De Pavlov à Krishna

Descente Saint-André – Андріївський узвіз en ukrainien, Андреевский спуск en russe – à Kiev
(photographie de l’auteur, décembre 1991)

Au centre de Kiev, près du boulevard Kreschiatik, une enseigne lumineuse donne en permanence la date, l’heure, la température et le taux de radiation. Non loin de là, dans les couloirs souterrains qui mènent au métro, des attroupements se forment autour des étals tenus par des disciples de Krishna. On y vend une traduction russe de la Bhagavad-Gita, illustrée d’images roses et bleues remplies de jeunes créatures radieuses gambadant dans un halo de lumière dorée. À la télévision ukrainienne, un reportage consacré aux phénomènes para-normaux montre le corps d’un homme soumis à une expérience de visualisation des points d’acupuncture. Des boules de lumière bleutée surgissent tout à coup le long des méridiens, accompagnés d’un fort crépitement électrique. À l’Institut de Radiologie de Kiev, on s’intéresse aussi de très près aux rayonnements.

L’homme a 42 ans et porte un nom à consonance turque. En dessous de ces données d’identification inscrites sur la partie supérieure de l’écran, une représentation informatisée des lobes cervicaux se colore de toutes les nuances de l’arc-en-ciel. « C’est un ancien combattant de la guerre d’Afghanistan qui a subi de graves traumatismes psychiques; vous voyez ces zones rouges dans l’hémisphère gauche ? Elles sont beaucoup plus accentuées que dans l’hémisphère droit.. » Le jeune psychiatre qui me montre l’écran semble très fier de son travail scientifique et de la qualité du matériel high-tech utilisé. Il porte un costume étriqué et une mince cravate filiforme. Au dehors, une fine couche de neige givrée couvre les jardins de l’Institut de Radiologie de Kiev, où des recherches sont effectuées sur les personnes irradiées par l’accident de Tchernobyl.

Psychiatrie assistée par ordinateur

Nouveau clic sur le clavier pour faire apparaître la fiche d’un homme d’une trentaine d’années, victime de troubles psychiques après l’accident nucléaire. « Il présente des symptômes psychiatriques aigu, une sorte de paranoïa. Mais vous voyez, la localisation est différente, c’est très intéressant. » Après m’avoir montré une succession de coupes colorées, le psychiatre m’explique le but de sa recherche. « Nous essayons de mesurer la relation entre le degré d’irradiation et la fréquence des maladies mentales. Regardez ce schéma… » L’imprimante d’un ordinateur voisin crache un impeccable graphique: en ordonnée, la fréquence des déviations par rapport à la normale, en abscisse, le taux d’irradiation subi. « Vous voyez, au début des irradiations, le degré de déviation est en forte croissance. Mais ensuite, c’est une sorte de plateau, cela n’augmente plus. »

Ma curiosité me pousse à en demander un peu plus sur cette notion de « déviation par rapport à la normale ». Le psychiatre semble gêné. « Oh, vous savez, tout cela a une cause purement biologique. Nous avons une conception très scientifique des maladies mentales. La névrose, c’est quand on s’écarte de plus ou moins 10 % de la normale. La psychose, c’est beaucoup plus grave, au moins 30 ou 40 %. Quant à la normale, eh bien, c’est un peu le comportement moyen. Nous avons des tests pour mesurer cela. Ce qui est clair, c’est qu’il doit y avoir un rapport entre l’irriadiation et le développement des troubles… »

L’intérêt pour la bouteille de vodka posée sur une table voisine semble prendre le pas sur les merveilles de la psychiatrie assistée par ordinateur. Un autre médecin en blouse blanche se décide à remplir les verres. Il est difficile de trouver de la vodka à Kiev, l’Institut doit sans doute avoir ses propres sources d’approvisionnement. Mon ami Igor se joint à notre petit groupe. Auteur-compositeur connu en Ukraine (Barde ou Chansonnier, comme on dit là-bas), Igor avait emporté sa vieille guitare. Il devait y avoir un petit spectacle ce soir, à l’Institut de Radiologie, pour clôturer une conférence. Mais la conférence n’a pas eu lieu et le spectacle a été annulé. « Nous avons eu quelques problèmes d’organisation… » me dit le jeune psychiatre. Heureusement, il y a la vodka, et la conférence est vite oubliée.

Les joues du jeune psychiatre à la cravate filiforme commencent à rosir, et je le sens prêt à subir l’assaut d’une ultime question. « Mais que pensez-vous du phénomène « extra-sens » qui fait fureur ici à Kiev, de cet engouement pour la télépathie, la communication extra-sensorielle, la magie blanche, la bio-énergie, les séances de psychothérapie collective qui se sont déroulées dans le stade du Dynamo-Kiev ? » Mon interlocuteur me renvoie un sourire suave, un peu voilé par la vodka. « Oh, vous savez, tout cela n’est pas très sérieux. Cela n’a rien à voir avec ce que nous faisons ici, qui est du vrai travail scientifique. J’ai été formé à l’Université de Kiev, dans la tradition de la psychiatrie soviétique. » Un léger malaise semble pointer dans l’oeil du jeune homme, un peu guindé dans son costume trop étroit. « Oui, je sais, la psychiatrie soviétique n’a pas très bonne réputation… »

La nuit gagne les jardins de l’Institut, les flèches noires des sapins se fondent lentement dans l’obscurité. Je pense à l’interminable parcours en bus qu’Igor, sa guitare et moi nous allons devoir accomplir pour regagner son petit appartement de l’autre côté du Dniepr.

