
Lha-to dans la vallée de Markha (photographie de l’auteur)
Retrouvées au fond d’une malle où elles reposaient depuis plus de vingt ans, ces images témoignent d’une rude escapade au Ladakh, envisagée d’abord comme la première étape d’une folie de jeunesse. Le projet initial était de relier Leh, capitale du pays « entre les cols » (sens du tibétain La-dwags), au monastère de Ki Gompa dans la lointaine vallée du Spiti. Un bon mois de randonnée dans un désert de haute altitude, presque sans village, avec plusieurs cols dépassant les cinq mille mètres. Après de multiples hésitations, je décidai de scinder ce projet démesuré en deux parties. J’ai raconté la seconde partie, du lac de Tso Moriri au Spiti, dans « Himalayan Queen ». Mais la première demeurait un peu oubliée, comme effacée par la suivante. Pourtant, ce tour de la vallée de la rivière Markha en solitaire me fit connaître la faim, la peur et la soif. Mais également la violence des lumières, le gel des hautes terres, la poussière d’une vieille maison, les cornes rougies d’un sanctuaire et la proximité invisible de quelques fauves des neiges.
Chambre de verre
J’avais gagné le pays en avion depuis Delhi, et non plus à pied et en camion à partir du Zanskar. Un vol céleste au-dessus de l’Himalaya, avant de plonger en oscillant des ailes vers l’Indus pour atteindre l’aéroport de Leh, cerné de montagnes. Il n’y avait qu’à bien se tenir et faire confiance au pilote. Une fois sorti de la carlingue, je me sens euphorique : la transparence pétillante de l’air, les voix tibétaines, la beauté des montagnes et le balancement des peupliers me ravissent. Un Ladakhi me prend dans sa jeep pour rejoindre Leh où je vais passer quelques jours dans une chambre lumineuse. C’est la « glass room » située au premier étage d’une grande maison traditionnelle, avec vue sur l’Indus et les montagnes du Stock Kangri, couvertes d’un peu de neige. Ma chambre est une suite rustique pourvue de grandes fenêtres, d’un large lit et d’un petit salon. Je range mes affaires, me couche quelques minutes face à la vue et m’endors doucement.
Au réveil, une fatigue insidieuse s’empare de moi. J’ai de la peine à marcher, le souffle est court, les gestes lents. Parvenant péniblement à descendre dans le jardin pour boire du thé, je comprends que je souffre du mal des montagnes. Il est impossible, dans la haute vallée de l’Indus, de perdre de l’altitude pour s’acclimater ; la vallée est très longue et étale. Il n’y a plus qu’à prendre mon mal en patience, rester assis et boire beaucoup. Pas moyen de faire comme en haute montagne et descendre mille mètres. Curieux départ pour une marche immense…
Les jours qui suivent sont perdus pour mon projet de marche insensé et je dois rabattre mes ambitions. Passé une demi semaine, je parviens à gravir une colline où est nichée un temple, puis à me rendre à l’ancien palais royal situé en hauteur. La journée, je paresse dans le jardin après avoir bu du thé et mangé des khambir, un pain local de blé entier, à la confiture d’abricots du Ladakh. Je tombe par hasard sur des amies bruxelloises, fais la connaissance de Pascale Dollfus, une ethnologue spécialiste de la région, qui me donne des indications sur la traversée vers le Spiti et le moyen d’obtenir des cartes militaires. Mais je ne trouverai pas de bonbonne de gaz ; il faudra manger et boire froid.
Rivière et sanctuaire
La forme enfin revenue, il n’y a plus qu’à descendre vers l’Indus pour traverser le fleuve et atteindre la vallée de la Markha, par-delà un col à quatre mille neuf cents mètres, le Kanda La. La chaleur est étouffante, le pays pierreux et l’eau rare. Impossible d’atteindre le col en un jour ; je décide de bivouaquer au bord d’un champ malingre, non loin d’une forte maison de pierre. Inutile de monter la tente, le sol est trop dur pour enfoncer les piquets et je souhaite contempler la vue. Allongé sur le sol et blotti dans mon duvet, je regarde les étoiles et écoute le silence. Il me faudra franchir le col le lendemain, après avoir ingurgité un thé froid et de la tsampa.
