
Le mont Goverla, Everest de l’Ukraine
(photographie de l’auteur, hiver 2001)
Dans le contexte de la nouvelle invasion russe de l’Ukraine – la première date de 2014 – et de la focalisation sur ce pays que je connais depuis 1991, il me semble intéressant de diffuser en ligne des extraits du livre, que j’ai publié avec le photographe Nicolas Springael il y a vingt ans. L’idée de cet ouvrage associant textes et photographies, Les carpates oubliées, m’est venue après mon second voyage en Ukraine, durant l’été 1993. J’avais voulu retrouver mon ami Igor à Lviv en passant par les Carpates, la vallée de la Tisza noire rejointe en train et en bus depuis Budapest et Uzhgorod, puis les montagnes traversées en randonnée de Rachiv à Iassinia (capitale du pays houtsoule). Un voyage émouvant dans un pays inconnu des Européens, voire « fantomatique », meurtri par une crise géopolitique, sociale et économique profonde. J’y suis retourné avec Nicolas en 1999 pour réaliser notre projet. Nous avons séjourné pendant trois saisons différentes (automne, hiver et printemps) dans le bourg de Iassinia et ses environs, le pays houtsoule. Les extraits que je publie ici, avec mes photographies, concernent la communuauté tsigane de Iassinia, découverte par hasard. Nous lui avons rendu visite trois fois et elle figure en bonne place dans le livre. D’autres extraits des Carpates oubliées suivront. Il s’agit du texte de 2002 que je n’ai pas modifié, même si je n’écrirais plus les choses de la même façon aujourd’hui. Quant à demain…
100 rue de l’Armée Rouge
Personne ne nous avait signalé leur présence. On nous avait parlé des Hongrois, des Houtsouls, des Roumains, des Juifs d’avant-guerre, de quelques Russes ainsi que de vagues Saxons, bûcherons dans un village perdu au fond de la forêt. Au marché, cependant, une silhouette mince et furtive avait attiré notre regard : une femme de passage, sans doute, venant de Rachiv.
Après avoir revisité le cimetière juif, nous avons poursuivi la route vers le nord, non loin des berges orientales de la Tisza et du hameau de Stebni. Le coin est désert. Seules quelques hata (maisons traditionnelles en bois) émergent de temps à autre de la brume, avec leurs roues de vélo posées en guise d’antenne au sommet de troncs de sapin grossièrement équarris. Le soleil n’a pas encore chassé le brouillard et il fait froid.

Hata abandonnée
(photographie de l’auteur, hiver 2001)
Nous surplombons bientôt un replat qui borde la Tisza, au bout de la rue de l’Armée Rouge où vit le chef des vétérans. Quelques maisonnettes sont éparpillées dans un terrain vague. Contrairement à la plupart des maisons de la vallée, il n’y a ici nulle trace de potager entouré de planchettes, ni de lopin de patates. Rien que des bouquets d’herbe folle, des sentes creusées où stagne la terre mouillée, quelques ordures et matériaux de récupération.
Un jeune homme au profil de furet, peau tannée et oreilles en pointe, nous hèle du fond de la combe. « Descendez, descendez ! Nous sommes les Tsiganes de Iassinia. Vous avez déjà rencontré des Tsiganes ici ? » Il se nomme Rouslan et nous serre la main, les yeux brillants et le regard vif. Bientôt, les portes des cabanons s’ouvrent les unes après les autres.
À droite, on voit descendre le chef Nikolaï et sa femme Maria, nimbés dans un rayon de soleil et des flots de musique nasillarde. Des haut-parleurs sont fixés au mur de leur maison, estampillée d’une plaquette de métal portant le n° 100, et diffusent la radio roumaine à la cantonade. Ce sont les aînés du groupe, les parents de Rouslan et d’un gamin vif comme du mercure, Sergueï. À peine descendue, Maria fait demi-tour pour revenir un peu plus tard en courant, vêtue d’une large robe à volants mauves et verts qui scintillent au soleil. Nikolaï rallume son mégot et nous fixe du coin de l’œil.
Sorties de cabanes au bord de la rivière, des jeunes filles brunes, rousses et blondes, accompagnées de chiens, de gosses et de fiancés nous rejoignent en courant. Une jeune femme se tient en retrait, blonde et timide. Son visage est vérolé et ses yeux nous évitent. Une fille brune tient un enfant dans les bras. Il a la tête dodelinante, tire la langue et sourit béatement en roulant des yeux.
Des rires perlent dans un flot d’exubérance candide. Le soleil inonde les berges de la Tisza. C’est un matin du monde, dans la brillance de l’instant.

