Qui a peur d’Orlando ?

Woolf Orlando

Première édition de Orlando (source Wikipedia)

Orlando : A Biography est le titre d’un roman et le nom d’un personnage androgyne de Virginia Woolf, ouvrage dédié à celle qui fut son amante, Vita Sackville-West. Il raconte l’histoire et les incarnations successives, sur quatre siècles, d’un aristocrate de l’époque élisabéthaine qui, après un long sommeil, se réveille dans le corps d’une femme. En partie autobiographique, cette œuvre serait une allégorie de la bisexualité de Virginia Woolf et de Vita Sackville-West[1]. Par un étonnant hasard au regard des évènements tragiques de Floride, la ville d’Orlando et le personnage de Woolf trouveraient tous deux l’origine de leur nom dans une pièce de Shakespeare, As You Like it (Comme il vous plaira), dans laquelle des protagonistes changent de sexe par déguisement. C’est notamment le cas de Rosalinde, aimée par le gentilhomme Orlando, qui se présente à lui travestie en Ganymède, amant et échanson de Zeus. Cette comédie se déroule par ailleurs à la même époque que le début du roman de Woolf[2]. Orlando est une œuvre emblématique du caractère parfois fluctuant des identités de genre, au regard des conceptions se référant à la « naturalité » des orientations sexuelles (au demeurant bien problématique dans ladite nature).

Il ne suffit pas de convoquer la science, la raison et l’histoire — pas davantage que la psychiatrie ou la morale — pour comprendre ce qui est en jeu dans le carnage d’Orlando. Laissons donc la « haine », la folie ou la phobie des « loups solitaires », le « Rien à voir avec la religion », pour placer ces évènements dans une autre perspective. Car s’il s’agirait souvent d’une « sacralisation de la délinquance », ce serait bien pour devenir des « surmusulmans »[3].

Facteurs du rejet de l’homosexualité

Jean-Christophe Victor et son excellente émission Le dessous des cartes diffusée sur Arte, nous a inspiré a contrario le titre et le contenu de cette série d’articles. Cela notamment parce que ladite émission semble souvent peu disserte sur une dimension centrale des collectifs humains : leur dynamique culturelle, placée en contexte d’interactions géopolitiques. Une émission récente, diffusée le 14 mai 2016 et titrée « Homosexualite : Quels droits a la différence ? », nous permet d’éclairer plus avant nos arguments. Nous avions en effet abordé le même sujet deux mois plus tôt sur ce blog, sous le titre « Hétéronomes homonégatifs ? », en partant du cas de l’Ukraine. La concomitance de ces deux approches nous permet de mieux les distinguer à partir de cette problématique et en ayant à l’esprit le terrifiant massacre visant des homosexuels dans la ville d’Orlando.

La question des « sexualités non traditionnelles », selon l’expression poutinienne, est en effet un révélateur singulièrement instructif des changements sociaux, que l’on a trop l’habitude d’aborder selon la seule logique des « droits universels » et des conventions internationales. Elle touche en effet non seulement à une dimension centrale de l’identité des personnes mais aussi à des enjeux sociaux, religieux et symboliques globaux de la plus haute importance. Comme l’actualité récente nous l’a montré, ces enjeux sont politiques au sens fort du terme : ce qui fait tenir les sociétés, ce qui leur donne sens, les légitime et les oriente.

Si ce n’était le cas, on se demanderait pourquoi ces questions soulèvent tant les foules et, parfois, produisent tant de violence meurtrière ou de répression — sinon de silence sur « l’amour qui n’ose pas dire son nom »[4]. Il ne nous semble pas exagéré de suggérer que la globalisation comme « mondialisation de la sortie de la religion » représente aussi une diffusion du déclin de la norme hétérosexuelle — ou pour le moins du recul de la nécessité de réprimer ce qui ne se range pas sous cette bannière.

Cela comme conséquence d’au moins deux aspects liés : la montée de la valeur d’égalité et le déclin de la norme transcendante monothéiste. Il nous en effet cependant important de préciser que « la religion » dont il s’agit est le monothéisme abrahamique avec ses variantes. Les autres religions, notamment asiatiques, se sont peu prononcées sur la naturalité des orientations sexuelles[5]. Les premières lois condamnant l’homosexualité en Chine, en Inde, au Japon sont des conséquences du colonialisme européen ou de l’occidentalisation par imitation. Remarquons par ailleurs que c’est surtout l’homosexualité masculine qui est rejetée. Enfin, notre propos n’est bien entendu pas de juger de la valeur d’une religion à l’aune de cette question, mais bien d’être précis et d’éviter un « abrahamisme » aveuglant.