La descente est longue et toujours aussi déserte, hormis une sorte de fortin flanqué d’un drapeau à flanc de montagne. Près de la rivière Markha, un bloc de pierre peint en jaune et noir exhibe le dessin d’un félin au pelage tacheté : un léopard des neiges, probablement. Il n’y a plus qu’à remonter la rivière vers sa source et découvrir les premiers arbres. La rivière est belle, cristalline le matin et grise le soir, lorsque l’eau de fonte des lointains glaciers vient la troubler. Je plante ma tente sur un plan herbeux longé par les eaux. Silence et bruissements.
Le lendemain, un nouveau bivouac sur l’herbe à proximité de deux Anglaises un peu victoriennes, avec guide, mules et feuillée sous un tepee de toile. On échange quelques regards et discrets sourires. Je me sens bien, mais où sont donc les léopards ? Plus haut sans doute, camouflés parmi les roches tachetées. Hors les Anglaises et leur suite, quelques vieux au village de Markha, je ne verrai presque personne pendant une semaine – avant d’atteindre la base du col vertigineux qui sépare le bout de vallée du sanctuaire de Hémis et de l’Indus. Les adultes et les jeunes ladakhis passent l’été dans les alpages, où ils gardent les chèvres broutant l’herbe rare.
De curieuses formations rocheuses ocre et enflées surplombent la rivière, irriguant les quelques champs et les arbres. Plus loin, je gravis une barre rocheuse sur un sentier, avant de tomber nez à nez avec un étrange sanctuaire. Des dizaines de cornes rouges sont empilées de manière concentrique sur des pyramides de pierres. D’autres tas rocheux, plus grands, enserrent une hampe avec un drapeau de mantras. Un petit bloc, rouge lui aussi, est surmonté d’une sorte de poupée blanche torsadée. Derrière, un abri de roches grises à moitié ouvert contient de petits cônes blancs piqués d’une graminée, posés sur le sol ou incrustées dans le mur du fond. L’atmosphère est mystérieuse, la surprise totale. Ce n’est qu’au retour que je découvrirai le sens de ce lieu étrange, qui précède l’arrivée dans le gros village de Markha, du nom de la rivière. Les maisons sont adossées à une autre barre rocheuse où repose un monastère. Il n’y a personne, sinon un paysan voûté qui marche dans un champ d’orge éclatant de verdure.
Confluent maléfique
Après Markha, la chaleur devient insupportable sous le soleil, l’eau se fait rare. Mes gourdes sont vides et la rivière est grise ; les glaciers fondent. Je plonge mon regard dans la suite du parcours et je ne vois que désert et pierrailles, je n’entends aucun bruit d’eau hors celui de la rivière, imbuvable. Puis, miraculeusement, une fraîcheur m’est apportée par le vent, un friselis monte des bords de la rivière : une source ! Un véritable jaillissement diaphane comme dans un conte de fée. L’eau sort en bouillonnant de la terre et tourne sur elle-même avant de se transformer en ruisselet rejoignant la rivière trouble. Je bois comme un possédé, remplis mes gourdes et me repose à l’ombre d’un arbre, profitant du miracle. Je trouverai un petit hameau un peu plus loin et dormirai dans une vieille maison à moitié en ruine dont le propriétaire me propose une pièce et offre de la nourriture chaude.
La suite est étrange, de plus en plus sèche et minérale, vide. J’atteins finalement le confluent entre la Markha et une autre rivière qui vient de droite. Un gigantesque piton rocheux projetant son ombre marque la séparation des eaux, très élevées en cette fin de journée. Le chemin est inondé et je suis obligé de gravir très haut le flanc de pierres glissantes de la rivière pour franchir l’espace du confluent. Je m’arrête un instant, épuisé, et je contemple cette curieuse vallée en équilibre instable sur la sente. Il n’y a personne, le silence est assourdissant. La peur m’envahit d’un coup, le lieu paraît maléfique, hanté par une présence dangereuse. Le paysage me pétrifie. Je ne parviens plus à bouger, comme si je voulais m’évanouir, disparaître dans ce cône de pierres et de falaises. La vallée de droite m’aspire par son mystère, sa gorge de plus en plus étroite qui s’enfonce puis s’élève vers le Zanskar.
