Retour de Kiev

Kiev jardin botanique

Kiev, le jardin botanique
(photographie Igor Zhuk)

À la mémoire de Boris Souvarine, né à Kiev en 1895.

Plus vaste pays d’Europe après la Russie, et bientôt voisine de l’Union européenne, l’Ukraine est largement méconnue à l’ouest des Carpates. Au-delà de Tchernobyl et de son statut de fameux « grenier à blé de la Russie » — réalité historique qui lui valut la grande famine des années trente, provoquée par les réquisitions criminelles de Staline —, le pays a d’autres histoires à nous transmettre. À commencer par celle de ses origines et de son destin tumultueux, intimement associés à sa capitale, « la Ville » comme la nommait Boulgakov. Depuis l’indépendance de 1991, le « fantôme de l’Europe » se trouve par ailleurs confronté au double défi de construire un État-nation et de sortir du communisme. Tâche redoutable qui faillit conduire au désastre en 1993. Depuis lors, le pays semble remonter la pente malgré une crise politique endémique et de fortes disparités régionales. À partir d’un séjour dans la capitale, onze ans après une première visite, et plusieurs voyages dans les régions, l’auteur nous raconte quelques transformations observées avec la complicité de ses amis ukrainiens. Une réalité complexe que vision apocalyptique ou optimisme naïf n’aideront pas à comprendre.

Selon le chroniqueur Nestor, Kyiv[i] aurait été fondée par trois frères – Kyi, Shchek, Khoryv – et leur sœur Lybid. La ville reçut le nom de l’aîné qui établit son campement au sommet d’une colline, face à un large fleuve roulant ses eaux et quelques drakkars vers la Mer noire. Dans ce pays étale qui évoque immanquablement les steppes et les champs de blé sous ciel d’azur – le jaune et le bleu sont les couleurs nationales – les hauteurs bordant la rive occidentale du Dniepr (dont le Mont chauve qui inspira Moussorgski) ont dû impressionner les vieilles tribus slaves et les navigateurs normands en route vers Byzance.

Au musée de la ville, près du siège de la Présidence faisant curieusement face à la « Villa des Chimères » (une folie art nouveau), les fondateurs sont représentés devant une citadelle de bois, à proximité d’une statue de Sventovit, la divinité slave aux quatre visages. Un peu plus loin, sur la Place de l’Indépendance où Lénine a été remplacé par une Marianne ukrainienne hissée au sommet d’une colonne, la fratrie originaire a été coulée dans le bronze. Kyi porte une dépouille d’ours sur l’épaule, symbole de puissance dans la mythologie slave.

Du berceau de la Russie au tombeau des Soviets

La vieille citadelle de bois deviendra bientôt la « ville aux têtes dorées », comme l’appelleront les Mongols, capitale d’un Etat (la Russie kiévienne) qui joua jeu égal avec ses voisins européens au XIe et XIIe siècle. Convertie au christianisme oriental sous le règne de Vladimir le Grand et centre d’un territoire s’étendant des Carpates au Golfe de Finlande sous celui de Iaroslav le Sage, Kiev comptait plus de trente mille habitants et des dizaines d’églises au XIIe siècle. Puis elle sombra dans un destin de bourgade provinciale couverte de ruines après les pillages d’Andrei Bogolioubski, prince de Rostov, et de Batu Khan, petit-fils de Genghis (1240). Suite à l’établissement du pouvoir russe à Moscou, Kiev devint périphérique, tout comme les terres qui l’entouraient. Celles-ci héritèrent du nom de Ou Kraïn, « le pays des confins », region-frontière partagée selon les aléas du temps entre les puissances polonaise, moscovite, turque, lithuanienne, austro-hongroise, tchèque, roumaine…

La ville et la rive gauche du Dniepr furent intégrées en 1654 à la Russie moscovite, après que le hetman cosaque Bogdan Khmelnitski (on peut admirer sa statue équestre au centre de Kiev, en face de l’église Sainte-Sophie) eut cherché l’alliance de Moscou contre les seigneurs polonais, la rive droite fut annexée par la Pologne et diverses puissances d’Europe centrale. Quant aux parties méridionales, elles demeurèrent longtemps sous la domination du Khanat de Crimée, avant de devenir la « Nouvelle Russie » de Catherine II, fondatrice d’Odessa et de Sébastopol. Le mouvement romantique du XIXe siècle, avec notamment l’ancien serf devenu peintre et poète, Taras Chevtchenko – aujourd’hui icône nationale omniprésente – réhabilita progressivement la langue et l’identité ukrainienne (avant, on parlait de « Petits-Russiens »).

