Le Poët, vos papiers

Ville de Haute-Provence à la fin du XIXe siècle
(Archives départementales de la Drôme)

Après la traversée du fleuve, je lui avais trouvé un convoyage partant pour la Drôme à la suite de ma diligence. Il m’aurait été trop cruel de me séparer de ma compagne à Saint-Jean-du-Gard. Outre que sa perte me déchirait le cœur, sans Modestine, m’étais-je dit, je ne pourrais accomplir ma pérégrination vers le « Tibet de Haute-Provence ». Un surnom bien étrange donné par un voyageur mystique à ce bout de terre désolé et proche du ciel. Pensez donc : un village solitaire d’une centaine d’âmes qui se perchait au terme d’une harassante route de graviers et de sables, au-delà d’une étroite gorge propice aux détrousseurs. Ce lieu étrange était à plus d’une journée de marche de la dernière bourgade, située elle-même à quelques miles de la petite ville où nous quittâmes nos compagnons de voyage depuis le Rhône. C’était un nid d’aigle, telle une grappe de maisons blottie sous un château en ruines. Sept-cents habitants y vivaient selon le curé, entassés dans un bourg aux ruelles étroites où déambulaient poules, moutons et chèvres. Modestine et moi y passâmes la nuit, dans une auberge où logeaient des muletiers revenant de ce mystérieux Tibet.

« Hélas, tandis que nous avançons dans la vie, et que nos affaires nous préoccupent de plus en plus, il nous faut travailler même pour nos loisirs. Maintenir les ballots sur un bât contre les rafales glacées du nord n’est pas un grand travail. Mais cette industrie sert à calmer et occuper notre esprit. Quand le présent est si absorbant, qui peut se tracasser de l’avenir ? »

Robert Louis Stevenson, Voyage avec un âne dans les Cévennes, 1879

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Hommage à l’Avesnois

Vue de l’Avesnois par le peintre Raymond Debiève
(Maison du Bocage à Sains-du-Nord)

La journée fut ardente et folle pour une fin d’avril. Le paysage de prairies, de haies vives, darbres d’une verdure cristalline étincelait dans la chaleur de l’été. La conjonction d’un soleil couchant somptueux, de buissons d’aubépine ployant sous d’épaisses grappes et de prairies tapissées de renoncules recouvrait la terre d’un manteau doré. L’étroite route parcourue à bicyclette serpentait entre bocages et bosquets. Parfois, une trouée dans les haies laissait entrevoir des groupes de moutons ou de petites vaches brunes, de vieilles maisons de pierres et de briques. Nous revenions de Maroilles pour rejoindre Noyelles, non loin de la Sambre, des marais et prairies humides qui la bordent. Au-delà, la forêt de Mormal dressait ses chênes sur le versant nord de la vallée. Notre logement apparut bientôt au premier étage d’une maisonnette de vieilles briques. Après avoir rangé les vélos, nous avons escaladé l’escalier de bois pour retrouver notre gîte nimbé de lumière pourpre. Le premier soir tombait.

Si t’vas dins l’Avesnois
Té pousses ch’qu’à Trélon
Ten’verras mi in bout d’carbon

Dins l’Nord y a pas qu’des coronschanson d’André Dufour

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D’Auschwitz à Bruxelles

Nancy, illustration de Jean-Léon Huens pour Nos Gloires, Éditions Historia
(Musée royal de Mariemont © Jean-Léon Huens – SOFAM)

Une première colonne de dizaines de milliers de déportés faméliques s’était mise en marche avant eux. Comme ils suivraient dans un autre groupe, ils attendirent et écoutèrent le bruit de leurs sabots de bois frapper le sol gelé. Une longue trainée sonore, claquante, ponctuée de rafales de mitraillettes, de hurlements, d’aboiements. La nuit tombait, la neige recouvrait le paysage et l’on approchait des moins vingt degrés. Les deux jeunes hommes avaient été raflés pour le travail obligatoire (STO ou Werbestelle), six mois plus tôt à Bruxelles. Ils vivaient dans deux baraquements à l’ouest de Buna Werke, séparés du camp d’extermination Auschwitz III par l’immense usine de caoutchouc synthétique. Leur odyssée de cinq mois à pied, en train et dans une voiture de l’armée allemande, vers la Tchécoslovaquie, l’Allemagne puis la Belgique fut racontée quarante ans après les faits par l’un des deux hommes. Le fils aîné du second marcheur l’avait retrouvé presque par hasard. Dix années plus tard, un artiste tchèque qui croisa les échappés à Zlín en 1945 y consacra un chapitre, titré « Les Belges », dans un livre publié à Brno en 2005. Voici le récit de leur histoire, reconstitué sur base de ces deux témoignages, sans doute en partie déformés par le temps.