Chimères d’affamés
Un peu plus loin, sorti de ma torpeur, je longe un autre piton rocheux où s’accroche une sorte de monastère noirâtre et abandonné, avant de m’élever vers le piémont du col me séparant du monastère de Hémis et, au-delà, de la vallée de l’Indus. Sur un plateau avant la dernière montée, un enclos de chèvres cerné de buissons épineux est gardé par des jeunes femmes ; deux ou trois campeurs sont regroupés près du ruisseau bordé de glaces. Nous sommes à quatre mille cinq cents mètres et il en reste plus de cinq cent à gravir. La nuit sera glaciale.
Les campeurs se parlent. Ce sont des solitaires affamés comme moi. Un Allemand, un Français. Nous échangeons quelques broutilles, puis parlons de nourriture à n’en plus finir. Choucroutes, pot-au-feu, ragoût de mouton, schnitzel aux frites, bières d’un litre, fiasques de vin rouge, tarte aux pommes. Comme de vieux prisonniers dans un lager ou une zone du goulag. On se contentera de quelques pâtes et de soupe au miso, car l’un d’entre eux possède un réchaud et une bonbonne, trouvée Dieu sait où. La nuit sera agitée et le lendemain ardu, avant d’atteindre le Gongmaru La que survolera un aigle au ras des drapeaux de prières.
Bernard De Backer, juillet 2021
(voyage de 1998)
Vivre avec les invisibles
Ce que j’ai appelé un « sanctuaire », composé de pyramides de pierres sèches couronnées de cornes rouges empilées de manière concentrique avec graminées, autel, mats et drapeaux, est sans doute un lha-to, un marqueur d’espace à l’entrée du territoire de Markha. Il s’agit de la résidence des divinités gardiennes du lieu qui « barrent la route aux esprits malfaisants, porteurs de désordres et de maladies », tous invisibles (Dollfus, 1989, citée par Vuillemenot, 2018). Il s’agit ici de manifestations de nature chamaniste, proches de la religion antérieure au bouddhisme tibétain et ensuite associé à lui : le Bön.
Références
Dollfus Pascale, Lieu de neige et de genévriers : Organisation sociale et religieuse des communautés bouddhistes du Ladakh, Éditions du CNRS, 1989
Rizvi Janet, Ladakh. Crossroad of High Asia, Delhi, 1983
Vuillemenot Anne-Marie, L’intelligence des invisibles. Vivre avec les esprits : Kazakhstan, Ladakh, Academia, 2018 (mes remerciements à Sami El-Hage, libraire à Tropismes, pour cette référence)
L’Himalaya sur Routes et déroutes
Le Grand Tour
Pérégrins au Zanskar
Népal, aux portes du réel
La piste du Parang la
Shangri-la dévasté par le réchauffement climatique ?
Himalayan Queen
Le dilemme tibétain
Photographies
Les images de la galerie peuvent être agrandies en cliquant sur elles ; on peut les faire défiler en utilisant les flèches et les afficher en « taille réelle » (celle hébergée sur le site).
Copyright
Toutes les photographies ci-dessous sont de Bernard De Backer (diapositives scannées). Elles ne sont pas libres de droits. Toute utilisation de ces images est soumise à une autorisation préalable de l’auteur.

























Je me souviens avec plaisir de t’avoir écouté nous raconter ce voyage, fabuleux à plus d’un titre.
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Bienvenue par ici, Nathalie. C’est la première partie du voyage, qui ne devait être qu’un entraînement pour la seconde. Mais quelle périple, la plupart du temps dans la solitude la plus totale. Et puis la peur, tout à coup…
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Merci pour ce partage, Bernard. En regardant tes (belles) photos et ces paysages d’une telle aridité, je me dis qu’on ne peut jamais se plaindre de voir tomber la pluie…
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Sans doute Michel, mais le passage de la mousson au-dessus de l’Himalaya, il y a quelques années, a fait de terribles ravages au Ladakh. Voir Shangri-la dévasté pas le réchauffement climatique ?
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Impressionnant !
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