Le futon, le bain et le jardin

Futon

Chambre au Ryokan Seikanso à Nara
(photographie de l’auteur)

À quoi notre vie doit-elle être comparée ? Elle est comme un gibbon
qui cherche à allonger les bras ; et si un bras est étendu, l’autre sera contracté.

Sengai (moine et peintre japonais, XVIIIe siècle)

La terre est sortie de la mer, puis s’est soulevée en vagues de mamelons cintrés de neige, alignés dans un paysage lunaire parcouru de rivières grises et nues. On ne voit aucune ville, aucune route — seuls de longs tracés rectilignes, comme griffes dans la glace : lignes à haute tension, fractures telluriques, messages aux extraterrestres ? Dans cette partie de la Sibérie qui jouxte la Mandchourie, entre Amour et Lena, des chaines de montagnes se succèdent au sud de l’immense plaine bordant l’océan Glacial Arctique : monts Boureïa, Aldan, Stanovoï, et leurs innombrables réticules, piémonts, plateaux de neige aveuglante, rivières gelées, moignons de forêts mortes, alpages carbonisés par le froid. Pas de traces, vu de cette altitude, des Nanaïs, Oultches, Evenks et Iakoutes dispersés dans ces immensités blanchâtres. Mon voisin, un moine archéologue arborant barbichette et lunettes d’écaille, se nourrit avec flegme depuis le survol de Sakhaline. Puis, baguettes posées, il s’endort bouche bée, tête retournée sur le dossier du siège.

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Un haïku pour Yves Leterme

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Haïku de Basho (source Wikipedia)

Jeudi 29 avril 2010 entre 14 et 16 heures 30,
Parc de Bruxelles. En lisant Katô Shûichi,
Le temps et l’espace dans la culture japonaise.

Dans ma candeur naïve de Belge moyen arrosé par les médias, j’avais imaginé une après-midi historique et mis le cap sur le Parlement. Par cette splendide journée de printemps, le parc où s’est jouée la révolution de 1830 est envahi de promeneurs : amoureux, flâneurs, étudiants, lecteurs, gymnastes, musiciens… Les fontaines ploient sous le vent et aspergent les passants. Vais-je ouïr la sonnette d’alarme ? Me heurter à des grappes de militants du Vlaams Belang, agitant des oriflammes jaunes et noires ? Entendre Olivier Maingain utiliser des armes de comparaisons massives ? Face au siège néoclassique de l’assemblée, appuyé aux grilles de métal noir, je contemple la scène en ce jour d’apocalypse selon les termes d’Albert Frère, déjà réfugié dans sa villa de Marrakech.

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Himalayan Queen

Monastère de Key Gompa au Spiti
(source : Wikimedia Commons)

L’abbé du monastère de Key Gompa, dix-neuvième incarnation de Rin-chenbzang-po, est un homme souriant et replet. Je l’avais surpris décrassant son trousseau à la fontaine, vêtu d’un short orange sur lequel des bourrelets ivoire débordaient comme cire fondue. Il piétinait sa cape moussante de savon bleui par le tissu, à la manière d’un sumo s’échauffant pour le combat. Le moine me regarde en plissant les yeux, examine mon sac à dos sans vergogne, puis consulte avec un intérêt soutenu ma carte de la région en langue tibétaine. Son index glisse sur le papier en remontant les cours de l’Indus et du Zanskar, sa voix marmonne les noms des monastères de la lignée Gelukpa (« bonnets jaunes ») à laquelle il appartient. Il me demande de décrire le parcours que je viens d’effectuer pour relier le lac de Tso Moriri au monastère de Key, une ruche de maisonnettes blanchies à la chaux suspendues en grappe autour d’un éperon rocheux. L’évocation des plaines, des rivières et du col glaciaire que j’ai dû franchir suscite des grognements approbateurs. Nous passons de longs moments à naviguer sur cette carte qui se déploie comme un mandala de papier à l’ombre des peupliers remués par la brise. Après une semaine de marche harassante dans la montagne déserte, je me sens chez moi dans ce lieu bruissant de déités baroques, où un monachisme rustique s’accorde à merveille au paysage de pierres et de vent.

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Castor de guerre

Castor de guerre

Ma vie serait une belle histoire qui deviendrait vraie au fur et à mesure que je me la raconterais.