Alors qu’il dort dans le Vernichtungsglager d’Auschwitz III, Primo Levi rêve qu’il est de retour dans sa famille, et qu’il raconte ce qu’il a vécu.
« À ma grande surprise », écrit-il, « […] je m’aperçois que mes auditeurs ne me suivent pas. Ils sont même complètement indifférents : ils parlent confusément d’autre chose entre eux, comme si je n’étais pas là. Ma sœur me regarde, se lève et s’en va sans un mot. Alors une désolation totale m’envahit, comme certains désespoirs enfouis dans les souvenirs de la petite enfance, une douleur à l’état pur… »

Primo Levi, Si c’est un homme

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Jules Verne et l’île absolue

Le capitaine Nemo au Pôle Sud : « Adieu Soleil ! »
(source Wikipédia, dessin Riou et de Neuville)

Au terme d’un long travail de lecture et d’écriture – qui a modifié ma grille d’analyse initiale de sociologie marxiste de la littérature et bouleversé ma perception des livres de Verne -, j’ai présenté mon mémoire de sociologie consacré à son œuvre en 1977. Mes lecteurs académiques semblaient ravis. « Cela se lit comme un roman », m’avait dit Guy Bajoit qui était rapporteur – le directeur étant Paul Vercauteren. Ce texte était en dormance depuis quarante-sept ans, hormis un article publié par La Revue nouvelle, « Le rayon Verne ». J’ai décidé de le numériser. Le texte publié ici est l’introduction de « Historicité et utopie chez Jules Verne », titre du mémoire –  l’intégralité du texte est en fichier joint. La thèse centrale, largement documentée dans les pages qui suivent, est que l’œuvre vernienne est le fruit d’un alliage – en tension apparente – entre connaissance et conquête totales du monde au moyen de la rationalité techno-scientifique et voyage à rebours vers ses origines sacrées ; entre volonté de maîtrise du globe et pulsion de dissolution dans ses eaux primordiales (Nemo), ou perte de la raison sur son volcan polaire (Hatteras). En d’autres termes : une quête de l’absolu par ses deux versants, rationnel et mystique. C’est évidemment ce qui rend ces voyages « extraordinaires ». Cette tension nous concerne toujours.

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Forêts humaines

Paysage au couchant à Villars-Santenoge
(photographie de l’auteur)

C’était au lendemain d’un orage batailleur. La lumière était limpide, les odeurs soyeuses des champs et des forêts embaumaient le vent. Nous cherchions en vain ce lieu discret : une mystérieuse formation naturelle autour d’un cours d’eau sous les arbres. Après plusieurs voies sans issue et en absence d’indications, nous fîmes halte devant une barrière verte face à une route de terre. Un rectangle coloré pour randonneurs nous faisait signe. Le chemin forestier descendait après la poutre de bois, en douces ondulations sous une canopée vertigineuse et mouvante ; des petits ruisseaux sonnaient comme des grelots. Nous vîmes des dizaines de limaces orange vif, rampant sur le sol ou grimpant de subtils entrelacements d’herbes, d’écorces et de plantes – des microcosmes cultivés par des nains. Les arbres bruissaient, dansaient avec le soleil.

Nous voulons des forêts, pas de faux rêves
Slogan de zadistes, cité par Gaspard d’Allens, Des forêts en bataille

Il entend, dit la légende, le chant des oiseaux, les hurlements des loups ; il comprend le cerf qui brame et la feuille qui craque en se détachant et va rejoindre ses sœurs dans les valses du vent.
Louise Michel, Contes et légendes

Les choses se sont succédé dans l’ordre suivant : d’abord les forêts, puis les cabanes, les villages, les cités et enfin les académies savantes
Giambattista Vico, La Science nouvelle (1744)
(cité par Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental)

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So Long

Sur une île britannique en 1970
(source Wikipédia)

C’était une nuit d’été tiède, au creux d’un large hémicycle de basses collines, parsemées de centaines de milliers de jeunes chevelus, de tentes, de toiles et de sacs de couchage. Tout autour du petit territoire environnant taillé en diamant : la mer. Un bruit parfois assourdissant provenait d’une scène de métal, plantée au bas de l’amphithéâtre naturel. Le jeune homme avait obtenu une place à quelques mètres d’elle. Ses compétences linguistiques lui avaient permis d’être engagé comme bénévole dans un release center, un lieu où des spectateurs victimes d’overdose pouvaient trouver du secours. Il officiait comme interprète entre soignants britanniques et junkies francophones. Puis, son tour de garde terminé, il se rapprocha de la scène à la nuit tombante ; il avait obtenu son laissez-passer pour services rendus. Une jeune chanteuse s’y trémoussait, suivie d’un guitariste noir et frisé jouant l’hymne américain tout en grincements. L’obscurité était totale lorsqu’il apparut enfin. Un homme grave à la barbe de quelques jours. Une ferveur s’éleva de l’hémicycle, des bougies et des briquets s’allumaient dans la nuit telles des lucioles. Comme dans un anime japonais.

