Ukraine : d’Holodomor à la dénazification

Affiche en mémoire de Gareth Jones
(Institut ukrainien de la mémoire nationale, 2015)

« Le massacre des peuples et des nations, qui a marqué l’avancée de l’Union soviétique en Europe, n’est pas un trait nouveau de sa politique expansionniste (…). Ce fut plutôt une caractéristique à long terme, y compris de la politique intérieure du Kremlin, dont les maîtres actuels avaient trouvé d’abondants précédents dans les opérations menées par la Russie tsariste. C’est en effet une étape indispensable du processus d’ »union » que les dirigeants soviétiques espèrent naïvement voir produire « l’homme soviétique », la « nation soviétique » et, pour parvenir à cet objectif, celui d’une nation unifiée, les chefs du Kremlin détruiront joyeusement les nations et les cultures présentes depuis longtemps en Europe orientale. »

Raphael Lemkin, Le génocide soviétique en Ukraine, 1953
(conférence de Lemkin, citée par Applebaum)

Aux morts et aux survivants, à l’obstination de Gareth Jones

ой у лузі червона калина
Version sous-titrée en anglais

Après avoir abordé ce sujet à plusieurs reprises, notamment dans La Revue nouvelle, je reviens aujourd’hui, dix mois après l’invasion russe du 24 février 2022, sur la famine de 1933 en Ukraine et au Kouban. Cela sur base du livre d’Anne Applebaum, Famine rouge. La guerre de Staline en Ukraine (2017). Un ouvrage volumineux, rigoureux, incarné et très documenté, qui situe la famine de 1933 dans une large séquence historique, de février 1917 à 2017. Mais qui détaille également l’agression de Staline contre la langue, la culture et les élites ukrainiennes, concomitante à celle dirigée contre la paysannerie, ses biens et ses traditions. Enfin, l’ouvrage se termine par l’histoire de la négation de la famine par l’URSS et par une partie de l’Occident, sur base du « nazisme » supposé des Ukrainiens. Cela à partir de 1987 – voire dès l’occupation nazie – avec la parution de Fraud, Famine and Fascism : The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, ouvrage d’un syndicaliste canadien, Douglas Tottle, avec le soutien soviétique. Un contre-feu allumé en riposte au livre de Robert Conquest, Sanglantes moissons (1986). Le roman accablant de Vassili Grossman, Tout passe (1960, saisi par le KGB), n’avait pas encore été publié. Quels liens peut-on établir entre 1933 et 2022 ?

Vers la page d’accueil

La Grande famine de 1933 en Ukraine et dans la région ukrainophone du Kouban (elle a également frappé d’autres territoires soviétiques, tels le Kazakhstan ou la région de la Volga) est à situer dans le temps long  de l’histoire impériale russe et celui, plus bref, de l’URSS depuis 1917. Elle doit aussi être reliée à d’autres politiques d’atteinte à l’identité ukrainienne – associées sous Lénine et Staline –, de nature culturelle, religieuse, politique et patrimoniale. J’ai publié en décembre 2008 un article dans La Revue nouvelle synthétisant les causes et les conséquences de la famine organisée par Staline, ainsi que les enjeux contemporains de sa reconnaissance tardive, après l’omerta imposée par l’URSS. Enjeux qui sont, aujourd’hui, profondément liés à l’invasion russe de février 2022. Mais le livre extrêmement fouillé et documenté d’Applebaum, basé sur un nombre impressionnant de sources, permet d’établir une continuité structurelle entre les objectifs de 1933, voire de 1918, et ceux de 2014-2022 : anéantir l’identité ukrainienne par acculturation, transferts de population, massacres de masse. Sans oublier, aujourd’hui, adoption d’enfants ukrainiens par des familles russes, violences sexuelles systématiques, destruction du patrimoine culturel, dont des mémorials de la famine de 1933 dans les régions conquises. La lecture des propos et messages de Staline, comparés à ceux du cercle poutinien, ne laisse à mon sens – et pas seulement au mien – peu de doute là-dessus.

Couverture du livre en version française, édition de poche
(source
Gallimard, photographie d’Alexandre Wienerberger)

Le livre d’Applebaum est chronologique, de la révolution ukrainienne de 1917 au camouflage de la famine dès 1933 – par le pouvoir soviétique et par des complices occidentaux –, à sa place dans l’histoire après la levée de l’omerta. Il se termine par un épilogue sur la question du génocide, notamment à partir des définitions successives de Raphael Lemkin. Je ne vais pas résumer tout cela, mais en relever les éléments significatifs pour notre sujet, en commençant pas « la préhistoire », c’est-à-dire les antécédents tsaristes bien décrits par Andreas Kappeler dans Russes et Ukrainiens, les frères inégaux du moyen âge à nos jours. Mais, nous le verrons, avec une différence très importante à partir de la soviétisation de l’Ukraine, puis de la politique stalinienne qui en résulte. Cela avec son bras armé hors la loi, la redoutable Tchéka (« Commission extraordinaire ») fondée en décembre 1917, devenue OGPU, NKVD, KGB puis FSB dans la Russie post-soviétique (Ackerman et Courtois, 2022).

Une volonté impériale de « réunification » multiséculaire

Je ne vais pas revenir sur ces antécédents tstaristes, parfois sinueux dans leurs séquences historiques, le travail ayant déjà été fait sur ce site, mais bien pointer un axe fondamental : les « frères » russes et ukrainiens ont commencé à diverger très tôt dans l’histoire. Cela après la destruction de Kyiv par les Mongols avec, pour conséquence, d’un côté, le transfert progressif des centres du pouvoir politique et religieux de la Rous’ de Kyiv vers Moscou. Et, de l’autre, la mainmise sur les régions qui deviendront l’Ukraine, par l’Empire polono-lituanien avec le maintien d’une autonomie cosaque. Le pouvoir autocratique moscovite d’un côté, l’aristocratie et le royaume électif polonais ou l’autonomie cosaque de l’autre[1]. Ce n’est que progressivement que la Russie moscovite, devenue impériale avec Pierre le Grand, lorgnera vers les terres aujourd’hui ukrainiennes pour s’en emparer par morceaux (parfois à la demande des cosaques eux-mêmes, en 1654). Staline « achèvera le travail » en 1939 et 1945, avec la conquête soviétique de l’Ukraine occidentale (Galicie, Transcarpatie, Bucovine du nord).

Cette volonté de « réunification » des « Grands Russes » avec leurs « Petits Frères » ukrainiens et biélorusses est donc ancienne, mais sera accentuée par les idéologies slavophiles au XIXe siècle et la montée de la conscience nationale ukrainienne à la même époque. En 1917, les deux tiers du territoire ukrainien actuel font partie de l’Empire des Romanov. La chute du tsarisme et la première indépendance de l’Ukraine après la révolution de février, suivie de sa soviétisation en 1920, vont préparer la tragédie de 1933 sous le signe du bolchevisme, ceci en deux phases distinctes – internationaliste d’abord, « dans un seul pays » ensuite.

De l’indépendance à la soviétisation

Il y eut en effet deux politiques bolcheviques successives, la première visant à « libérer la prison des peuples » du tsarisme en favorisant l’ukrainisation culturelle et l’indigénisation politique – à condition que cette dernière soit bolchevique et relaie bien les ordres « du centre » –, la seconde visant à « ne pas perdre l’Ukraine » par russification, liquidation des élites, et de la paysannerie rebelle à la collectivisation.