Il fallut cependant attendre la décomposition des Empires dans le tourbillon de la première guerre mondiale pour voir apparaître un premier Etat ukrainien indépendant (1918-1920). Son destin mouvementé à Kiev (redevenue une ville prospère au XIXe) fut raconté par Mikhaïl Boulgakov, un Russe natif de la ville, dans son roman La garde blanche[ii]. Il en demeura une trace non négligeable que Lénine concéda au sentiment national ukrainien après la soumission du pays aux soviétiques : la République socialiste soviétique d’Ukraine qui – sur le papier du moins – avait le droit de sécession (article 13 de la constitution de 1936 et 72 de celle de 1977) et disposait d’un siège à l’ONU à partir de 1945. Khrouchtchev lui rattacha la Crimée en 1954, ce qui paracheva son extension territoriale après l’incorporation de la Galicie (1939), de la Bucovine du Nord et de la Transcarpatie (1946). Puis, dans la foulée de la perestroïka et de Tchernobyl, situé à une soixantaine de kilomètres au nord de Kiev, l’indépendance de l’Ukraine fut ratifiée par referendum en décembre 1991, signant la mort de l’URSS.

Aujourd’hui, l’on mesure le relief et l’histoire tourmentés de la « Mère des villes russes » en empruntant le métro. Franchissant le fleuve qui divise la ville contemporaine en une partie occidentale et orientale, le métropolitain s’enfonce droit dans la colline. À plus de cent mètres sous le monastère des Grottes (la fameuse Laure[iii] de Pétchersk), les rames pénètrent dans la roche en faisant trembler leurs luminaires opalins. Pour les rejoindre à partir du centre, il faut se laisser aspirer par des escaliers roulants – propres et beaux – qui plongent dans les entrailles de la terre. Là, dans des stations où règne une température invariable, l’on peut gagner les différents quartiers qui bordent la ville haute et l’ancienne forteresse de Pétchersk, près de laquelle Catherine II établit prudemment la résidence des Tsars de passage.

Mazepa contre Harry Potter

Située à la jointure septentrionale d’une nation longtemps improbable dont les deux rives se relient à la nervure centrale du Dniepr, Kiev reprend progressivement des couleurs depuis l’indépendance de 1991. Lorsque j’y avais débarqué en décembre de la même année, j’étais muni d’un visa soviétique que j’avais mis près d’un an à obtenir. Entre le moment de la demande et celui de la délivrance du sésame, le putsch d’août 1991, la prise de pouvoir de Boris Eltsine et le referendum ukrainien avaient mit fin à l’Union Soviétique.

Au sortir du vol d’Aeroflot, les passagers se ruaient sur leurs bagages entassés dans la benne d’un tracteur qui avait pénétré en pétaradant dans la salle d’attente du minuscule aéroport. Nous avions mis près d’une heure pour rejoindre la ville dans un bus bondé. Kiev était assoupie, grise, atone, repliée sur sa survie. Des files se formaient devant chaque lieu de vente (pain, fruits, légumes, viande…) et la gare principale d’où j’avais pris un train de nuit vers la ville de Soumy était un cloaque immonde. Je n’avais mangé que du salo (gras de porc), des légumes en saumure et des patates pendant quinze jours, mon ami Sacha (auteur-compositeur et informaticien originaire de Lviv) survivant grâce à la cantine de son entreprise d’Etat et aux récoltes du lopin familial. Même la vodka était introuvable, ce qui était navrant face au gras, aux patates et aux interminables soirées d’hiver. Au centre de la ville, un compteur lumineux donnait en permanence l’heure, la date et … le nombre de becquerels.

Onze ans plus tard, Sacha vient me chercher à l’aéroport avec un collègue de sa société informatique en pleine expansion. Nous roulons sur l’autoroute dans une voiture d’entreprise, le long de panneaux publicitaires rotatifs vantant les splendeurs de Marlboro Country. Un peu plus loin, une sorte de brico-center qui vient d’ouvrir ses portes, puis un Macdo (il y en aurait près d’une quinzaine dans la ville), un centre commercial, encore des publicités, des voitures japonaises ou européennes, des limousines aux vitres fumées. Pourtant, l’immeuble où vit Sacha dans son appartement lilliputien n’a guère changé, à l’exception d’une conciergerie qui filtre les entrées en gardant un œil rivé sur la télé. Il n’y a plus d’odeur d’urine et de vomi dans la cage d’escalier, l’ascenseur a été remplacé. Mais le confort est toujours aussi rudimentaire, le décor sinistre. Sacha ne peut contrôler ses radiateurs dont la température est fixée de manière collective, la pose de compteurs et de bagues de réglage étant trop onéreuse.