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La Roue encerclée

La Grande Roue de Bruxelles

Après avoir viré de bord vers un étroit chemin bucolique réservé aux piétons, ils zigzaguent entre buissons et prairie. Le passage se resserre davantage sans prévenir. Des racines heurtent les roues, des branches frôlent les épaules des pédaleurs, des orties chatouillent leurs mollets. D’un seul coup, le large guidon courbé du premier accroche le fil de fer barbelé bordant la prairie. Le cycliste perd l’équilibre et déchire son cuissard sur les pointes de métal rouillé, manquant de s’éborgner à un mouvement près. Un choc sec et soudain le fait sursauter : la clôture est électrifiée. Il faut s’extraire rapidement de ce début de mêlée. Au loin, près du centre de leur vaste parcours circulaire, la Grande Roue domine la vieille ville. Elle continue de tourner tranquillement. Serait-ce le karma du cycliste qui le précipite dans cette ferraille survoltée ?

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Wolfsschanze

Vieux manoir en Mazurie
(photographie de l’auteur)

L’itinéraire à suivre, pointé par une flèche blanche sur l’écran, quitte soudainement la route pour emprunter un chemin de terre se dirigeant droit vers une forêt. Dans un premier temps, confiants dans l’exactitude du GPS, nous poursuivons notre course sous les arbres, mais l’étroitesse de la piste, son caractère boueux et forestier nous fait douter. La journée fut très longue depuis la frontière allemande, le soir tombe et un bivouac sous les arbres ne nous tente guère. Nous rebroussons chemin après un demi-tour serré sous les pins, tentons de trouver le village de Harsz près d’un lac. Nous y  voici. Il a beau être petit, le village, nous ne voyons pas la Stara Szkola (« la vieille école ») qui sera notre gîte pour deux nuits. Au bord de l’eau, un trio de jeunes hommes, visiblement du coin, bavarde et fume. Je leur adresse la parole en anglais, mon polonais étant réduit à cinq mots. Ils ne comprennent pas. Je tente l’allemand. Pas davantage. En désespoir de cause, je risque prudemment le russe. Ils comprennent et nous indiquent le gîte…

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La Pologne à l’Horizon

Coucher de soleil sur l’Elbe près de Wittenberg
(photographie de l’auteur)

« La bicyclette fait de vous un heureux ;
quelqu’un de libre en tout cas, de nouvellement libre et c’est insondable et exquis ce sentiment. »

Charles-Albert Cingria

« Le vélo est un jeu d’enfant qui dure longtemps »

Eric Fottorino

En juin 2015, je me suis aventuré dans un long périple me conduisant de Bruxelles à Słubice, sur la rive orientale de l’Oder – fleuve marquant, avec la Neisse, la frontière actuelle entre l’Allemagne et la Pologne. Bien que muni d’un équipement de cyclo-campeur et d’une condition physique assortie, ce ne fut pas « un voyage sportif ». Le but était de rejoindre ma cycliste à la frontière polonaise, puis de poursuivre notre route vers le nord des pays Baltes, au voisinage de Saint-Pétersbourg. Dans cette étape initiale, il s’agissait de mieux connaître l’Allemagne réunifiée, tout au long de l’axe ouest-est, parcourue jadis jusqu’au Danemark sur l’axe vertical. Une traversée par la voie lente, exposée au soleil et aux pluies, à la fraîcheur et à la canicule, riche en paysages, villes, villages, rencontres de hasard et de nécessité, de fortune et d’infortune. Une leçon de géographie et d’histoire. Jusqu’au jour où, entre les arbres d’une forêt, je verrai la terre polonaise par-delà le fleuve.

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Le zek, la houille et le traineau

Avec les Nénetses sous le tchoum
(photographie via Aude Merlin)

J’ai le plaisir d’accueillir un récit d’Aude Merlin, lu avec beaucoup d’intérêt lors de sa première publication dans La Revue nouvelle en décembre 2005. Merci à l’autrice de le confier à Routes et déroutes

À Vorkouta, dans le Grand Nord russe, se côtoient deux populations : les anciens prisonniers du goulag — les zeks — et des éleveurs de rennes, qui pratiquent la transhumance. Sous Staline, les zeks ont construit la ville et le complexe charbonnier, qui n’étaient qu’un immense camp. Aujourd’hui, leurs descendants sont frappés de plein fouet par la fermeture des mines, tandis que les éleveurs, qui sont parvenus à conserver leur mode de vie traditionnel, résistent mieux aux bouleversements de la crise économique.

Dernière minute : Sibérie, la toundra des Nénètse. À 600 kilomètres au nord du cercle arctique, en Sibérie, les Nénètse vivent depuis des millénaires sur la péninsule de Yamal, le « bout du monde ». Ces éleveurs de rennes nomades ont su s’adapter aux conditions climatiques parmi les plus hostiles de la planète. Mais aujourd’hui, la toundra subit de profonds bouleversements liés au réchauffement climatique, qui menacent la survie de leurs troupeaux. Documentaire de Mike Magidson (France, 2021), diffusion Arte. (tissé autour du fil conducteur du chemin de migration des Nénètse vers leurs paturages d’été, récits et témoignages sur les bouleversements induits par la sédentarisation, l’acculturation, l’exploitation gazière et le réchauffement climatique – notamment la fonte du permafrost et l’explosion consécutive de poches souterraines de méthane)

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