Mais dans ces diverses phases, il est significatif de noter le changement de vocabulaire pour désigner l’ennemi ukrainien. Sous les tsars, c’était la dimension politico-religieuse qui était surtout pointée : les Ukrainiens se distanciaient de l’autocratie et de l’orthodoxie, penchaient vers le catholicisme, ou du moins la reconnaissance de l’autorité de l’évêque de Rome pour les uniates, à savoir une autorité religieuse indépendante du pouvoir politique. Pour les bolcheviks première manière, c’était le « séparatisme bourgeois » qui était l’ennemi de « l’internationalisme prolétarien », pour le stalinisme, ce furent les « conspirationistes contre-révolutionnaires » de l’intérieur, armés par le capitalisme international. La Russie, déjà, se sentait assiégée et l’Ukraine était sa ressource économique (céréales, industrie du Donbass) et sa fragilité géopolitique.

Carte de l’Ukraine présentée à la conférence de Paris, 1919.
Comprenant la Crimée et le Kouban, en bas à droite
(Source Wikipédia)

Après la déclaration, dès juin 1917, de l’autonomie de l’Ukraine au sein de la nouvelle Fédération russe par le premier universal de la Rada centrale de Kyiv, l’indépendance de la République populaire ukrainienne sera proclamée le 22 janvier 1918 par le quatrième universal. Lénine autorisa aussitôt une attaque soviétique et installa pour quelques semaines un régime anti-ukrainien à Kyiv, prise le 9 février 1918. Ce fut « la première tentative soviétique de conquête de l’Ukraine » écrit Applebaum. Cela quatre mois seulement après la prise de pouvoir des bolcheviks en octobre 1917. Les bolcheviks étaient cependant faiblement représentés en Ukraine, seulement dans les grandes villes et les centres industriels de l’Est (Donetsk, Kryvyi Rih). « Peu parlaient ukrainien. Plus de la moitié se considéraient comme russes. Un sixième environ étaient juifs » Et l’historienne ajoute : « le mépris pour l’idée même d’un État ukrainien faisait partie intégrante de la pensée bolchevique dès avant la révolution. C’était dû pour une bonne part au fait que les principaux bolcheviks, parmi lesquels Lénine, Staline, Trotski, Piatakov, Zinoviev, Kamenev et Boukharine, avaient tous grandi et été formés dans l’Empire russe qui ne reconnaissait pas l’Ukraine dans la province connue comme « Russie du Sud-Ouest » » (Applebaum, Famine rouge, je souligne).

« Des céréales, des céréales et encore des céréales ! »

Ce sera, si l’on peut dire, « la continuité dans le changement » entre le tsarisme et le  bolchevisme, sur ce point. Applebaum décrit de manière minutieuse l’attitude et les pratiques des bolcheviks à l’égard de l’Ukraine dès Lénine. Selon l’historienne, la première prise de Kyiv en février 1918 « apporta avec elle non seulement l’idéologie communiste mais aussi un ordre du jour clairement russe. La général Mikhaïl Mouraviev, commandant les opérations, déclara qu’il apportait le régime russe depuis le « Grand Nord » et ordonna l’exécution immédiate des nationalistes suspects. Ses hommes abattirent quiconque parlait ukrainien en public et détruisirent toute trace du régime ukrainien [la République populaire], dont les plaques de rue qui avaient remplacé les plaques russes à peine quelques semaines auparavant. Le bombardement bolchevique de 1918 sur la capitale visa délibérément le domicile de Hrouchevsky [historien renommé, membre du Parti ukrainien des socialistes révolutionnaires, premier président de la Rada centrale], la bibliothèque et les collections de documents anciens » Et l’historienne précise :

« Bien que les bolcheviks n’aient contrôlé Kyiv que quelques semaines, cette première occupation donna aussi à Lénine un avant-goût de ce que l’Ukraine pouvait apporter au projet communiste. Prêt à tout pour nourrir les ouvriers révolutionnaires qui l’avaient porté au pouvoir, il envoya immédiatement l’Armée rouge en Ukraine, accompagnée de « détachements de réquisition », des équipes d’hommes chargés de confisquer les céréales des paysans. (…) En coulisse, les télégrammes de Lénine n’auraient guère pu être plus explicites : « De grâce, écrivit-il en janvier 1918, utilisez toute votre énergie et toutes les mesures révolutionnaires pour envoyer des céréales, des céréales et encore des céréales ! »

L’indépendance ukrainienne sera chaotique, le pays étant traversé par de multiples armées prenant à tour de rôle le pouvoir à Kyiv, à Kharkiv ou dans les campagnes : les Russes rouges et blancs, les républicains ukrainiens, les Polonais, les Allemands, les anarchistes de Makhno… Sous Lénine et puis sous Staline, l’arrimage de l’Ukraine, conquise par l’URSS après deux années d’indépendance et des rébellions violentes accompagnée d’atrocités, notamment contre les Juifs (Chopard, 2015), sera de plus en plus étroit. Cela après une première famine en 1921 (le mémorial Holodomor à Kyiv la mentionne, à côté de celles de 1933 et celle de 1946) suivie de la brève libéralisation de la NEP (« nouvelle politique économique » instaurée par Lénine) pour faire face aux pénuries. Mais le pays était fermement sous le contrôle bolchevique, qui s’accentuera sur deux axes avec Staline.

« À aucun moment, en 1918 et plus tard, ni Lénine, ni Staline, ni aucun des dirigeants bolcheviks n’imagina qu’un État soviétique ukrainien pût jouir d’une véritable souveraineté. » (Applebaum, op. cit.). Donc, pas même soviétique. Après leur seconde prise de Kyiv en janvier 1919, les bolcheviks « poursuivirent de nouveau la politique tsariste : il interdirent les journaux ukrainiens ainsi que l’usage de l’ukrainien dans les écoles et fermèrent les théâtres ukrainiens. La Tchéka procéda rapidement à l’arrestation d’intellectuels accusés de « séparatisme ». » (Applebaum, op. cit.). On n’en est pas encore (et pour cause) au « nazisme », mais déjà au « séparatisme bourgeois » ou « nationaliste ». De l’un à l’autre la voie sera tracée par la famine de 1933 et le bris de son omerta dans une Ukraine sous domination nazie.

Les deux axes économiques et culturels poursuivis par Staline sont déjà en place dès le début de la prise de pouvoir : ponction de céréales chez les paysans et liquidation des élites ukrainiennes, russification du pays. Des premières fermes collectives furent mises en place dès 1919 et le mot koulak (kourkoules ou « les poings «  en ukrainien), déjà en usage sous les tsars, fut utilisé pour désigner les petites propriétaires rétifs aux fermes collectives date de cette époque. Ils étaient opposés aux komnezamy, les « comités de paysans pauvres ». Les koulaks devinrent les boucs émissaires de l’échec agricole soviétique et de celui de la distribution alimentaire. Jusqu’au projet de vouloir « liquider les koulaks en tant que classe » qui passera par leur spoliation et leur déportation. La même politique s’appliquera au Kouban, région cosaque ukrainophone entre Ukraine et Caucase, qui se proclama République populaire du Kouban en janvier 1918.

Lénine et la famine de 1921

Après la violente rébellion paysanne anarchiste de Makhno au sud de l’Ukraine, et d’autres soulèvements dans le monde rural, accompagnés de pogroms antisémites (Chopard, 2015), l’Ukraine est sous domination bolchevique. Une première famine éclate en 1921, au lendemain de la soviétisation russe (l’armée rouge basée en Ukraine était à 85 % russe et 9 % ukrainienne, selon Mikhaïl Frounze, commandant en chef de l’Armée rouge en Ukraine). La famine se répandit, notamment parce que tous les excédents avaient été confisqués. Elle frappa principalement les provinces russes de la Volga, l’Oural et l’Ukraine méridionale. Bien que moins meurtrière que celle de 1933, elle déboucha sur des phénomènes similaires : cas de cannibalisme, nourriture à base de chiens, de rats, d’insectes, d’herbe et de feuilles bouillies.