Regardons l’émission de J.-C. Victor en ayant ceci à l’esprit. Elle commence par rapide une mise en perspective historique et religieuse de « la question homosexuelle » de l’antiquité à nos jours (identifiant la pédérastie grecque à l’homosexualité), mais d’une manière qui nous semble très européocentrée. La « religion » n’est en effet représentée que par les trois monothéismes, qui, chacun à leur manière, reprennent le rejet de l’homosexualité qui a sa source dans le judaïsme. Ceci est affirmé dans l’incipit de l’émission : « Encore aujourd’hui l’homosexualité est présentée comme une préférence qui serait contre-nature, contre l’ordre social et contraire à la volonté de Dieu. » Et un peu plus loin : « Alors sur quoi repose ce rejet de l’homosexualité ? Il y a d’abord l’influence de la religion. Par exemple, dans le judaïsme, le catholicisme, l’islam, les interprétations dominantes des textes sacrés ont jugé l’homosexualité contraire à la Loi divine et à la nature… » On n’obtiendra malheureusement pas d’autres exemples.

Il poursuit en décrivant brièvement comment — à nouveau en Europe — la science médicale et la psychiatrie ont pris le relais de « la religion », en considérant l’homosexualité comme une maladie mentale que l’on cherche à « guérir par la castration chimique, la chirurgie, les électrochocs. Et puis on voit aussi émerger l’idée selon laquelle l’homosexualité entraînerait une dégénérescence de l’espèce humaine. » Suivent dès lors la déportation de cinq à quinze mille homosexuels par le troisième Reich, étiquetés d’une étoile rose. Pas un mot sur leur répression sous le bolchevisme. On n’en saura donc pas beaucoup plus dans cette partie introductive de l’émission, sinon que « la religion » et « la science » seraient à la base de l’homonégativité et que le progrès des droits humains a permis d’améliorer la situation dans une partie du monde.

Cartographie de la répression des LBGT

Le journaliste-géographe, selon sa méthode éprouvée d’analyse et d’exposition, aborde ensuite le sujet dans sa dimension spatiale en examinant la distribution de ce qu’il nomme « l’homophobie » sur la planète, ceci sur la base de la réglementation des États-nations. Les couleurs vont du noir au vert, des pays qui répriment le plus durement l’homosexualité en la punissant de mort aux plus ouverts à la différence sexuelle (ceux qui ont adopté le mariage pour tous et le droit d’adoption). Une série de législations intermédiaires colore la carte de diverses nuances et zones intermédiaires, ce qui permet de repérer des régions « libérales » et d’autres très répressives. Il distingue par ailleurs les lois étatiques de l’attitude de la population, pas toujours en phase avec la législation (le cas le plus emblématique étant l’Afrique du sud où le mariage et l’adoption ont été autorisés pour les homosexuels, alors que 61% de la population pensent que l’homosexualité ne devrait pas être acceptée par la société).

La cartographie montre que les pays les plus répressifs à l’égard de l’homosexualité sont les pays musulmans, notamment les huit Etats qui appliquent la peine de mort à son sujet. Jean-Christophe Victor le dit, mais en ajoutant un bémol : « Dans tous ces territoires elle est appliquée au nom de la loi islamique bien qu’il ne s’agisse, je le rappelle, que d’une interprétation. » La carte ci-dessous, dont s’inspire le journaliste (mais avec le rouge au lieu du noir pour désigner les pays répressifs) montre par ailleurs que ce sont les démocraties occidentales (y compris la Nouvelle-Zélande et l’Argentine, le plus « européen » des pays d’Amérique du sud) qui sont les plus libérales. L’Afrique du sud est une exception avec, comme nous l’avons vu, une population majoritairement opposée à la législation libérale de l’État.

Dans la suite de son émission, J.-C. Victor mentionne le fait que, malgré des progrès réalisés depuis 1990 (année charnière durant laquelle l’OMS a retiré l’homosexualité de la liste de maladies mentales), l’on assiste actuellement à des reculs, notamment en Russie et en Algérie. Il ne donne pas plus d’explications, mais nous savons qu’en Russie, ce repli est motivé par l’idéologie anti-démocratique et impériale du régime, puisant notamment ses sources dans la religion orthodoxe et dans l’eurasisme d’Alexandre Douguine[6].