Fenêtre d’une maison du village de Iassinia
(photographie de l’auteur, printemps 2000)
Parachute
Imprévoyants, nous n’avions pas pensé à la bouteille. Le chef, visiblement tiré du lit, la voix pâteuse et la gorge éraillée par le tabac, a aussitôt envoyé Sergueï au village pour réparer cette sottise. Parti en se dandinant sur sa bicyclette trop grande, le gamin tarde à revenir ; Maria encaisse quelques jurons en cherchant d’incertaines victuailles dans des armoires vides. On sort à peine de la fête de Pâques et voilà que ces étrangers se pointent à l’improviste. La vie, parfois, empile les ennuis comme des briques.
Dehors, un violent vent du nord-est s’engouffre dans la combe, faisant battre portes et volets. De rapides nuages frôlent la crête qui surplombe les cabanons.
Depuis la messe de Pâques et la bénédiction des paniers, on leur devait une visite. Mais après notre premier contact, les invitations s’étaient succédée dans la vallée, montrant à chaque fois l’inanité de nos vœux d’abstinence et la faiblesse de nos constitutions. De là, sans doute, l’oubli de la bouteille. Et puis, un rien superstitieux et timides, nous repoussions la rencontre.

La bénédiction des paniers à Pâques, Nikolaï et Maria sont au centre de l’image
(photographie de l’auteur, printemps 2000)
Dès notre arrivée, les évènements semblent confirmer nos craintes. Nikolaï est secoué par des cris à s’en fendre la gorge et gesticule dans tous les sens ; sa femme paraît impuissante face au triple défi d’honorer ses hôtes, de protéger son fils et de calmer son mari. Assis au bord d’un lit de fer, penauds et affligés d’un sourire niais, nous tentons de battre en retraite en promettant d’improbables retours. « On ne faisait que passer, ce n’est pas la peine de préparer un repas, on reviendra un autre jour… » Au comble de l’énervement, le chef, qui ne veut pas voir filer ses Gadjé, nous accable de propos rassurants d’une moitié de visage, alors que l’autre moitié ne décolère pas. Puis les voisins arrivent : filles et garçons frappent à la porte et nous lancent des œillades.
On passe au salon, hâtivement épousseté et rangé, où la table dressée sous l’unique fenêtre nous attend. Des bouts de poulet et de boudin faméliques se sont réfugiés dans des assiettes, accompagnés de pain blanc, de crudités et d’oranges. Les petits verres attendent, eux aussi. Tout le monde attend. On fume bien quelques cigarettes, mais le cœur n’y est pas. Au milieu de tapisseries colorées où déambulent quelques volatiles et diseuses de bonne aventure, de miroirs dorés garnis de dentelles et de photos d’ancêtres au regard fixe, la rencontre est comme suspendue dans le vide.
Un bref tohu-bohu dans le vestibule suivi d’une entrée fracassante brise cet interlude maussade : Sergueï, avec un large sourire en croissant de lune, tend victorieusement la bouteille à son père. La cérémonie peut commencer, sous l’œil attentif des femmes et des enfants qui observent les hommes attablés. La vodka, servie sous la conduite du Maître de Table, produit imperceptiblement ses effets. La méfiance réciproque se dissout dans les effluves qui se propagent à chaque rasade ; une complicité du coin de l’œil qui assouplit les corps et les esprits. Je lance au chef : « Tu ressembles à mon frère aîné et tu portes le même nom que Nicolas… » Il n’en faut pas plus pour soulever des vagues de fraternité contagieuse, ponctuées d’incises ironiques sur les « partages de frères » entre Roms et Gadjé.
On en vient à parler musique. Nikolaï lève un sourcil. Les musiciens sont partis, mais il y a des cassettes et un lecteur planqués sous un tas de matelas empilés dans un coin. Les bandes magnétiques sont sorties de leurs boîtes et pendent lamentablement ; avec un crayon et un coup de poignet, tout rentre dans l’ordre. C’est de la musique houtsoule, stridente et endiablée. Maria met sa large robe à volants, les jeunes couples s’enlacent. Nikolaï montre sa femme du doigt, lève les mains au ciel en mimant une lente descente, puis s’écroule de rire en répétant au moins dix fois cette prodigieuse trouvaille : « Parachute, parachute ! » Dans le cabanon de bois plongé dans la nuit, le battement des pieds et les vibrations houtsoules nous emportent au paradis fulgurant des Tsiganes.

Vallée de la Tisza noire et mont Goverla
(photographie de l’auteur, janvier 2001)
Chaleurs
Après une journée à errer dans les collines, nous redescendons dans la vallée sous un ciel biblique aux reflets orangés. Dans ce paysage hivernal fourmillant d’arbres morts, de corneilles et de toits pentus comme dans un tableau de Breughel l’Ancien, le hameau tsigane apparaît au loin, pelotonné entre colline et rivière.

Le chemin vers la passerelle et le hameau tzigane
(photographie de l’auteur, hiver 2001)
Pour rejoindre le n° 100 de la rue de l’Armée Rouge en passant par Tchorna Tisza, il faut quitter la route et franchir la rivière sur une étroite passerelle grinçante. Puis, en descendant le long de la rive gauche où s’entassent les congères, traverser un petit bois dont le vent arrache des plaques de neige qui s’abattent dans les taillis. À la sortie du bois, les petites maisons apparaissent à contre-jour, crachotant leurs fumerolles odorantes. On entend des cris d’enfants qui vont et viennent dans l’azur : une piste de luge en forte pente longe la maison de Nikolaï. Elle est couverte de bosses que les gamins franchissent en bondissant dans le ciel. Quelques poulets effarés se mettent à l’abri.