Lénine et Staline à Gorki en 1922, sans doute un photomontage (Wikimedia Commons)

Mais à la différence de la Grande famine de 1933, elle ne fut pas tenue secrète. De l’aide nationale et internationale fut apportée aux affamés, notamment par l’American Relief Association (ARA). Les effets furent rapides, malgré les injures de Lénine contre le président Hoover (« il devrait être giflé en public, devant le monde entier ») qui exigeait un contrôle de l’aide par le personnel de l’ARA, car il savait que le régime exportait des biens alimentaires pour se procurer des machines. L’ARA quitta l’URSS quelques mois plus tard, non sans avoir constaté que « Lénine traitait l’Ukraine autrement que la Russie, et [leurs membres] le signalèrent dans leurs notes et leurs mémoires. » (Applebaum, op. cit.).

Comme certaines régions, tel le Sud de l’Ukraine, bastion des cosaques et de Makhno, furent plus touchées que d’autres, des historiens ukrainiens pensent que la famine avait été instrumentalisée à des fins politiques. Lénine, en tous cas, écrivit à Molotov en 1922 : « maintenant et seulement maintenant, alors que des gens s’entre-dévorent dans les régions frappées par la famine (…) nous pouvons poursuivre le transfert des biens ecclésiastiques avec l’énergie la plus farouche et la plus impitoyable sans hésiter à écraser la moindre opposition. » La famine était donc une occasion de s’emparer des biens de l’Église, comme elle fut accompagnée en 1933 d’une destruction culturelle du monde rural.

Retraite stratégique, bolchevisation « indigène »

Face au chaos économique et à l’impopularité des bolcheviks, notamment en Ukraine, le pouvoir communiste lança la NEP (« Nouvelle Politique Economique »), introduisant une certaine libéralisation du marché et du commerce, ainsi qu’une politique d’indigénisation afin de rendre « le pouvoir soviétique moins étranger aux Ukrainiens et affaiblir ainsi leur demande de souveraineté » (Applebaum, op. cit.). Mais la NEP était « une déviation temporaire » du dogme marxiste-léniniste, « une retraite stratégique » (Lénine). Ce fut la même chose pour l’ukrainisation, l’usage de la langue, car les bolcheviks pensaient « qu’enseigner  l’ukrainien était réactionnaire, parce que c’était une langue inférieure de la campagne, alors que le russe était la langue  supérieure de la ville. (…) L’ukrainien était réellement une « langue contre-révolutionnaire » » (Applebaum, op. cit.). La source des préjugés contre tout ce qui était ukrainien était double : l’impérialisme grand-russe dont les chefs communistes étaient imprégnés et l’idéologie révolutionnaire. Ce qui comptait, pour résumer, était la solidarité de classe internationale et non pas la solidarité nationale interclasse.

Le vent de la NEP, de l’ukrainisation et de l’indigènisation tourna court quelques années plus tard, après la mort de Lénine qui les considérait dès le départ comme provisoires et stratégiques. Staline poursuivait en fait la politique de Lénine, d’une manière particulièrement brutale. Mais la « Grand tournant » de Staline (collectivisation, déportations, terreur…) était dans la continuité de la première. Cependant, la période intermédiaire (1922-1929) permit « une véritable fermentation intellectuelle et culturelle en Ukraine ». Hrouchevsky, historien et ancien président de la Rada centrale, revint en Ukraine et repris ses travaux sur l’histoire de son pays, l’Église orthodoxe autocéphale d’Ukraine se déclara indépendante et rejeta l’autorité du patriarcat de Moscou, la création culturelle était en efflorescence (architecture constructiviste à Kharkiv, groupes littéraires, théâtre, arts plastiques). Nombre étaient ceux qui se sentaient à la fois bolcheviques et ukrainiens. Mais cela ne dura que quelques années. Les années 1927-1929 marquèrent un tournant, le marteau et la faucille frappèrent à nouveau le pays des confins.

« Nouveau servage » et désukrainisation

Les faits s’enchaînèrent inexorablement, de fin de la NEP jusqu’à la Grande famine, associant des « ennemis intérieurs » à des menaces internationales. À partir de 1928, écrit Applebaum, « Staline usait désormais d’un langage militariste. Il parlait de « mobilisation » et de « fronts« , comme d’ »ennemis » et de « danger« . » Les koulaks et les spéculateurs étaient les boucs émissaires internes d’une nouvelle crise alimentaire en 1927. Mais ils étaient aussi supposés être les relais criminels d’ennemis extérieurs, dont la Pologne et le Japon incarnant un danger géopolitique aux frontières. S’ils ne voulaient pas être arrêtés et jugés, les paysans étaient obligés de vendre leurs céréales à l’État au prix convenu (décret du 19 janvier 1928). C’était la fin de la NEP. Comme les paysans qui s’enrichissaient était des ennemis, des koulaks, il n’y avait plus qu’une seule solution pour accroître les rendements à défaut de motivations privées : les fermes d’État.

La collectivisation des terres, du bétail et du matériel agricole était lancée. Les paysans seraient transformés en prolétariat, voire en esclaves. C’était ce que certains appelaient « un second servage », une « colonisation » des paysans, incluant le contrôle de leurs déplacements comme les serfs d’autrefois. Staline l’avait dit en juillet 1928 au plenum du  Parti : « Vous savez que pendant des siècles l’Angleterre a saigné toutes ses colonies aux quatre veines, sur tous les continents, pour investir davantage dans son industrie ». Il s’agissait dès lors de « saigner » les paysans pour industrialiser le pays. « La Russie est un pays qui se colonise lui-même » (Pipes, 2013, 1974).

Du côté de « l’ukrainisation », le projet n’avait pas réussi à « soviétiser l’Ukraine » et la grande opération de liquidation des élites ukrainiennes commença en 1927. Ces dernières étaient accusées de « séparatisme », de « conspiration nationaliste », voire de « fascisme » (déjà). Les premières arrestations d’intellectuels ukrainiens commencèrent au printemps 1929. « L’OGPU [nouveau nom de la Tchéka] arrêta 30.000 personnes – intellectuels, artistes, experts techniques, écrivains et scientifiques – et en jugea publiquement quarante-cinq à l’Opéra de Kharkiv au printemps 1930 » (Applebaum, op. cit.).

La collectivisation et la dékoulakisation sont contemporaines de la « désukrainisation » culturelle et politique. L’Eglise autocéphale d’Ukraine est également ciblée. La question « nationale » et la question » paysanne » ont été associées par Staline dès 1925 : « la paysannerie constitue la principale armée du mouvement national, il n’y a pas de mouvement national puissant sans armée paysanne ». Il ne citait pas l’Ukraine, mais elle « avait le plus grand mouvement national et la paysannerie la plus nombreuse. Staline le savait » (Applebaum, op. cit.).