Nous sommes dans la nouvelle ville (rive gauche du Dniepr), un océan d’immeubles plantés dans une plaine sablonneuse où survivent quelques sapins. La population de Kiev est passée de deux cents cinquante mille à deux millions et demi d’habitants en un siècle. C’est le triomphe de Le Corbusier et de la Charte d’Athènes, version soviétique : larges avenues pour voitures et camions, passages souterrains pour piétons, cités à perte de vue. Les stations de métro sont entourées de bazars, d’innombrables bureaux de change qui affichent le cours de l’euro et du dollar. On est bien loin de l’imagerie du Kiev héroïque de Lybid et de ses frères, des coupoles dorées de la ville haute et des maisons art nouveau dans la rue de Boulgakov.

On retrouve ces images dans la cinémathèque nationale d’Ukraine, non loin du bureau de Sacha. Vivotant de maigres deniers publics, la cinémathèque projette ce jour-là quelques rush de nouveaux films relatifs à l’histoire du pays. J’y rencontre le directeur Valentin Martchenko et Yevgen Sverstiuk, célèbre dissident qui passa dix ans au goulag sous Brejnev. Le thème du jour est illustré par quelques films documentaires sur base d’archives. Loin des productions à grand spectacle, comme Mazepa[iv] qui tente de concurrencer Harry Potter et Le Seigneur des Anneaux dans les salles obscures de Kiev, les œuvres de la cinémathèque sont sensibles et bien documentées. Les extraits que nous visionnons sont tous relatifs à l’histoire ancienne ou récente de l’Ukraine[v] – le désir de revisiter ses « racines » (titre d’un des films) sans le filtre historiographique soviétique étant à la source de plusieurs productions. « Pourtant, me disent les responsables, les moyens dont nous disposons sont dérisoires et la cinémathèque est menacée ». Entre l’ancienne production d’Etat et le rouleau compresseur hollywoodien, peu de place pour un cinéma indépendant de qualité. Mais Sacha fait du lobbying : il tente de convaincre le directeur de la Banque Professionnelle d’Ukraine, amateur de ses chansons, qui assiste à la projection des rush avant de remonter dans sa limousine.

Dynamo Kiev

Une première visite montre cependant les efforts considérables accomplis dans le cœur de la cité depuis l’indépendance et la chute (contrôlée) du communisme. La ville paraît métamorphosée : rénovation des vieux quartiers historiques et du mobilier urbain, reconstruction de nombreuses églises qui avaient été rasées par Staline, nouveaux buildings « postmodernes » brillants et polychromes, vastes centres commerciaux souterrains avec fontaines et palmiers, magasins de luxe, petits supermarchés… En cette veille de Nouvel An et de Noël orthodoxe (7 janvier), la Place de l’Indépendance brille de milles feux et le boulevard Kreschchiatik (le Broadway de Kiev) est interdit à la circulation. Les bâtiments staliniens ou art deco sont savamment éclairés, ce qui donne une majesté toute pharaonique à leurs façades et colonnades grumeleuses, illuminées en contre-plongée. Des voitures de luxe sont garées sur les trottoirs, un écran de télévision géant scintille sur les hauteurs proches du Dynamo-Kiev, les enfants portent des bonnets surmontés de spoutniks clignotants…

D’innombrables badauds se baladent sans discontinuer sur ces ramblas septentrionaux, malgré le vent, la température polaire (moins 20) et les plaques de glace qui rendent la progression périlleuse. Ici aussi, Mac Donalds, Coca-Cola et Marlboro se taillent la part du lion en matière d’annonces publicitaires. Mais les Ukrainiens ont trouvé une parade aux fast-foods US : les « Schvitko » (mot voulant dire « vite » en ukrainien), copie conforme des Macdo mais avec chemises brodées, décors champêtres et plats nationaux.