Simone de Beauvoir, Mémoires d’une jeune fille rangée

En couverture, une photographie en noir et blanc, datée de 1939, montrant le portrait d’une femme au regard à la fois déterminé et fragile, mâchoire serrée et visage tendu. Au dos de l’image envoyée à Jacques-Laurent Bost, il y a, nous apprend Danièle Sallenave, cette signature étonnante : « Castor de guerre ». Suivent sept cents pages d’un livre éponyme, un texte dense et puissamment documenté, divisé en onze chapitres titrés chacun d’une phrase écrite par Simone de Beauvoir. La première donne immédiatement le ton : « Je promène un dieu en moi… » C’est sous les auspices de cette perception combattante et démiurgique que Sallenave va retracer de manière minutieuse le parcours du « Castor » dans son siècle. Cela sur la base des nombreux volumes de mémoires publiés au pas de charge, mais également des essais, de romans et de textes posthumes, ainsi que d’autres sources, notamment en provenance de proches, membres ou non des « familles » successives. Le tout placé dans le contexte historique, politique et culturel de cet âge des extrêmes que fut le XXe siècle, comme le souligne la quatrième de couverture en référence à Hobsbawm.

Bernard De Backer, 2010

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La Misère, frontière linguistique

Brabant 2

Brabant belge (photographie de l’auteur)

Ce 16 août, un dimanche, la chaleur stagnait dans les chemins creux. Seules les hauteurs échappaient à la fournaise, balayées par une petite brise irrégulière. Vers dix-sept heures, à la fin d’une longue marche, on longea le rebord d’une butée sablonneuse culminant à cent mètres d’altitude. Comme souvent dans ces paysages d’openfield, les mamelons sont ensauvagés, coiffés d’arbres et de broussailles. Des repaires de lapins, faisans et perdrix sur lesquels les notables du coin déversent leurs chevrotines aux premiers brouillards. Peu avant le hameau de La Misère, un chemin s’élevait à droite et traversait un bosquet, mélange de pins sylvestres, de chênes et de bouleaux. Dans le cercle clair au bout du couloir végétal, sur ce replat que l’on devinait dans le lointain, on ne voyait que ciel bleuté et bouts de chaume. Au-delà du mamelon, selon notre carte, la terre descendait vers Opvelp en Flandre, le village d’un ancêtre brasseur qui avait acquis, à vil prix, un bien noir des Jésuites au XVIIIe siècle. Nous empruntâmes le chemin qui, une fois le sommet atteint, obliquait vers le nord et suivait la crête entre cultures et futaies sombres.

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Assassinat de Natalia Estemirova, asphyxie de Memorial ?

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Portrait de Natalia Estemirova réalisé par le peintre tchétchène Asia Oumarova (source Wikipedia)

Le mercredi 15 juillet 2009, le corps de Natalia Estemirova a été retrouvé dans une forêt en Ingouchie, après son enlèvement le matin même, au sortir de son domicile à Grozny. Menacée et « avertie » à de nombreuses reprises, insultée par le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, elle avait été exécutée dans la journée de plusieurs balles dans la tête et la poitrine. Après avoir été professeure, puis journaliste, Natalia Estemirova était devenue militante de l’ONG russe Memorial lors du début de la seconde guerre de Tchétchénie, en 1999. Née d’un père tchétchène et d’une mère russe, elle avait choisi de vivre à Grozny, malgré la guerre. Elle y dirigeait l’antenne de Memorial. Cette dernière, par la voix de son dirigeant à Moscou, Oleg Orlov, a immédiatement mis en cause la responsabilité de Ramzan Kadyrov, qui a, de son côté, porté plainte contre Memorial. Le procès s’est ouvert à Moscou, le 25 septembre.

Bernard De Backer, La Revue nouvelle, éditorial d’octobre 2009

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Article mis en ligne par La Revue nouvelle

Mise à jour de mai 2019. Elena Milashina, journaliste à Novaïa Gazeta et amie de Natalia Estemirova, a reçu un Doctorat Honoris Causa de l’ULB et de la VUB le 3 mai 2019 à Bruxelles.