« Liquidation des koulaks en tant que classe »

Ce fut donc une quadruple attaque russo-bolchevique contre l’Ukraine dès 1927, dix ans après octobre 1917 : par la culture (la langue, les intellectuels, les artistes, le patrimoine…), le pouvoir politique (fin de la politique d’indigénisation : le parti communiste ukrainien fut purgé), la religion (le patriarcat de Kyiv, notamment) et la paysannerie. L’assaut contre la paysannerie est connu dans ses grandes lignes. Son objectif était à la fois de s’emparer des céréales pour nourrir les villes et les ouvriers, mais aussi les échanger contre des devises (on continua à exporter en pleine famine), et de détruire la paysannerie dans ses biens, sa culture, ses croyances, son autonomie, son attachement à la terre. Le livre d’Applebaum est extrêmement documenté sur ce sujet, plus que  ce que je n’ai pu lire sur la famine auparavant, en anglais ou en français (les sources du livre sont souvent en ukrainien et en russe).

L’Ukraine fut principalement visée (mais pas seulement, comme nous l’avons écrit plus haut), avec le Kouban cosaque ukrainophone, car Staline craignait de « perdre l’Ukraine », ses ressources et son territoire. La collectivisation, la dékoulakisation et la famine de 1933 (près de 4 millions de morts) étaient aussi un moyen de russifier l’Ukraine par transferts de population afin de remplacer les morts. Il s’agissait de broyer « comme une meule toutes les nationalités et en forger une nouvelle » (Applebaum, op. cit.). Mais derrière le phantasme du « prolétariat universel », c’est bien la russification qui opérait. Toutes les résistances à la collecte des céréales et à la collectivisation étaient perçues comme « un complot politique contre l’URSS. »

Nous retrouvons dès lors les mêmes paramètres structurels que pour l’invasion à visée génocidaire de 2022, même si le vocabulaire a changé : l’Ukraine nationaliste (piétlouriste), manipulé par les puissances occidentales (capitalistes, nationalistes, fascistes), doit revenir de force dans le giron russo-bolchevique, être « désukrainisée »,  pour former une seule nation. Soviétique alors, russe aujourd’hui.

La collectivisation commença en 1930. Il fallut donc trois ans pour aboutir à la famine, qui est postérieure à la collectivisation et non pas un effet direct de celle-ci, comme beaucoup d’historiens l’ont souligné (tel, par exemple, Nicolas Werth). Dans certains cas, la collectivisation ressemblait à celle qui eut lieu en Chine lors du Grand Bond en avant : « Des paysans restaient chez eux, mais d’autres finissaient par habiter des maisons ou des baraquements appartenant à la coopérative et prenaient leurs repas dans un réfectoire. (…) Les paysans ne gagnaient pas d’argent, mais recevaient un salaire journalier, troudodni, souvent versé en nourriture ou sous forme d’autres biens, pas en monnaie, et seulement en petites quantités » (Applebaum, op. cit., je souligne).

Les résistances et les révoltes furent nombreuses, d’autant que les activistes de la collectivisation, de « jeunes fanatiques », souvent pas ukrainiens (russes, juifs…) pour ce pays et provenant des villes, n’étaient pas des paysans, et donc incompétents en matière agricole. Le peu d’enthousiasme des paysans était perçu comme « la preuve des « tendances contre-révolutionnaires koulaks » dont ils [les activistes] avaient été avertis. Une grande part de la cruauté ultérieure s’explique par l’incompatibilité entre ce que voulaient les activistes de la ville et la réalité très différente dans les campagnes mêmes » Applebaum, op. cit.).

« Dégageons le koulak du kolkhoze » Affiche de propagande soviétique, 1930
(source Wikipédia)

La violence des activistes devint extrême et déboucha sur la dékoulakisation, « la liquidation des koulaks en tant que classe ». Près de 35.000 familles de koulaks ukrainiens furent déportées vers la région de la Mer blanche. Et, écrit Applebaum, en comparant les chiffres d’autres régions, « Les chiffres élevés de l’Ukraine reflétaient peut-être le pourcentage plus élevé de paysans. Ils correspondaient peut-être aussi à la perception qu’avait Moscou des paysans, qui  demeuraient pour elle la plus grande source de menace politique » (Applebaum, op. cit.).

Et la dékoulakisation tourna rapidement au pillage de leurs biens, vendus ou volés, y compris parfois les vêtements qu’ils avaient sur eux : « les brigades de collectivisation recouraient parfois franchement à la torture. Mémoires et archives abondent en « persuasions » impliquant menaces, harcèlement et violence physiques. Dans un village russe, une brigade viola deux femmes koulaks et forca un vieil homme à danser et chanter avant de le battre. Dans un autre, on força un vieillard à se déshabiller, enlever ses bottes et marcher autour de la pièce jusqu’à ce qu’il s’effondre » (Applebaum, op. cit.). Les exemples cités par l’historienne sont nombreux, et on peut faire le lien avec ce que raconte un des personnages, ancienne activiste, de Vassili Grossman dans Tout passe (1963 pour le manuscrit). D’autres ressemblances peuvent être établies, comme Grossman, encore lui, l’a fait dans au moins deux de ses livres : Vie et destin et Tout passe. Il savait de quoi il parlait.

Au total, selon Applebaum, « De 1930 à 1933, plus de 2 millions de paysans furent exilés en Sibérie, au nord de la Russie, en Asie centrale et dans les régions sous-peuplées de l’Union soviétique, où ils vécurent en tant qu’ »exilés spéciaux », avec interdiction de quitter leurs villages assignés. L’histoire de ce vaste mouvement de population diffère de celle de la collectivisation et de la famine, sans être moins tragique. (…) Des familles entières furent embarquées dans des wagons de marchandises, transportées à des centaines de kilomètres et souvent  lâchées en plein champ  sans nourriture ni abri, sans que rien n’ait été préparé pour leur arrivée » (Applebaum, op. cit.). C’est que Nicolas Werth appelle une « déportation–abandon » (Werth, 2006).

Révolution culturelle

La dékoulakisation et la collectivisation du monde rural, nous l’avons évoqué brièvement, sont également « une révolution de ses us et coutumes et de ses valeurs morales ». C’est évidemment le cas en Ukraine, avec un attaque en règle de la religion dans les campagnes (destruction des églises, fonte des cloches, bris des icônes, profanation des lieux saints, répression des prêtres). Sans églises et sans cloches, les villages devinrent silencieux. Le cycle traditionnel de la vie paysanne (baptêmes, mariages, funérailles) fut interrompu. Les traditions musicales se perdirent aussi, et les fêtes et les bals du dimanche.

Point symboliquement très important pour l’Ukraine : « l’institution du kobzar [titre d’un livre de Taras Chevtchenko, poète emblématique de l’Ukraine, qui portait lui-même ce surnom] – le barde ambulant familier, jouant de la bandoura, qui avait été autrefois un élément essentiel de la vie villageoise ukrainienne – disparut si brutalement que beaucoup crurent qu’ils avaient été déportés en masse (…) la plupart de leurs chansons traditionnelles rappelaient les légendes cosaques, et avaient des connotations antirusses qui prirent des tonalités antisoviétiques après la révolution (…) La musique populaire inspirait un attachement affectif à l’Ukraine et évoquait des souvenirs de la vie  au village. Voilà pourquoi l’État soviétique voulait détruire les deux » (Applebaum, op. cit., je souligne). Plus de cloches, de fêtes, de musique et de chants traditionnels, de kobzar. Il y a un côté taliban ou maoïste dans cette destruction. Sans parler de la vie familiale, de la dénonciation des parents par leurs enfants.