Une furie commerciale s’est emparée de Kiev. Les magasins sont ouverts tous les jours de la semaine jusque minuit ou presque, et d’innombrables lieux de vente se côtoient dans la ville : vente à la pièce dans le métro ou sur les trottoirs, kiosques, marchés couverts, magasins, superettes, hypermarché, centres commerciaux souterrains… Les Kiéviens semblent consacrer une bonne partie de leur temps à vendre et à acheter, que ce soit pour survivre, faire du business ou dégoter la bonne affaire. La circulation est intense, les téléphones portables se multiplient, les chaînes de télévision prolifèrent (mon ami en capte une trentaine). « Il y a quelques années, me dit Sacha, quand je revenais de Moscou, je voyais  Kiev comme une ville de province. Maintenant, c’est l’inverse ». Les mendiants semblent moins nombreux qu’à Bruxelles, même si l’on a parfois l’impression d’un pays où il n’y a que deux classes : des prolétaires sans nombre et quelques nouveaux riches incultes et arrogants.

Malgré les catastrophes aériennes à répétition, les scandales politico-financiers, la crise constitutionnelle endémique et le bras de fer permanent entre le président Koutschma[vi] et le Parlement (paralysé pendant une semaine en décembre, suite à la décision de limoger le président de la Banque nationale qui refusait de renflouer Naftogas, la pompe à finance du parti de Koutschma), la ville est en plein boum, ce qui témoigne d’une autonomisation de la sphère économique. L’Ukraine a renoué depuis trois ans avec la croissance (+ 9,1 % en 2001), même si 29 % de la population demeure dans un état de très grande pauvreté. Kiev, sans doute, est exceptionnelle. Les campagnes souffrent, malmenées par une privatisation des terres qui fait les délices des margoulins, déstructure la production et génère l’exode. « Les villages ne sont plus peuplés que de vieux et d’alcooliques » me dit Sacha, qui sait de quoi il parle (il fait la récolte des patates chaque année, dans le hameau de ses parents).

Double réveillon rue des Cosmonautes

La gare de Kiev où nous prenons le train pour Soumy, une ville proche de la frontière russe où nous avions déjà fêté le nouvel an en décembre 1991, est elle aussi transfigurée. Le vieux bâtiment a été entièrement rénové (halls de marbre avec lustres immenses, salles d’attente confortables dont certaines sont réservées aux mères avec enfants, bornes informatiques interactives conçues par Sacha, guichets impeccables, buffets immaculés) et une seconde gare de verre et d’acier a été construite de l’autre côté des voies. Notre train est à l’heure, l’affichage électronique est sans faille, les annonces des express internationaux sont multilingues (dont l’allemand et le polonais) et nos places sont dûment réservées. Il faut cependant huit heures de train pour parcourir les trois cents cinquante kilomètres, ce qui laisse le temps d’admirer le paysage. Après avoir longé la fabrique Karl Marx, fameuse pour ses « tartes de Kiev » (un gâteau meringué polychrome), nous traversons le Dniepr gelé, piqueté de pêcheurs qui attendent au bord d’un trou foré dans la glace. La campagne d’Ukraine orientale est d’une désolante platitude. Couverts de neige et nappés de brouillard, des champs kolkhoziens s’égrènent à l’infini, séparés de temps à autre par des rangées d’arbres occultant le soleil blanc. Dans une petite bourgade, des femmes frigorifiées arpentent les quais pour vendre leurs pâtisseries fourées aux grains de pavots.

Nous arrivons à Soumy, complètement verglacée sous une fine couche de neige. La Russie est toute proche et cela se sent. Les amis invités pour le réveillon sont pour la plupart des Ukrainiens russophones et certains viennent de Belgorod, une ville située de l’autre côté de la frontière. Mais ici aussi, les changements sont nombreux. Outre l’inévitable Macdo, le centre ville rénové, les magasins et les nombreux « bankomats », on trouve dans ce coin perdu plusieurs « académies de banque » logées dans des demeures néoclassiques. Les banquiers apprennent le violon ? On m’explique qu’il s’agit d’un institut privé formant aux métiers financiers. De nombreux minibus sillonnent la ville, laissant sur place les vieux bus publics.