Mise à jour de mars 2019. En Tchétchénie, le responsable de l’ONG Mémorial, Oïoub Titiev, primé par le prix européen Vaclav Havel en 2018, a été condamné à quatre ans de colonie pénitentiaire. Dans Le Monde du 18 mars 2019 :

« Cet été-là, tandis qu’officiellement la deuxième guerre russo-tchétchène s’achevait pour être remplacée par un régime antiterroriste, « un nettoyage » avait eu lieu à Kourtchaloï. « Plus de cent personnes ont été torturées, cinq tuées… Alors, j’ai écrit un article sur ces atrocités », a rappelé Oïoub Titïev. Il ne quittera plus l’ONG Mémorial, venue sur place enquêter. Parmi la délégation figurait sa prédécesseure, Natalia Estemirova, assassinée en juillet 2009. Depuis lors, sous la direction de Ramzan Kadyrov, installé par Vladimir Poutine à la tête de cette région du Caucase, les autorités locales, qui ont mené récemment une véritable politique de terreur et de persécutions contre les homosexuels, n’ont cessé de pourchasser, arrêter et diffamer les défenseurs des droits humains, allant même jusqu’à incendier leurs bureaux. »

Isabelle Mandraud

Le tutorat du père aux pairs

Enseignement mutuel

Enseignement mutuel (source Wikimedia Commons)

Depuis le milieu des années quatre-vingt, avec le développement de la formation en alternance et des dispositifs de soutien aux apprenants fragilisés, le tutorat est un thème de plus en plus présent dans les milieux de l’enseignement, de la formation, du travail et de l’insertion socioprofessionnelle. Succédant de manière lointaine au compagnonnage, le tutorat s’est d’abord développé dans le monde de l’enseignement, ceci dès l’aube des temps modernes. Mais ces formes scolaires ont connu des transformations profondes, révélatrices des mutations de la matrice qui structurait une de ses fonctions principales, la socialisation des élèves. Il est dès lors utile de faire un détour par l’histoire du tutorat scolaire pour mieux comprendre sa diffusion en milieu de travail, car ce sont notamment les échanges croisés entre sphères de l’éducation, de la formation et de la production qui éclairent sa croissance et ses modalités actuelles.

Bernard De Backer, 2009

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Le texte en ligne sur le site de La Revue nouvelle

Bouddha dans tous ses véhicules

Bouddha Nara
Statue de Bodhisattva à Nara au Japon (photographie de l’auteur)

À bonne distance des reportages convenus et des fictions éthérées, un film récent et bien documenté montre les multiples visages du bouddhisme en Belgique. Son auteur, cinéaste bilingue et bouddhiste zen, nous entraîne dans un montage astucieusement élaboré. Associant fondamentaux de la Bonne Loi, témoignages de pratiquants et portraits croisés de groupes, Konrad Maquestiau donne à voir de quelle manière l’enseignement du Bienheureux s’incarne de manière diverse dans la vie d’individus et de communautés. Ce faisant, il nous en apprend peut-être bien plus qu’il n’en a l’air.

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Voyage au pays des Moor

Homme conservé dans la tourbe, Aarhus, Danemark
(photographie de l’auteur)

Wohin auch das Auge blicket
Moor und Heide nur ringsum
Vogelsang uns nicht erquicket
Eichen stehen kahl und krumm

Die Moorsoldaten, 1934

La route goudronnée s’est réduite, puis effilochée en plaques de bitume éparses balayées par un vent aigre qui soulève des cônes de sable. Il ne reste bientôt plus qu’un chemin étroit le long de champs piquetés de fougères, une cendrée crissante qui fait vaciller les pneus. Au loin, derrière des lignes forestières couronnant l’horizon, se nichent des villages de l’Emsland dont les noms sombrement gothiques sont une variation à partir de quelques syllabes entêtantes : Börgerwald, Surworld, Neuwald, Börger, Börgermoor… La fatigue physique, la froideur humide qui suinte de la terre, une carte imprécise et la solitude me troublent. Les noms me trottent dans la tête comme de sinistres mantras, alors que je m’égare sur des chemins forestiers. Ne serait-ce pas Surwald, Neubörger, Börgerworld, Neumoor ?

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Bouddhismes et reconnaissance

Statue de Bouddha

Statue de Bouddha au Viet-Nam (source Wikipedia)

Le paysage bouddhique en Belgique[1], comme dans la plupart des pays occidentaux, est une mosaïque complexe traversée par deux lignes de partage principales : la première sépare le « bouddhisme hérité » (communautés migrantes asiatiques) du « bouddhisme choisi » (adeptes Occidentaux) ; la seconde sépare les trois grandes branches du bouddhisme (Theravada, Mahayana, Vajrayana) et les différentes écoles qui en sont issues (Zen, école Gelukpa, école Kagyapa…). Cette situation est typique de nos contrées, car, en Asie, c’est le plus souvent une seule branche qui domine le paysage religieux.

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