Le Kobzar Veressaï et sa femme (source Wikipédia)

« En soi, la collectivisation ne devait pas mener à une famine de l’ampleur de celle de 1932-1933. Mais les méthodes employées pour collectiviser les paysans réduisirent à néant la structure éthique des campagnes comme l’ordre économique. Les anciennes valeurs – respect de la propriété, de la dignité, de la vie humaine – disparurent. À la place, les bolcheviks installèrent les rudiments d’une idéologie qui allait être mortelle. » (Applebaum, op. cit.). Sans idéaliser « l’ordre ancien » du village ukrainien (ou russe), force est de constater que « l’homme nouveau » fabriqué par les « ingénieurs des âmes » (Staline) faisant table rase du passé, allait être bien pire, débouchant sur des massacres de masses et une famine génocidaire[2].

« Babski bounty »

La résistance contre ce « second servage » entraîna des rébellions, des luttes de partisans et des fuites hors de la campagne – même d’URSS, notamment vers la Pologne. Staline prit peur et publia son fameux article, « Le vertige du succès » dans la Pravda du 2 mars 1930. Les excès n’étaient évidemment pas imputables au Parti et à son Guide, mais bien aux exécutants au bas de l’échelle hiérarchique, victimes du « vertige du succès ». Mais l’article entraîna de nouvelles rébellions, dont certaines armées, et de nombreuses révoltes de femmes (babski bounty) qui assaillirent les activistes, notamment à Mariupol. L’OGPU enregistra pas moins de 2.000 révoltes de masse, « en majorité exclusivement féminines », dans la seule Ukraine. La rébellion semblait très près « d’échapper à tout contrôle » écrit l’historienne.

« Tous les éléments de la Grande Terreur – suspicions, propagande hystérique, arrestations de masse organisées du centre – étaient déjà visibles en Ukraine à la veille de la famine. De fait, la paranoïa de Moscou concernant le potentiel contre-révolutionnaire de l’Ukraine persista après la Seconde Guerre mondiale, jusque dans les années 1970 et 1980. Elle fut transmise aux générations successives de policiers de l’OGPU au NKVD et au KGB, ainsi qu’aux générations successives de dirigeants du Parti. Elle contribua même, peut-être, à façonner la pensée de l’élite postsoviétique, bien après la disparition de l’URSS » (Applebaum, op. cit.). En 2022, on peut enlever le « peut-être ».

« Ne pas perdre l’Ukraine »

Face à l’échec de la collectivisation, particulièrement en Ukraine, et aux actions de résistance, violentes ou passives, le Kremlin en quête de grains et de devises, passa à la manière encore plus forte. Cela « pour ne pas perdre l’Ukraine » (lettre de Staline à Kaganovitch, 1932) et assurer l’approvisionnement des villes, la rentrée de devises étrangères. Il décida notamment d’augmenter les exportations de céréales et d’autres produits alimentaires, contre des devises fortes et au bénéfice d’influence politique auprès des pays qui en avaient besoin (Grande Bretagne, pays Baltes, Italie). Les importateurs occidentaux de céréales participaient involontairement à la famine à venir, tout comme les importateurs de gaz européens soutiendraient l’invasion de l’Ukraine.

Vassili Grossman, Tout passe (source Editions l’âge d’homme)

Cette nouvelle pression sur la production de céréales, particulièrement en Ukraine, préparait la famine de 1932-1933. De plus, écrasés ou déresponsabilisés par la collectivisation, les paysans produisaient beaucoup moins, cachaient leurs récoltes pour survivre,  quand ils le pouvaient. Leur attitude relevait sûrement de la « conspiration » et du « sabotage anti-révolutionnaire ». Comme les menaces ne suffisaient pas, il restait la  coercition. Il fallait forcer l’Ukraine à satisfaire aux exigences. Ce furent les confiscations, les fouilles des greniers et des caves avec des barres de fer, jusqu’aux semences pour la prochaine récolte. Les fermes étaient vidées, puis les paysans furent empêchés de quitter leurs villages devenus silencieux. Les campagnes ukrainiennes se transformèrent en gigantesque camp d’extermination, comme Vassili Crossman l’a décrit dans Tout passe.

Suite au glanage de paysannes dans les champs de blé (l’une d’entre elles fut abattue), Staline publia un édit draconien le 7 août 1932, dit la « loi des épis » : « Qui volait d’infimes quantités de nourriture pouvait donc être puni de dix ans de camp de travail – ou de la mort. Ces sanctions étaient jusque-là réservées aux actes de haute trahison. Désormais une paysanne qui volait quelques grains de blé dans une ferme collective pouvait être traitée de même manière qu’un officier qui avait trahi en temps de guerre. La loi n’avait pas de précédent, même en URSS » (Applebaum, op. cit.). 4.500 paysans furent exécutés à la fin 1932 et plus de 100.000 condamnés à dix ans de camp de travail. Dans une lettre à Kaganovitch, Staline écrivit : « Il faut transformer l’Ukraine, dans les plus brefs délais, en véritable forteresse de l’URSS, en république vraiment exemplaire. Ne pas lésiner sur les moyens. »

Le 9 novembre 1932, la femme de Staline se suicida avec un pistolet. Le certificat de décès indiqua « appendicite aiguë », car l’on craignait que le suicide de Nadejda Sergueïvna Allilouveïa ne soit interprété comme « une forme de protestation politique voire un cri d’indignation angoissé face à la progression de la famine » (Applebaum, op. cit.).

La famine progressa inexorablement fin 1932 et en 1933. De nombreux témoins qui traversèrent l’Ukraine en train, dont Vassili Grossman,  virent des mendiants dans les gares, des personnes décharnées au ventre gonflé, des gens épuisés en haillons. L’un des rares observateurs étrangers ayant échappé aux contrôles de l’OGPU et à l’autocensure, le journaliste gallois Gareth Jones, traversa la région de Kharkiv à pied avec un sac contenant des vivres. Il logea dans des fermes et fut horrifié par ce qu’il vit. Il témoigna dans de nombreux journaux, mais fut violemment critiqué par le journaliste américain du New York Times en poste à Moscou, Walter Duranty. Jones mourut assassiné en Mandchourie dans des circonstances mystérieuses. Son chauffeur était russe, sans doute un agent soviétique selon Applebaum. Un autre témoin est un journaliste juif d’origine polonaise, vivant aux Etats-Unis, Mendel Osherowitch, dont le récit fut publié en 1933 en langue yiddish. Il a été traduit en anglais en 2020. Le consul italien à Kharkiv écrira le 31 mai 1933 : « Le but est de liquider le problème ukrainien. » Car en même temps que la famine, la désukrainisation se poursuivait.

Dernière photo de Gareth Jones avant qu’il ne soit assassiné en Mandchourie
(saisie d’écran du film Zhyvi)

Toutes les régions céréalières de l’URSS plongèrent dans la famine, mais « la direction soviétique déclencha une famine, un désastre spécifiquement dirigé contre l’Ukraine et les Ukrainiens » (Applebaum, op. cit.). Des confiscations de céréales eurent lieu dans toute l’URSS, mais, poursuit  Applebaum, « En Ukraine, elles furent d’une intensité presque fanatique. (..) Les perquisitions sont habituellement menées la nuit, et ils fouillent avec acharnement et un sérieux mortel. Dans un village limitrophe de la Roumanie, pas une seule maison qui n’eût son poêle détruit [lettre privée d’un correspondant de la Pravda] » Un paysan écrit à ses parents polonais : « Les autorités opèrent comme suit : elles envoient chez un homme ou un fermier des brigades qui procèdent à une fouille si minutieuse qu’elles examinent le sol avec des outils métalliques acérés, et les murs avec des allumettes, mais aussi le jardin, le toit de chaume, et si elles trouvent ne serait-ce qu’un demi-pound, elles l’emportent dans le chariot attelé. Voilà ce qu’on appelle la vie ici. » Le mobilier et les murs des fermes sont souvent détruits. La famine est de la faute « des koulaks, des éléments dékoulakisés et antisoviétiques » qui volent, écrit Staline à Kaganovitch.