Le journaliste clôture son propos par une déclaration face caméra : « Car c’est bien de cela dont il s’agit, le droit à l’égalité plus encore que du droit à la différence. Pourquoi un Etat se mêlerait-il de juger du comportement privé des individus ? L’Etat est là pour protéger, pas pour discriminer. Et puis de plus, attention, il ne s’agit pas que de l’Etat. L’homophobie est aussi autour de nous et, souvent, nous n’en n’avons pas conscience. Clichés, moqueries, réticences, vocabulaire déplacé voire vulgaire… Autant de gestes qui excluent les homosexuels de notre société et leur rappellent leur différence. Alors pour parler de façon plus personnelle, j’ai envie de dire : Foutez-leur la paix ! Auriez-vous envie que quiconque se mêle de votre vie privée ? Ben non, n’est-ce pas ? »

Une pierre de touche fondamentale

Si l’auteur de ces lignes peut souscrire sans problème au sens général des déclarations finales de Jean-Christophe Victor, il est cependant nettement plus dubitatif en ce qui concerne sa logique argumentaire. Le terme « homophobie », d’abord, participe d’une psychologisation de la problématique, renvoyant le rejet ou la déligitimation de l’homosexualité sous différentes formes à une sorte de pathologie mentale. Un humain « normal » ne serait pas homophobe… On ne voit pas très bien ce que l’on gagne en compréhension avec cette catégorisation, surtout s’il s’agit d’expliquer des phénomènes collectifs qui sont profondément enracinés dans une histoire et dans une vision du monde. Va-t-on inscrire l’homophobie dans la liste des maladies mentales après en avoir retiré l’homosexualité en 1990 ? Certes, la crainte irraisonnée de l’homosexualité existe, notamment par l’effet du rejet de ses propres pulsions homosexuelles, et il n’est pas impossible qu’elle ait joué un rôle dans les massacres d’Orlando[7]. Mais ce n’est certainement pas cette notion qui va nous éclairer sur un phénomène aussi massif, collectif et durable.

Ensuite, le journaliste semble ne pas réaliser qu’il projette la conception française (et plus largement occidentale) des rapports entre le citoyen et l’Etat (cette notion étant par ailleurs européenne) sur l’ensemble du monde — ce qui est embarrassant lorsque l’on fait de la géopolitique. Il est en effet d’innombrables situations dans le monde dans lesquelles les Etats se mêlent bel et bien du comportement privé des individus. Et ils le font parce qu’ils considèrent cela comme étant légitime dans leur vision du monde. La notion de « vie privée » est en effet très fluctuante, et il n’est pas jusqu’aux pensées des citoyens qui font parfois l’objet d’investigation du pouvoir étatique. Dans le cas de l’homosexualité, son existence même peut remettre en question les fondements d’une société, d’où les déclarations parfois comiques et contradictoires du genre : « Cela n’existe pas chez nous, nous devons donc nous en protéger par des mesures répressives… »

Venons-en donc à l’islam et à l’islamisme, puisque c’est de ce dernier que s’est revendiqué le tueur d’Orlando, ville où un prêcheur, Sheikh Farrokh Sekaleshfar, avait peu de temps auparavant justifié le meurtre des homosexuels au nom de l’islam. Outre les données étatiques[8] particulièrement accablantes relayées par Jean-Christophe Viktor au sujet de la situation contemporaine, il ne fait pas mystère que l’islamisme et l’« État » qui s’en revendique aujourd’hui n’éprouvent pas une affection particulière pour l’homosexualité. Mais au-delà de cette extrémité meurtrière de Daech — en ayant néanmoins à l’esprit que le calife Abou Bakr al-Baghdadi est titulaire d’un doctorat à l’université des sciences islamiques d’Adhamiyah en Irak — toute la mouvance islamiste se veut pour le moins radicalement straight (hétérosexuel avec une connotation prescriptive), se référant aux sources canoniques pour condamner l’homosexualité. Le Dictionnaire de l’homophobie (PUF, 2003) définissait le Proche-Orient comme « le lieu le plus horrible qui soit pour les homosexuels » et le journaliste syrien Mohammed Sha’ban témoignait dans Le Monde de « la solitude des homosexuels en pays arabes et musulmans »[9].