Transfert bio-énergétique

Igor est assis à côté de moi, mais il est aussi en face de moi, dans la petite lucarne colorée du téléviseur. Il y brandit sa guitare, entraînant un groupe de jeunes Ukrainiens qui dévalent Andreïevski Spousk, une vieille ruelle en forte pente qui descend vers le Dniepr. La joyeuse bande passe devant la maison natale de Boulgakov, ornée d’une statue de l’écrivain couverte de fleurs. C’est le début d’un film réalisé par Valentin Martchenko, réalisateur au studio « Kievnauchfilm » (« Film scientifique de Kiev »).

Valentin s’intéresse de près au phénomène « extra-sens », et son studio a déjà produit deux reportages de 70 minutes sur le sujet. Dans le petit appartement rempli de livres qu’il occupe au centre de Kiev, nous regardons ensemble son premier film. Nous avons quitté la ruelle natale de Boulgakov et nous nous retrouvons dans le métro. Une foule nombreuse, grise et anonyme marche inlassablement dans les couloirs tubulaires qui irriguent la ville de Kiev de son flot quotidien de passagers. La scène reviendra comme un refrain, faisant contrepoint aux différentes séquences consacrées aux manifestations du phénomène « extra-sens ».

On y voit un homme pratiquer des séances de psychothérapie collective dans le stade du Dynamo Kiev, un autre hypnotiser un de ses patients avec l’aide d’un petit appareil électrique, un troisième faire apparaître des points lumineux le long des méridiens du corps (preuve scientifique de leur existence), un quatrième opérer la guérison d’une petite fille paralysée… Les compagnons de route (« Spoutniki » en Russe) de Krishna font finalement leur apparition dans la ruelle de Boulgakov, psalmodiant sans cesse le nom de leur déité radieuse.

Après la vison du film, Valentin me confiera que d’importants secrets militaires dans le domaine de l’étude des phénomènes para-normaux auraient été divulgués suite à la décomposition de l’armée rouge… « De ce point de vue nous sommes en avance sur l’Ouest, me dit-il, où ces secrets sont toujours bien gardés ». Il brandit un petit appareil qui ressemble à un allume-gaz et tente de produire je ne sais quel effet mystérieux sur Igor en lui frottant le bras. Pas de chance, mon ami barde semble plus sensible aux effets de sa guitare qu’à ceux, présumés, de l’allume-gaz psychotrope.

Le deuxième film de Valentin, « Contacts », traite de « l’influence psychique d’une oeuvre d’art sur l’état d’une personne, du transfert bioénergétique d’un peintre vers un spectateur, d’un compositeur vers un auditeur… ». La mesure de cette influence, de ce transfert peut être effectuée grâce à un instrument mis au point par G. Sergeev, un physicien. Cet instrument permet de « mesurer la radiation de l’énergie biologique ». Le film montre des expériences faites au Musée d’art Russe à St Petersbourg, à la maison Tchékov à Yalta, au monastère de Lavra et à l’Eglise St Cyrille à Kiev. C’est du moins ce que signale la petite notice en anglais produite par le studio Kievnauchfilm, car la cassette n’est pas disponible ce soir-là.

Il se fait tard, nous reprenons le métro jusqu’à la station Komsomolsk. Les vendeurs de livres sont toujours là, proposant des manuels de « magie blanche » ou des textes de Sri Aurobindo à côté d’ouvrages de « marketing contemporain » et de revues légères. J’écoute la BBC dans l’appartement d’Igor. Un swami Indien a invité Gorbatchev pour une durée six mois, le temps de faire une retraite consacrée à la méditation. Gorbatchev n’a pas encore répondu.

Bernard De Backer, février 1992

Complément du 12 juillet 2022. Ce « New Age » scientiste fait évidemment penser au « cosmisme » russe, puis soviétique, longuement analysé par Michel Eltchaninoff dans Lénine a marché sur la lune, Solin/Actes Sud, 2022. Eltchaninoff parler d’ailleurs du phénomène « extra-sens » et du New Age russe dans son livre, qui a explosé après la chute de l’URSS. Mais il oublie de mentionner la « grand-mère » du New Age, Helena Blavatsky, une Russe originaire de Dniepropetrovsk (Ukraine), aujourd’hui Dnipro, et fondatrice de la Société théosophique. J’en ai parlé un jour avec l’historien Andrii Portnov, originaire de Dnipro, qui m’a dit qu’une statue de Blavatsky était érigée dans la ville. Portnov a écrit un livre sur sa ville et doit sans doute en parler. Il n’est malheureusement pas traduit.

Copyright

Toutes les photographies ci-dessous sont de Bernard De Backer. Elles ont été prises à Kiev et à Soumy en décembre 1991 et janvier 1992. C’était l’hiver de la dissolution de l’URSS et de l’indépendance de l’Ukraine. Les photographies ne sont pas libres de droits. Toute utilisation est soumise à une autorisation préalable de l’auteur.

Les images de la galerie peuvent être agrandies en cliquant sur elles ; on peut les faire défiler en utilisant les flèches et les afficher en « taille réelle » (celle hébergée sur le site).

Premier nouvel an dans l’Ukraine indépendante, l’auteur est en haut à droite (Soumy, janvier 1992, photographe inconnu)

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