« Liquider le problème ukrainien en quelques mois »

Une série de décisions vont accroître encore la famine, que l’on peut qualifier de génocidaire dans la mesure où les documents découverts dans les archives, le contexte géopolitique et la poursuite des attaques contre l’identité ukrainienne attestent de la volonté de destruction d’un peuple ou de sa russification. Comme nous l’avons écrit plus haut, le consul italien à Karkhiv (et d’autres diplomates ont témoigné) le formule de manière glaçante dans cette lettre du 31 mai 1933, montrée et lue dans le film Zhyvi (« En vie ») à partir de la 57e minute. Voici l’extrait complet de la lettre de Sergio Gradenigo :

« La nécessité ou l’utilité plus ou moins ouvertement reconnue de dénationaliser les régions dans lesquelles la conscience ukrainienne et allemande est en train de ressurgir, risquant de créer [ainsi] des difficultés politiques à l’avenir et où, par soin de l’unité de l’Empire, il est plus opportun que résident des populations russes, ne seraient-elles que majoritaires.[…] La troisième [constatation] vise évidemment à liquider le problème ukrainien en quelques mois, en sacrifiant entre 10 et 15 millions d’âmes. Ce chiffre ne semble pas exagéré. Tout porte à croire qu’il sera surpassé et que probablement il a déjà été atteint.»

(Mes remerciements à Piotr Porayski-Pomsta, traducteur, pour sa traduction de l’original italien de Sergio Gradenigo).

Lettre du consul italien à Kharkiv, 31 mai 1933
(saisie d’écran du film Zhyvi)

Une série de décisions supplémentaires du Kremlin fin 1932 en firent une famine volontaire et atroce dans des campagnes déjà dévastées, accentuant encore les effets du manque de grains et des perquisitions. « Cet automne-là [1932], plusieurs séries de directives relatives aux réquisitions, aux fermes et aux villages sur liste noires, aux contrôles frontaliers et à la fin de l’ukrainisation – ainsi qu’un embargo sur l’information et les perquisitions extraordinaires, destinées à soustraire toute ce qui était comestible aux foyers de millions de paysans – entraînèrent la famine connue sous le nom d’Holodomor. L’Holodomor, à son tour, eut cette conséquence prévisible : le mouvement national ukrainien disparut complètement de la scène publique et politique soviétique » (Applebaum, op. cit.).

Les réquisitions ne concernaient pas que les céréales, mais aussi la viande, les pommes de terre, les légumes, les vaches, les chevaux…. « Les paysans avaient le choix entre donner leur réserves de céréales et mourir de faim, ou garder des réserves et risquer l’arrestation, l’exécution ou la confiscation de tout ce qui leur restait de nourriture – après quoi ils mourraient aussi de faim » (Applebaum, op. cit.).

Les listes noires, dont la pratique remontait (1919-1921) à la guerre civile, consistaient à inscrire des villages entiers sur une liste quand ils ne répondaient pas aux exigences de réquisitions céréalières. La pratique fut reprise en 1932, particulièrement en Ukraine et au Kouban. Les noms des villages sur la liste noire apparaissaient dans les journaux. Les villages et fermes collectives sur la liste subirent des sanctions supplémentaires : interdiction d’acheter des biens manufacturés, du sel, de l’essence, des allumettes, de commercer. Applebaum précise : « Contrairement à la Russie et à la Biélorussie, où l’expression « liste noire » était limitée aux producteurs de céréales, en Ukraine elle pouvait s’appliquer à presque toutes les entités. (…) Elle ne touchait pas seulement les paysans mais aussi les artisans, les nourrices, les instituteurs, les employés, les fonctionnaires, tous ceux qui vivaient dans un village ou travaillaient dans une entreprise ciblée. » Elle visait en fait tous les ruraux en Ukraine et au Kouban.

« Liste noire » de villages et de Kholkozes (source Wikipédia)

Les contrôles frontaliers consistaient à empêcher les paysans de quitter leur foyer en quête de nourriture. Près de 100.000 paysans avaient quitté leurs foyers au tournant de l’année 1933 (entre le 15 décembre 1932 et le 2 février 1933 selon l’OGPU). Certains franchissaient la frontière ukrainienne pour aller chercher de la nourriture en Pologne, en Biélorussie – ou en Russie près de Kharkiv, « où curieusement il n’y avait pas de famine ». Les routes et les gares étaient remplies d’Ukrainiens affamés, que virent notamment Gareth Jones ou Vassili Grossman. Nombre de réfugiés des campagnes allèrent dans les villes[3], notamment à Kharkiv où furent prises les seules photographies confirmées (deux douzaines de clichés) de paysans mourant dans les rues ou de fosses communes, par l’ingénieur autrichien Alexandre Wienerberger, travaillant dans une usine de la ville. Les photographies furent passées clandestinement.

En janvier 1933, Staline et Molotov fermèrent les frontières de la République socialiste soviétique d’Ukraine. Puis, en février, aucun paysan ne put légalement quitter son village. On chargeait les affamés morts ou vivants dans des camions, évacués de la ville et jetés dans un ravin. « On disait que le sol remuait ».

La fin de l’ukrainisation fut une façon d’imputer la catastrophe à la politique d’ukrainisation qui avait fait le lit de « nationalistes bourgeois » ayant créé des « cellules contre-révolutionnaires secrètes ». L’ordre fut donné par deux décrets de cesser immédiatement d’imprimer des journaux et des livres en ukrainien et d’imposer le russe comme langue principale à l’école.

Comme le souligne Anne Applebaum :

« Les décrets établirent enfin un lien direct entre l’offensive contre l’identité nationale ukrainienne et la famine : c’est la même organisation de la police secrète qui s’en chargea. Les mêmes cadres supervisèrent la propagande qui les décrivait. Du point de vue de l’État, elles relevaient du même projet. »

Enfin, le parti communiste ukrainien fut purgé. Le résultat de la purge, contemporain de la famine, fut de la transformer en instrument docile de Moscou, sans aucune autonomie. Le mouvement national ukrainien, ou ce qu’il en restait, fut évidemment liquidé. L’historien et ancien président de la Rada centrale, Hrouchevsky, fut arrêté et traité de « nationaliste bourgeois ukrainien et fasciste travaillant à séparer l’Ukraine de l’URSS pour l’assujetir à l’Occident capitaliste » (les mêmes accusations reviendront au XXIe siècle, avec « nazi » au lieu de « fasciste »). Il décéda en 1934 dans un sanatorium.

Dessin de Michaïl Michalevitch : à la frontière soviétique, «  du pain !!! « 
(1933, source Wikipedia)

Tout affamé est un cannibale, 1933

Près de 4 millions de paysans ukrainiens moururent de faim, enfermés dans leurs vilages muets et vides, dans des conditions horribles. Ce chiffre est celui d’estimations convergentes. Il est inférieur à ceux avancés par le consul italien de Kharkiv, mais le but « de résoudre le problème ukrainien » était bien celui-là. Anne Applebaum décrit minutieusement les phases de cette famine, sur base de nombreuses sources et témoignages. Je ne vais pas, dans le cadre de cet article très long, en retracer les différentes étapes. Je l’ai déjà fait ailleurs.