La statue de Lénine a été remplacée par celle d’un industriel du sucre qu’elle avait détrônée après la révolution d’octobre (le socle est cependant d’origine). Le boulevard Karl Marx a été rebaptisé Chevtchenko, « ce qui est bien dans le style communiste » ironise Sacha. Dans le musée, une exposition retrace la vie avant la révolution, avec photos d’époque, enseignes commerciales et un appartement bourgeois minutieusement reconstitué. Les visiteurs contemplent avec nostalgie ces souvenirs d’une vie apparemment paisible et prospère. On a le cœur serré quand on pense à ce qui suivit : la première guerre, la révolution, la collectivisation forcée et la famine provoquée de 1932-33 (cinq millions de morts), la terreur, l’invasion allemande, l’indépendance et son cortège de bouleversements économiques et culturels.

Au centre de Soumy, la guerre des patriarcats[vii] pour le contrôle des âmes fait d’ailleurs rage. Placardée sans vergogne à l’entrée de l’église principale qui relève de Moscou, une affiche met en garde : « Frères et Sœurs, ne permettez pas que votre foi soit trompée par les faux prêtres de l’organisation religieuse de Philaret, « Patriarcat de Kiev ». Tous leurs sacrements sont creux et sans effets ». Suit une liste nominative d’églises de la région qui propagent la « fausse foi ». Dans l’église, une icône représente le tsar Nicolas II, canonisé depuis peu.

Tout comme à Kiev, les grands ensembles où vit la majorité des habitants paraissent ne pas avoir bronché depuis onze ans. Chez nos amis Dimitri et Oksana, rue des Cosmonautes (cela ne s’invente pas), les buildings roses et bleus construits sous Gorbatchev s’alignent toujours dans le même terrain vague cabossé. Dimitri a perdu son boulot d’ingénieur et fabrique désormais des guitares, mais Oksana est toujours professeur de littérature. Des musiciens du groupe « Chanson » (on est francophile), que dirige Dimitri, accompagnent la soirée.

Proximité de la Russie oblige, le passage de l’an se fête deux fois, ce qui permet de multiplier les toasts : la première à l’heure de Moscou (Poutine apparaît à la télé, triste et martial) et la seconde à l’heure de Kiev (Koutschma est au coin du feu, avec son petit-fils et son chien). Dehors, des centaines de fusées et de pétards éclatent entre les sinistres barres HLM. « C’est Grosny » disent les convives, mi-figue, mi-raisin. Sacha, dont des copains moscovites ont été otages des Tchétchènes cet été, me confie qu’il ne croit pas une seconde à la version officielle. « C’est une affaire montée de toutes pièces par les services secrets russes, tout comme l’invasion du Daghestan ». L’évolution du régime de Poutine fait office de repoussoir pour l’Ukraine, ce qui n’est pas pour lui déplaire.

Noir et blanc

De retour dans la capitale, j’achète une carte détaillée de l’oblast (région) de Kiev, publiée en Ukraine en 2001 mais dont la toponymie est toujours en langue russe. « La carte est soviétique, m’explique Sacha, mais à l’époque ce type de document n’était pas accessible au public : secret militaire ». Au nord de la ville, près de la frontière biélorusse, je remarque que les noms de dizaines de localités sont suivis du mot niejiloj (littéralement : invivable). « Ce sont des villages qui ont été vidés de leurs habitants après la catastrophe de Tchernobyl ». Nous sommes aux alentours de Pripiat où le réacteur explosa le 26 avril 1986.

Mais les Ukrainiens sont las d’être associés à Tchernobyl, au malheur et à la grisaille du passé. Au club de la presse où je présente notre livre sur les Carpates d’Ukraine, le mot « tchernobil » (homophonie) désigne les photos noir et blanc[viii] illustrant l’ouvrage. « Pourquoi avoir fait des photos noir et blanc ? Vous souhaitez montrer une image passéiste et triste de notre pays ? » me demande un journaliste. Les Ukrainiens veulent de la couleur, des tartes meringuées aux buildings postmodernes. Et ils se soucient fort de leur image en Europe. Sacha, diplomate, explique le côté artistique de ce choix. On passe à d’autres questions.

Bernard De Backer, février 2003

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12 mars 2022. J’ai visité Kiev-Kyiv la première fois en 1991, et une petite dizaine de fois depuis. Le moment me semble venu de « remonter » cet article d’il y a 19 ans avec un lien vers celui d’il y a 30 ans.


Références

Sur la difficile histoire politique et constitutionnelle de l’Ukraine indépendante, voir Kataryna Wolczuk, The moulding of Ukraine, Central European University Press, Budapest 2001. Le livre de Anna Reid, Borderland. A Journey Through the History of Ukraine, Phoenix, 1997, est un passionnant voyage dans le temps et l’espace de ce pays. Enfin, un des ouvrages de référence sur l’histoire de l’Ukraine est le History of Ukraine de Paul Robert Magosci, Toronto University Press, 1996.

