Vladimir l’Européen

Vladimir Poutine, mosaïque de destructions ukrainiennes
(source Igor Zhuk, Kyiv)

Des observateurs et analystes de la politique russe n’ont pas manqué de nous mettre en garde depuis plusieurs années. Loin de constituer uniquement un virage autoritaire visant à reprendre en main une Russie exsangue et humiliée après la chute de l’URSS et les années Eltsine, la politique de Vladimir Poutine adossée aux « structures de force » aurait, selon eux, une ambition bien plus vaste. Le président de la Fédération de Russie n’aspirerait pas seulement à s’affirmer comme protecteur des minorités russes hors du territoire national, à préserver son « étranger proche » d’une propagation démocratique risquant d’atteindre la Russie — et, bien sûr, à maintenir ces pays ex-soviétiques dans sa sphère d’influence. Il viserait également l’affaiblissement de l’Union européenne, voire sa réduction à une mosaique éclatée d’États nations.

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La Convocation

Corée du Nord la nuit

La péninsule coréenne la nuit (source Wikipedia)

Gagnera qui réussira à rendre l’autre coupable.
Perdra qui avouera sa faute.

Milan Kundera, La fête de l’insignifiance

C’est assurément un recoin extrêmement sombre de la planète, notamment la nuit, lorsque les ouvriers éreintés, les paysans affamés et les esclaves des camps de travail gémissent dans des casemates de béton ou des dortoirs surpeuplés d’ennemis du peuple. Certains prétendent qu’alors, vu à hauteur de satellite, le pays se découpe comme un trou noir dans la mer de Chine, bordé par le collier scintillant du trente-huitième parallèle, les lumières blafardes des cargos ou d’erratiques queues de missiles ondoyant vers le soleil levant. Les images qui surgissaient dans sa mémoire – de rares reportages filmés à la dérobée avec une caméra tremblante – étaient celles de montagnes nues, pétrifiées par le froid, de fleuves gris traversés par des ombres et de villes, bâties de décombres, où des enfants en haillons erraient en quête de nourriture.

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Le dortoir des Belges

Alpes

Refuge d’Anterne en juillet 2016
(photographie de l’auteur)

Comme à chaque fin d’étape, je ne sais si je vais monter ma tente avant ou après le col, voire pousser les feux jusqu’au refuge pour partager un peu de compagnie, me doucher et manger assis sur une chaise – le luxe suprême. La chaleur est lourde, mais l’approche des deux-mille sept cents mètres du col Girardin, caressé par le vent, atténue la torpeur. Pas de plan herbeux avant le passage, aucune trace d’eau : très mauvais pour le bivouac. Un dernier ressaut pour accéder au vaste ensellement de gravillons et de pierrailles ocres du col – le plus étonnant de cette traversée des Alpes en suivant le célèbre GR 5[1] – et l’on bascule dans un paysage somptueux entre Queyras, Piémont et Haute-Provence. Il ne manque plus que le fameux cadre jaune du National Geographic, planté à droite pour « imager » la vallée de l’Ubaye qui s’y découpe ; cela viendra sans doute…

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Moderne sans être occidental


Monument à la gloire des étudiants partis découvrir l’Occident au XIXe siècle
(Kagoshima, photographie de l’auteur)

Le « réveil » impérial de la Chine éclipse-t-il le rôle pionnier du Japon ? On parle certes toujours de l’archipel nippon contemporain, de ses robots, son Pokémon, ses poupées érotiques, ses mangas et ses centrales nucléaires. Et tout autant, bien entendu, du « Japon éternel » : ses cerisiers, sa cérémonie du thé, son théâtre Kabuki, ses estampes, ses temples et ses samouraïs. Mais le Japon dont on ne parle peut-être plus assez dans le contexte géopolitique actuel, c’est celui de l’ère Meiji (1868- 1912) — mot qui signifie gouvernement éclairé, une expression chinoise inspirée du Livre des mutations, mais dont le sens, par analogie et détournement significatifs, désignait aussi les Lumières. Celles qui viennent d’Occident, avec leurs puissances et leurs ombres, et dont l’Archipel a su tirer parti sans y perdre son « esprit ». Avec des tensions violentes, des embardées instructives et parfois meurtrières, à l’image de celles de son modèle européen ; ce qui ne l’a pas empêché de reprendre son cours démocratique, à la différence de la Chine.