La réalité était abominable, à différents niveaux  – mental, physique et social : apathie, déshumanisation, « psychose de la faim », violences et vols entre voisins, cannibalisme, commerce de viande humaine, agonisants enterrés vivants, enfants enfermés dans des wagons (à Kharkiv), « contrainte sexuelle » contre de la nourriture. Les paysans se nourrissaient de tout ce qui leur tombait sous la main : herbe, insectes, cuir, déjections animales et humaines, déchets. Et ceux qui ne mouraient pas de faim étaient suspects. Les citadins étaient hostiles.

Des acteurs ou témoins de l’époque racontent leur aveuglement ou leur enfermement idéologique, tel Kravchenko. « Nous autres, Communistes, dans les milieux du Parti, nous avions toujours grand soin d’éluder cette question brûlante ou de la tourner adroitement, à grand renfort d’euphémismes ronflants empruntés au sabir du Parti : nous parlions du « front paysan » ou de la « menace koulak », du « socialisme de village » ou de « la lutte des classes »… Pour n’avoir pas à nous désavouer nous-mêmes, il fallait bien cacher la réalité sous un camouflage de mots » (Victor Kravchenko, J’ai choisi la liberté, 1947 ; cité par Applebaum). « Nous étions les agents de la necéssité historique », témoigne un ancien activiste, Lev Kopolev.

Georges Simenon, qui était à Odessa au printemps 1933, entendit son interlocuteur lui expliquer « qu’il ne fallait pas prendre en pitié les « malheureux » qui quémandaient de la nourriture dans les rues. Ce n’étaient que des koulaks, des « paysans qui n’ont pas su s’adapter au régime… Ils n’ont qu’à crever ». À quoi bon la pitié ? Bientôt ils seront remplacés par des tracteurs, capables de faire le travail de dix. Le « meilleurs des mondes » n’avait pas de place pour ces masses d’inutiles. » (Simenon, « Peuples qui ont faim » in Mes apprentissages : Reportages 1931-1946, Omnibus, 2001 ; cité par Applebaum).

On connaît les étapes de la mort de faim, déjà décrite par Grossman dans Tout passe. Applebaum le rappelle :

« Quand un être humain meurt de faim, son corps suit toujours la même évolution. En premier lieu, il consume ses réserves de glucose. Les sensations de faim extrême qui s’installent s’accompagnent d’une obsession de la nourriture. Dans un deuxième temps, qui peut durer des semaines, il commence à brûler ses graisses, et l’organisme s’affaiblit terriblement. Dans un troisième temps, le corps dévore ses protéines, cannibalisant tissus et muscles. Pour finir, la peau s’amincit, les yeux se distendent, les jambes et le ventre enflent alors que les déséquilibres extrêmes poussent le corps à garder l’eau. Le moindre effort mène à l’épuisement. (…) Nombreux sont ceux qui « s’efforcèrent de décrire ces mois terribles dans des récits ou des milliers d’entretiens ».

Paysans mourant de faim à Kharkiv en 1933
(photographie d’Alexandre Wienerberger, source Wikipédia)

Omerta, sauf sous le nazisme

La famine fut suivie, comme le consul italien à Kharkiv, Sergio Gradenigo (une source étrangère très précieuse), l’avait pressenti dans une autre lettre, d’un repeuplement partiel par des Russes : « Le désastre actuel provoquera une colonisation de l’Ukraine à prédominance russe. Celle-ci transformera son caractère ethnographique. Dans un avenir peut-être proche, on ne pourra plus parler d’une Ukraine, ni d’un peuple ukrainien, ni donc d’un problème ukrainien non plus, puisque l’Ukraine sera devenue de fait une région russe. » (dans Andrea Graziosi, « Lettres de Kharkov », cité par Applebaum). On connaît la sinistre plaisanterie de Khrouchtchev dans son « rapport secret » de 1956 lorsqu’ils dénonça les transferts massifs de population par Staline : « Les Ukrainiens n’évitèrent ce sort que parce qu’ils étaient trop nombreux et qu’il n’y avait pas d’endroits où les déporter. Sinon ils auraient été déportés aussi (rires dans la salle). »  On se contenta de les russifier, notamment au Donbass. (Bien plus tard, un des idéologues de Poutine, Jirinovski, pensa les déporter en Alaska, une fois celle-ci reconquise – Ackerman et Courtois, 2022)

Ensuite, la famine fut totalement passée sous silence ; il  était interdit d’en parler, cela jusqu’à la fin des années 1980. La mémoire ne demeurait que dans la tradition orale des familles. Il y eut une exception tragique à cette omerta : la domination nazie. En novembre 1941, la Wehrmacht occupe la majeure partie de l’Ukraine soviétique. « Ne sachant pas ce qui allait suivre, les Ukrainiens, même les Juifs, commencèrent par se réjouir de l’arrivée des troupes allemandes. « Les filles offraient des fleurs aux soldats, les gens donnaient du pain, raconte une femme. Nous étions si heureux de les voir. Ils allaient nous sauver du communisme qui avait tout pris et nous avait affamés » » (cité par Applebaum). On connaît la suite, pour les populations juives, mais également pour les sous-hommes slaves auxquels on préparait un « Plan de la faim ».

Mais pendant une brève période, les Ukrainiens purent s’exprimer sur la famine, y compris dans la presse. La manière d’en parler portait évidemment « la marque des circonstances ». Pour le dixième anniversaire de la famine, en 1942-43, des journaux publièrent des articles pour gagner le soutien des paysans. Mais, précise Applebaum, « Comme toujours dans la presse nazie, ces récits du temps de guerre étaient imprégnés d’antisémitisme. La famine – comme la pauvreté et la répression – étaient régulièrement imputée aux juifs. (…) La presse du temps de guerre réussit à publier un nombre infime d’articles qui n’entraient pas spécifiquement dans le cadre de la propagande nazie.

Affiche électorale lors du « référendum » en Crimée le 16 mars 2014 : le nazisme ou la Russie
(source Wikipédia)

En novembre 1942, S. Sosnovyi, spécialiste d’économie agricole, publia ce qui fut sans doute la toute première étude quasi scientifique sur la famine dans un journal de Karkhiv, Nova Ukraïna. Exempt du jargon nazi, l’article brossait un tableau sans détour de ce qui s’était produit. La famine, expliquait l’auteur, était destinée à détruire l’opposition paysanne ukrainienne au pouvoir soviétique. Elle ne fut pas le résultat de « causes naturelles ». » Il en résulta que, après la guerre, parler de la famine devint « de la propagande hitlérienne« . Parmi d’autres causes, comme la collaboration de certains Ukrainiens avec l’Allemagne, l’association entre Ukrainien et « nazi » y trouva sa première source.

Elle prit plus tard le relais des « nationalistes bourgeois », des « contre-révolutionnaires » et des « fascistes ». Notamment après la publication du livre princeps de Robert Conquest, The Harvest of Sorrow (1986). Un contrefeu fut allumé par le pouvoir soviétique, Fraud, Famine and Fascism : The Ukrainian Genocide Myth from Hitler to Harvard, ouvrage d’un syndicaliste canadien, Douglas Tottle. Le titre parle de lui-même.