La maison de Nikolaï et Maria
(photographie de l’auteur, hiver 2001)
Serguei nous a repérés. Ses dents éclatantes soulignent son visage de furet alors qu’il nous conduit dans la maison du chef où des joueurs de cartes, attablés près du poêle, se lèvent d’un bond et quittent la maison après nous avoir salués avec déférence. Nous sommes aveuglés par une chaleur étouffante qui couvre nos lunettes de buée. On n’y voit plus rien – et sans lunettes, c’est pire. Maria et Nikolaï lèvent les bras au ciel, semble-t-il, et s’en vont préparer la « belle pièce » où nous avions dansé au printemps. Les coussins brodés sont rangés dans un coin et l’on pose la nappe blanche sur la petite table, face à la fenêtre.
« Les photos sont bien arrivées » dit Nikolaï en exhibant une grosse enveloppe brune. « Mais pour lire ta lettre écrite en moldave (il veut dire roumain), j’ai dû faire appel à un cousin. » Deux grandes images encadrées sont extraites de nos bagages : un jeune couple dansant, les yeux dans les étoiles ; Nikolaï, Maria et Sergueï attablés. Un voile de déception se lit sur les visages qui scrutent les clichés. « Tu n’as pas de photos en couleurs ? » Oui, je peux en prendre… Puis Nikolaï nous parle de sa mère, une femme très âgée, dont il voudrait un portrait, entourée par tous ses descendants. On ira après le repas.
La cabane de la mère est à cinquante mètres en contrebas. Maria me donne sa main pour ne pas glisser, et ce contact semble sceller un nouveau pacte. Un peu plus tard, c’est Nikolaï qui enfoncera ses doigts dans mon épaule, pour la photo d’adieu. La vieille mère est là, assise sur un lit métallique, très belle avec son petit visage rond et parcheminé, ses cheveux épars noués dans le cou. Une dizaine d’enfants entrent dans la pièce, suivis de leurs pères en pantoufles, leurs mères en peignoirs zébrés de couleurs pétantes, leurs tantes aux épaules dénudées et bustes pigeonnants. Tout le monde se met en place. Friselis de rires et de regards aigus sur fond de papier peint parsemé de fleurs. Un bain de lumière reflétée par la neige inonde la pièce. Plus personne ne bouge.

La famille de Nikolaï et Maria, la mère de Nikolaï est au centre
(photographie de l’auteur, hiver 2001)
Bernard De Backer, 1999-2000
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Superbe voyage dans le tant… Tant différent, tant accueillant, tant proche aussi…
Et impression de voyager dans le temps bien sûr, si loin déjà du nôtre.
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Je pense que ce temps est, aujourd’hui, loin de celui qu’ils vivaient à l’époque, en partie par leur volonté d’échapper aux contraintes et impératifs de la vie traditionnelle et communautaire. Mais aussi l’attrait de la vie « moderne », plus confortable. Sans oublier les entreprises touristiques, la maffia du bois et les oligarques en vacances dans les stations de ski. Mais, il est vrai, les Tsiganes forment un monde très à part, différent de celui des paysans ukrainiens des Carpates. Ceux-ci étaient sans doute d’origine roumaine (langue que Nikolaï connaissait). Nous avons eu la chance de voyager (dès 1993 pour moi) dans un monde rural et montagnard autarcique, peu motorisé, ayant échappé à la collectivisation stalinienne. Beaucoup de travaux se faisaient encore avec des chevaux. Les meules de foins étaient superbes dans la montages. J’y viendrai…
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Merci Bernard pour cet article intéressant qui pour ma part m’ ouvre à un monde totalement inconnu…
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Superbe article et belles photos. Merci,
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Ce n’est pas un article, c’est un extrait du livre de 2002 ! Ce qui a changé, ce sont les photographies…
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Bonjour,
Je travaille pour la revue Etudes tsiganes et le prochaine numéro de la revue est consacré à l’Ukraine. Nous avons un texte sur les Tsiganes de la région Houtsoule et je cherche des photos pour illustrer l’article. Pensez-vous qu’il soit possible d’utiliser une de vos photos ?
Je reste à votre disposition pour tout complément d’information
Cordialement
N. KACIMI
Adresse web : http://www.etudestsiganes.asso.fr
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Très belle histoire!
Ma famille Romanyszyn vient des Carpates Pologne Ukraine et au plus loin Grèce et empire byzantin et nous avons retrouvé quelques prénom d’Inde.
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Merci pour votre commentaire sur cette histoire et cette rencontre ! J’attends toujours la revue Etudes tsiganes consacrée à l’Ukraine, non pas tant pour les photos que pour les articles…
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