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Le tsar, c’est moi

À l’approche du centième anniversaire de la révolution d’Octobre 1917, cet ouvrage robuste documente et analyse la tradition autocratique russe sous l’angle spéculaire de son « imposture ». Un legs pluriséculaire et une spécificité de la « voie russe » qui, selon l’auteur, déborde amplement la période tsariste. Son sujet concerne une dimension centrale et difficilement compréhensible — pour nous Européens vivant au XXIe siècle — du pouvoir politique moscovite : celui de l’ancien régime, mais aussi celui du pouvoir actuel, malgré les nombreuses évolutions en Russie et en Europe. Dans une déclaration récente, le président russe a ainsi accusé Lénine d’avoir « déposé une bombe atomique sous la maison Russie », cela non pas parce qu’il avait instauré le bolchevisme et initié le goulag, mais bien parce qu’il avait accordé l’autonomie aux sujets de l’URSS, « sur la base d’une égalité totale avec le droit, pour chacun, de quitter l’union[1]. » Il n’aurait donc pas dû « ouvrir la prison des peuples ». Les énoncés « accorder l’autonomie aux sujets », « égalité totale », « quitter l’union » peuvent sans doute revêtir d’autres significations.

Complément du 7 août 2025. Sans doute l’analyse la plus pénétrante sur l’autocratie russe qui m’ait été donnée de lire. Remarquons la référence à Vladislav Sourkov dès l’entame du livre. Il s’agit du « mage du Kremlin ». Mais il vaut mieux lire Claudio Ingerflom que Giuliano da Empoli. L’auteur avait apprécié ma recension (voir son message plus bas). L’actualité m’incite à replacer cet article en haut de mon site. Je persiste à penser que, si l’on ne tient pas compte de cette matrice autocratique (comme le fait aussi l’historien Richard Pipes), l’on ne comprend rien à la Russie. C’est d’ailleurs le sens que j’avais donné au titre « Russie : Le retour du même ? », un dossier de La Revue nouvelle consacré au retour de Poutine en 2012. Il ne s’agissait en effet pas que de lui… Enfin, un autre livre porte un titre similaire au niveau de la temporalité : La Russie face à l’Europe d’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine de Marie-Pierre Rey (2002, mis à jour en 2022 après l’invasion de l’Ukraine). L’autocratie est donc bien moscovite, comme Pipes l’analyse longuement. Je n’ai pas encore lui le livre de M.-P. Rey, mais je note que le nom de Richard Pipes et son livre Histoire de la Russie des tsars ne figure pas dans la bibliographie mise à jour en 2022 (le livre de Pipes date de 1974). Celui d’Ingerflom s’y trouve. Le traducteur de Pipes s’explique sur le rejet de ce dernier en France (mais aussi en Russie, notamment par Soljénitsyne). Enfin, le portrait d’Ivan le Terrible dressé par Ingerflom fait penser à Trump (ex-mari d’Ivana et père d’Ivanka...). Les affinités de longue date entre Trump et Poutine, successeur d’Ivan IV, sont connues. Sans parler de la « poutinisation » des USA (réécriture de l’histoire, verticale du pouvoir, « croisade » anti LGBT, lutte contre les médias, etc.)

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Qui a peur d’Orlando ?

Woolf Orlando

Première édition de Orlando (source Wikipedia)

Orlando : A Biography est le titre d’un roman et le nom d’un personnage androgyne de Virginia Woolf, ouvrage dédié à celle qui fut son amante, Vita Sackville-West. Il raconte l’histoire et les incarnations successives, sur quatre siècles, d’un aristocrate de l’époque élisabéthaine qui, après un long sommeil, se réveille dans le corps d’une femme. En partie autobiographique, cette œuvre serait une allégorie de la bisexualité de Virginia Woolf et de Vita Sackville-West[1]. Par un étonnant hasard au regard des évènements tragiques de Floride, la ville d’Orlando et le personnage de Woolf trouveraient tous deux l’origine de leur nom dans une pièce de Shakespeare, As You Like it (Comme il vous plaira), dans laquelle des protagonistes changent de sexe par déguisement. C’est notamment le cas de Rosalinde, aimée par le gentilhomme Orlando, qui se présente à lui travestie en Ganymède, amant et échanson de Zeus. Cette comédie se déroule par ailleurs à la même époque que le début du roman de Woolf[2]. Orlando est une œuvre emblématique du caractère parfois fluctuant des identités de genre, au regard des conceptions se référant à la « naturalité » des orientations sexuelles (au demeurant bien problématique dans ladite nature).