On sait ce qu’il en est aujourd’hui (et dès 2014 en Crimée, comme en atteste la propagande électorale russe) dans l’entreprise poutinienne de « dénazification » et de « réunification » des « peuples frères » de la Russie et  de l’Ukraine. Entreprise au cours de laquelle des monuments en mémoire de la famine ont été détruits par les occupants, ou leurs alliés sur le sol ukrainien, comme à Mariupol. Les mots ont changé, mais le projet dans sa structure est le même que celui de l’URSS stalinienne (voire léniniste, sans oublier le tsarisme impérial et la conquête de la « Nouvelle Russie », reprise par Poutine). De manière particulièrement perverse, c’est aux Ukrainiens qu’est attribuée l’identité de ceux qui, dans un contexte tout aussi génocidaire, « offrirent » un espace d’expression pour dire l’horreur de la famine. Holodomor, « extermination par la faim ».

D’autre part, comme je l’écrivais en décembre 2008 : « Pour la Russie, le caractère non spécifique de la famine en Ukraine est le signe que les deux peuples demeurent unis. Victimes d’un mauvais calcul de Staline ou de la vengeance de Dieu, les Slaves orientaux auraient partagé le même malheur. Unis dans le passé, ils devraient l’être aussi dans l’avenir. » Le fantasme de fusion fraternelle est toujours à l’oeuvre, ainsi qu’en témoigne la destruction du mémorial d’Holodomor à Mariupol. Effacement d’un crime comme négation de l’altérité ukrainienne, celle qui fut et qui demeure toujours l’objet même de ce crime.

Bernard De Backer, décembre 2022

P.S. Moissons sanglantes, film documentaire de Guillaume Ribot, diffusé sur Première diffusion dimanche 19 février 2023 à 22h55 sur France 5. Puis sur le site de France TV pendant 45 jours. Enfin, le documentaire et le cinéma commmencent à faire connaître les crimes du bolchévisme (et non du seul stalinisme). Cela fait le troisième documentaire sur la famine de 1933 et le témoignage de Gareth Jones, après Zhyvi (2008) et L’ombre de Staline (2019). La France se réveille. Nicolas Werth y a participé comme conseiller historique.

Les occupants russes enlèvent le memorial Holodomor à Mariupol 
(image de la télévision russe)

Sur le site de Memorial France : La mémoire volée de Marioupol.

Télévision d’Etat russe, 3 janvier 2023 (saisie d’image envoyée par un lecteur)

Source : Capure d’écran publiée sur twitter par Bruno Tertrais le 3 janvier. D’autres illustrations plus bas.

https://twitter.com/BrunoTertrais/status/1610350928120496129

https://twitter.com/Serge_Enderlin/status/1579423983577227264

https://twitter.com/gillesdavid/status/1542861170356457474

https://twitter.com/IngriddUrman/status/1515349157946564620

Complément. Le Parlement européen reconnaît l’Holodomor, la famine ukrainienne des années 1930, comme un génocide. Le texte a été voté à la quasi-unanimité, 507 voix pour, 12 voix contre et 17 abstentions. « Les crimes russes actuels en Ukraine rappellent le passé », a insisté le Parlement dans un communiqué, Le Monde, 15 décembre 2022.

Lire également : Assistons-nous à un génocide en Ukraine ?, Le Grand Continent, 22 avril 2022. « Dans le temps long, il faudra patiemment défaire le contre-récit russe. Mais dans l’immédiat, la question reste ouverte : le régime poutinien a-t-il un projet génocidaire en Ukraine ? Il n’est pas possible de le nier purement et simplement. Selon Jean-Yves Pranchère et Anna Zielinska, nous ne devrions pas écarter les outils juridiques qui permettent de s’opposer au génocide qui pourrait se produire devant nos yeux. »

D’autre part, le livre d’Anne Applebaum (et bien d’autres) nous montre que l’agression russe depuis 2014 n’est pas « une tragédie postsoviétique », comme le laisse entendre le sous-titre du livre d’Anna Colin Lebedev, Jamais frères ?, Seuil 2022. On ne peut avancer davantage, nous semble-t-il, que « À partir de 2014, l’annexion de la Crimée et la guerre dans le Donbass ont conduit à une rupture entre Russes et Ukrainiens qui ont cessé d’avoir la même vision d’un destin partagé. » Cette vision divergente est largement antérieure à 2014, comme le montre bien le livre d’Andreas Kappeler. Et comme le soulignait le Parlement européen : « Les crimes russes actuels en Ukraine rappellent le passé ». Cela dans un communiqué, Le Monde, 15 décembre 2022. Mais nous n’avons pas lu le livre de Colin Lebedev, qui détaille évidemment l’argument du quatrième de couverture (peut-être de la plume de l’éditeur). Voici sa conférence à l’ULB le 22 décembre 2022 pour en savoir plus. Ceci étant, cette histoire de « frères » devient lassante, comme si le fait de l’être garantissait une sorte d’harmonie familiale « naturelle ». L’histoire regorge de fratries meurtrières.


[1] Comme le disent les journaliste et philosophe Ukrainiens Tetiana Ogarkova et Volodymyr Yermolenko, « Une des différences capitales tient à la compréhension de la nature du pouvoir politique. En Russie, il est vertical et pyramidal : le souverrain est en haut et décide, les serviteurs sont en bas et obéissent. L’emploi de la violence est le privilège exclusif de celui qui détient le pouvoir. Les deux sont intimement liés. Au contraire, le pouvoir du hetman (…) était tiré d’une élection (…) la culture politique ukrainienne, c’est de la base vers le sommet, à l’inverse de la pratique russe » (interview dans Sébastien Gobert, Ukraine. Héros malgré eux, Nevitaca, 2022). Les lecteurs de Gauchet (notamment) auront reconnu les deux idéaux-types (concept de Max Weber) de la « structuration sociale hétéronome » et de la « structuration sociale autonome ». Avec toutes les combinaisons intermédiaires, bien entendu.

[2] Selon Nicolas Werth : « Le terme de génocide paraît s’imposer pour qualifier l’ensemble des actions politiques menées intentionnellement, à partir de la fin de l’été 1932, par le régime stalinien pour punir par la faim et par la terreur la paysannerie ukrainienne, actions qui eurent pour conséquence la mort de plus de quatre millions de personnes en Ukraine et au Caucase du Nord. » Werth, La grande famine ukrainienne de 1932-1933, 2007. Ce texte est publié en ligne dans sa version anglaise, The Great Ukrainian Famine of 1932-33, April 2008, Online Encyclopedia of Mass Violence. Comme Anne Applebaum le retrace minutieusement, ces actions visaient également l’identité ukrainienne et son autonomie politique à l’intérieur de l’URSS. Cela à travers la politique de désukrainisation.

[3] “En janvier 1933, Kyiv dut évacuer 400 corps des rues. En février le nombre s’élevait à 518 ; dans la  seule première huitaine de mars, à 248. Ce n’étaient que les chiffres officiels. De multiples témoins à Kyiv et Kharkiv se rappelèrent les camions parcourant la ville à cette époque, les hommes enlevant les morts des rues et les chargeant dans leur véhicule  d’une façon qui laissait penser que personne ne devait trop se soucier de les compter” (Applebaum, op. cit.).

Références

Holodomor et autres famines communistes sur Routes et déroutes (avec bibliographies)

5 réflexions sur “Ukraine : d’Holodomor à la dénazification

  1. Merci Etienne. J’espère que tu as appris des choses. Tu vois qu’un génocide n’est pas une psychose collective. Pas dans ce cas, pour le moins.

    P.S. Pour une lecture plus facile et/ou une impression de ce texte très long, un fichier PDF mis en page est téléchargeable (comme pour chaque article). Voir le lien à gauche, en dessous de la dernière image.

    J’aime

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s