Pour l’histoire de Kiev qui précède la Révolution (et notamment les pogroms de 1881 et 1905), voir Michael F. Hamm, Kiev. A portrait, 1800-1917, Princeton University Press, 1993.

Sur la famine, la collectivisation forcée et la dékoulakisation qui l’ont précédée, voir notamment Robert Conquest, Sanglantes Moissons. La collectivisation des terres en URSS, Robert Laffont, collection « Bouquins », 1995 et les témoignages de survivants présentés par Georges Sokoloff, 1933 ; l’année noire. Témoignages sur la famine en Ukraine, Albin Michel, 2000. Le livre de Vassili Grossman, Tout passe, terminé la veille de sa mort en 1964, est un des ouvrages les plus poignants sur cette tragédie orchestrée par Staline.

Le livre présenté à Kiev, alternant textes et photographies, est relatif à une vallée des Carpates d’Ukraine. Bernard De Backer et Nicolas Springael, Les Carpates oubliées. Trois saisons au pays de la Tisza noire, Editions l’Instant Présent, 2002.

L’extraordinaire destin de Boris Souvarine est raconté par Jean-Louis Panné dans Boris Souvarine. Le premier désenchanté du communisme, Robert Laffont 1993.

Notes

[i] Transcription officielle en caractères latins. Depuis l’indépendance, la plupart des villes ont vu leur nom « ukrainisé » : Lvov s’écrit désormais Lviv, Kharkov s’écrit Kharkiv, etc. Je conserverai cependant Kiev selon l’usage établi en langue française. Sur les cartes postales de l’époque tsariste, l’on trouve les transcriptions de Kieff, Kiew ou Kiev. Quant à Louis-Philippe de Ségur, qui visita Kiev en 1787 dans la suite de Catherine II, il parle de Kioff, « fragile berceau d’un empire immense »…

[ii] Certains passages du texte de Boulgakov étaient tellement désobligeants pour l’Ukraine et les Ukrainiens qu’ils furent censurés dans l’édition soviétique de 1966. Mais les Kiéviens ne lui en tiennent pas rigueur et la maison où vécut l’auteur de Le Maître et Marguerite, située au n° 13 de la très belle descente Saint-André (Andreïevski spousk) reliant la Ville Haute au quartier portuaire de Podol, a été transformée en musée.

[iii] Le terme de « laure » (lavra en russe) désigne un monastère de premier rang dans l’orthodoxie. Le monastère des Grottes fut fondé au XIe siècle par saint Antoine (originaire d’Athos) et comporte de vastes réseaux souterrains où vécurent les premiers ermites – d’où son nom.

[iv] Le hetman (chef cosaque) Ivan Mazepa se révolta contre Pierre le Grand après avoir été un de ses favoris à la cour. La défaite des armées suédoises de Charles XII auquel il s’était allié, lors de la bataille de Poltava (1709), mit fin à la révolte et fut un désastre pour l’Ukraine. Le dernier hetman fut destitué en 1764 par Catherine II.

[v] Le nationalisme est cependant très tempéré, malgré l’omniprésence des nouvelles idoles (le poète Chevtchenko, par son talent, ses origines sociales et sa défense de l’identité ukrainienne, semble faire l’unanimité).

[vi] Elu majoritairement par les voix d’Ukraine orientale et partisan d’un rapprochement avec la Russie, alors que le Parlement est dominé d’une courte tête par l’opposition emmenée par la jeune Julia Tymoshenko.

[vii] Outre ses démêlés avec l’église uniate, de rite oriental mais reconnaissant l’autorité de Rome (Union de Brest, 1596), l’orthodoxie ukrainienne est divisée entre le patriarcat de Moscou et celui de Kiev (patriarche Philaret). De nombreuses églises protestantes se développent par ailleurs dans le pays. Quant à Paolo Coehlo, il fait un tabac avec « L’Alchimiste » dont l’édition ukrainienne de poche est en vente partout.

[viii] Noir se dit « tchornoïe » et blanc « bieloïe ». On retrouve ces racines dans la « terre noire » d’Ukraine, le tchernoziom, et dans Biélorussie (la « Russie blanche »).

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