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Au sud de la mer Putride

Bivouac Crimée

Bivouac dans le Bolchoï Kanyon en Crimée
(photographie de l’auteur, 2004)

Nous y voilà enfin. Parti d’Odessa à l’aube, le convoi franchit l’isthme de Perekop au début de l’après-midi. Le train a musardé au milieu des plaines entre Mykolaev et Kherson, steppes verdoyantes sous le ciel avide, balayées par un vent tiède secouant des bouquets d’arbres. L’étroite langue de terre, posée entre mer Noire et mer Putride, relie l’ancienne Tauride à l’Ukraine continentale. Les bas-côtés sont spongieux, lagunaires et fétides. Devant nous, passés de maigres villages dont seuls les noms sont martiaux ou écarlates (Armiansk, Krasnoarmiske, Krasnoperekopsk…)[1], apparait une steppe miteuse. Les kolkhozes atones se suivent dans une plaine empoussiérée. C’est donc cela, cette péninsule au nom si cruel à nos oreilles latines, qui évoque le vin et le sang, le baptême de Vladimir le Grand et la rouerie de Staline, la fontaine des larmes de Pouchkine et la déportation des Tatars ?

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La flèche curonienne

Campeurs sur le versant lagunaire de la flèche dans les années 1930
(source Wikipedia)

Plus haut encore, c’était la ligne des dunes, inlassablement modelées et remodelées par le vent, qu’on s’efforçait de fixer en y semant de l’oyat, et au sommet desquelles on voyait parfois défiler la silhouette massive et archaïque d’une harde d’élans.

Michel Tournier, Le Roi des Aulnes

De vieilles cartes postales donnent l’image d’une insularité grandiose, une enfilade rectiligne de dunes énormes, de lames ourlées d’écume, de pins majestueux au bord desquels se blottissent quelques villages de pêcheurs et d’artisans. Ce lieu singulier, surgi de la nuit des temps et des soulèvements marins, se trouvait sur la route reliant Königsberg – capitale de la Prusse orientale et ville de Kant – à Saint-Pétersbourg, en passant par Riga et Dorpat. Sur cette langue de sable piquetée de bois, large de quelques centaines de mètres et longue de cent kilomètres, les courriers et les diligences affrontaient les embruns, le vent contraire et le hareng saur aux étapes.

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Hétéronomes homonégatifs ?

Maïdan 2014

Place Maïdan à Kiev en 2014 (photographie Igor Zhuk)

L’Ukraine, pays machiste et terre des Femen, se démène comme elle peut dans sa position frontalière d’éternel « étranger proche ». Les évènements de Maïdan ont cependant fait surgir un nouveau spectre menaçant d’engloutir la patrie de Chevtchenko : la Gayrope ou « Euro-Sodom ». Agissant comme une pierre de touche et un révélateur, la question des droits des minorités sexuelles ouvre des réflexions beaucoup plus globales sur les liens entre homonégativité et hétéronomie religieuse assumée ou voilée.

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Mondialisation, virus et anticorps

Les Ambassadeurs (Holbein)

Les Ambassadeurs de Hans Holbein (source Wikipedia)

« La religion a organisé la vie des sociétés et l’originalité moderne est d’échapper à cette organisation. Or, la sortie de cette organisation religieuse du monde se diffuse planétairement. D’une certaine manière, on pourrait dire que c’est le sens dernier de la mondialisation. La mondialisation est une occidentalisation culturelle du globe sous l’aspect scientifique, technique et économique, mais ces aspects sont en fait des produits de la sortie occidentale de la religion. De sorte que leur diffusion impose à l’ensemble des sociétés une rupture avec l’organisation religieuse du monde. »

Marcel Gauchet, Le Monde, 21 novembre 2015

Le tableau est célèbre, ce sont Les Ambassadeurs de Hans Holbein, une œuvre datée de 1533 et réalisée à l’occasion de la prise de fonction d’un ambassadeur du royaume de France à la cour d’Angleterre. Il s’agit d’une célébration de l’humanisme de la Renaissance, illustrée par les nombreux objets et symboles figurant en arrière-plan du double portrait. Ces objets ont notamment trait à la science, au commerce et à la géographie, contemporains des « Grandes découvertes » qui viennent de se produire. Le Nouveau Monde porte depuis peu le nom d’America, Magellan vient de faire le tour du globe et le globe terrestre en arrière-plan du tableau est inspiré de celui de Johann Schöner, produit à Nuremberg en 1523. La puissance naissante de l’Europe, au seuil de la modernité, s’incarne dans cette géopolitique de la conquête qui est en plein essor à l’aube de la mondialisation coloniale.

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