023
P.S. Pour répondre à notre question de départ, Qu’est-ce qu’un écrivain ?, nous n’avons toujours pas la réponse mais bien des réponses : Celle, contemporaine et de nature individuelle et « quasi-mystique » (Heinich, 2005), de François Emmanuel se référant à Blanchot (par exemple), celle de Nathalie Heinich, de sociologues et autres historiens, dans un registre plus collectif et historiquement situé. Ou, selon l’opinion commune, un auteur qui écrit avec talent et vend des livres de fiction (mais pas seulement), qui est reconnu comme tel par ses pairs (qui, eux mêmes, sont reconnus par… ), même sans vivre de sa plume, qui est nommé « écrivain » par la critique, les éditeurs, les médias, etc. Il n’y a pas d’essence de l’écrivain à première vue. À moins que, paradoxe intime et ultime, le véritable écrivain, contemporain et occidental, soit celui qui ne peut dire ce qu’il est – tout comme la sentinelle ne peut dire « toute la nuit » et la grand prêtre s’unir à la divinité sans perdre son identité. Voir aussi les interviews d’écrivains par Heinich (1995, 2000) sur ce sujet.
P.S. 2. J’ai reçu deux réactions d’écrivains, mais à titre privé. Je ne peux donc pas les reproduire ici. Ce qui m’a frappé, c’est le contraste entre ces deux réactions. Le premier me donnait en partie raison, tout en faisant part de son « ignorance » en tant qu’écrivain. Le second me faisait savoir que je sortais en quelque sorte de mon champ de compétence avec ce sujet. Ces deux réactions ne me semblent pas infirmer ma lecture de manière fondée et argumentée. Dont acte.
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[1] Philosophe juif déporté au Goulag et auteur d’un témoignage rare sur son odyssée, Voyage au pays des Ze-Ka (2010 pour l’édition française complète). Le Livre du retour raconte son voyage de retour du Goulag.
[2] Pour avoir connu l’expérience d’un proche, nous pouvons confier ici qu’il lui est arrivé, au contraire, d’avoir affaire à un psychanalyste rejetant son travail d’écriture, pourtant vital pour lui. Le primat donné à la parole adressée à l’analyste, selon la doctrine en vigueur, invitait nombre d’entre eux à négliger l’écriture de leurs analysants.
Références
- Bénichou Paul, Le Sacre de l’Écrivain, 1750-1780. Essai sur l’avènement d’un pouvoir spirituel laïque dans la France moderne, José Corti, 1975
- Blanchot Maurice, L’espace littéraire, Gallimard 1955
- Sur Maurice Blanchot : Espace Maurice Blanchot
- Bourdieu Pierre, La distinction : critique sociale du jugement, Les Éditions de Minuit, 1979
- De Backer Bernard, « Déverrouiller la porte de l’intérieur ? », Revue nouvelle, octobre 2004 (dossier « Le travail sur soi »)
- Emmanuel François, Guérir par l’écriture ?, Éditions Le Taillis Pré, 2022
- Fabula, revue en ligne fondée par Alexandre Gefen, Pour une littérature du care, « Issu du colloque Caring lit’ / Pour une littérature du care organisé du 25 au 27 octobre 2021 par Alexandre Gefen, Sandra Laugier et Andrea Oberhuber à l’université Paris 1 Panthéon Sorbonne, le présent sommaire s’attache à la fois aux œuvres abordant le care dans ses dimensions pratiques et affectives, y compris les œuvres des siècles précédents, aux dispositifs littéraires performant le care, comme aux approches théoriques rattachant la lecture et l’écriture aux processus de care. »
- Gauchet Marcel, Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, Gallimard, 1985
- Gefen Alexandre, Réparer le monde. La littérature française face au XXIe siècle, Éditions Corti, 2017
- Giddens Anthony, Les conséquences de la modernité, L’Harmattan; 1994
- Giddens Anthony, Modernity and Self-Identity. Self and Society in the Late Modern Ages, Cambridge Polity Press, 1991.
- Heinich Nathalie, « Façons d’«être» écrivain. L’identité professionnelle en régime de singularité », Revue française de sociologie, 1995
- Heinich Nathalie, Être écrivain. Création et identité, La Découverte, 2000
- Heinich Nathalie, L’élite artiste. Excellence et singularité en régime démocratique, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », 2005
- Kapuscinski Richard & Krall Hanna, La mer dans une goutte d’eau, Les Édions Noir sur Blanc, 2016
- Magolin Julius, Voyage au pays des Ze-Ka, Le Bruit du temps, 2010 (pour l’édition française complète établie par Luba Jurgenson)
- Margolin Julius, Le livre du retour, Le Bruit du temps, 2012 (pour l’édition française établie par Luba Jurgenson)
- Mazurel Hervé, Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit, Éditions La Découverte, 2020
- Todorov Tsvetan, Les Aventuriers de l’absolu, Robert Laffont, 2005
François Emmanuel sur Routes et déroutes
En lien avec Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? sur Routes et déroutes
La leçon de Kaspar Hauser
(à partir de Kaspar l’obscur ou l’enfant de la nuit d’Hervé Mazurel)
Merci Bernard d’aborder un tel sujet…qui touche à l’intime comme à un certain universel… Je te lirai avec grande attention,
Et je t’embrasse,
Myriam
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Bonjour Myriam, j’espère que tu as eu le temps de le lire ! « Intime » et « universel », ce sont de bons qualificatifs dans ce cas d’espèce, mais je ne suis pas certain que ce soit intemporel ni transculturel (pour faire court). La littérature comme exploration de l’intime et de l’extime me paraît historiquement très situé. C’est une des « conséquences de la modernité », pour parler comme Anthony Giddens. Cela n’empêche nullement d’être captivé et interloqué, comme je le suis. Si ce n’était le cas, je n’aurais pas écrit cet article, bien évidemment.
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Bonjour Bernard, passionnant commentaire du livre de François que j’ai déjà recommandé à plusieurs personnes. une fois de plus merci à toi pour toutes les références que tu as mises en exergue. Merci aussi pour les retours de Tissus de vie que tu m’as envoyés. J’avoue n’avoir pas encore réagi, la manipulation de l’ordinateur étant encore complexe pour moi. Il faut que je prenne rendez vous avec un de mes enfants pour devenir un peu plus autonome. Joyeux printemps à toi, à bientôt, Bernadette
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Lecture et commentaire bienvenus, Bernadette. Tu te débrouilles assez bien avec l’ordinateur que pour poster un commentaire ! (certains n’y arrivent pas…) Le livre est effectivement très intéressant, même si certains aspects me questionnent – comme je le développe dans l’article. A bientôt.
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