Certes, comme nous l’avons vu, l’islam n’est pas le seul monothéisme abrahamique à penser de la sorte. Mais il est sans conteste celui qui, aujourd’hui, s’arc-boute de la manière la plus vive sur cette pierre de touche qui, en sus du statut des femmes, semble constituer le socle de sa vision anthropologique en matière de politique sexuelle et de genre. Si, de surcroît, la matrice religieuse et ses lois constituent la charpente de l’État, il ne peut bien évidemment y avoir de séparation entre la loi supposée de Dieu et celle des hommes.

Au lendemain du massacre d’Orlando, le père du tueur, Seddique Mateen, après avoir dit que son fils Omar était marié et père d’un enfant (peut-être pour attester sa normalité hétérosexuelle), a prononcé une déclaration très éclairante : « La question du péché gay dépend de Dieu et Dieu les punit pour ce qu’ils font ». On aura dès lors compris que si Dieu n’autorisait pas son fils a se substituer à Lui, ses victimes n’en étaient pas moins punissables, car leur sexualité était un péché. Il faudra sans doute se libérer de ce Dieu pour s’affranchir du pêché en question, ce qui laissera, que l’on se rassure, encore bien de la place aux questions de la faute et de la culpabilité.

En tout état de cause, il nous semble que la crainte qui est en jeu n’est pas tant celle de l’homosexualité que celle de la perte d’un monde garanti et hiérarchisé par les lois de Dieu[10]. Ce qui vaut aussi pour ses succédanés européens, scientistes ou totalitaires, qui souhaitèrent se défaire de sa présence tout en préservant les mailles de son ordre. C’est bien entre ces dernières que se faufile la figure androgyne d’Orlando, bravant la société anglaise à travers les siècles.

Bernard De Backer, juin 2016

Source complémentaire

La carte « map of world laws » de juin 2016 sur le site de l’ILGA

Notes

[1] Notamment selon Jacqueline Harpman dans Orlanda, Grasset 1996.

[2] Comme l’écrit Françoise Pelland dans Virginia Woolf : l’ancrage et le voyage (Presses universitaires de Lyon, 1994), « Pour un lecteur britannique, Orlando ne peut manquer d’évoquer le héros de As You Like it. La référence est d’autant plus évidente que son homonyme woolfien se présente d’abord sous les traits d’un jeune seigneur élisabéthain, et qu’avant de le faire galoper de siècle en siècle jusqu’au présent, Virginia Woolf l’immobilise face à un personnage qui, d’une certaine manière, représente Shakespeare ».

[3] Selon la thèse du psychanalyste Fethi Benslama, Un furieux désir de sacrifice. Le surmusulman, Seuil 2016. Comme l’écrit l’auteur : « Qu’il revête l’aspect d’une tendance ou qu’il s’incarne, il s’agit d’une figure produite par près d’un siècle d’islamisme. […] ce qu’on appelle aujourd’hui “radicalisation” requiert des approches complémentaires, en tant qu’expression d’un fait religieux devenu menaçant et en même temps comme un symptôme social psychique. »

[4] L’expression est d’Alfred Bruce Douglas, l’amant d’Oscar Wilde.

[5] On ne trouve pas de condamnation de ce type dans le shintoïsme, l’hindouisme ou le bouddhisme. Les seules restrictions concernent certaines pratiques chez les moines et la valorisation de la procréation chez les laïcs. Sur le judaïsme et le christianisme par rapport à l’éthique sexuelle du monde antique, voir le chapitre 8 du livre classique d’Eva Cantarella, Bisexuality in the Ancient World, Yale University, 1992.

[6] Je me permets de renvoyer à mon billet et article « Eurasisme, revanche et répétition de l’histoire ».

[7] Voir à ce sujet les témoignages rassemblés dans « Le deuil du Pulse », Le Monde, 16 juin 2016.

[8] Ces données proviennent du site internet de l’ILGA, « Association internationale des lesbiennes, gay, bisexuel, transexuels et intersexués », où lecteur trouvera une documentation plus abondante.

[9] La citation du dictionnaire est de Jean Birnbaum dans « Orlando, ou la sale vérité de l’homophobie » et le témoignage du journaliste syrien sont publiés dans le même numéro du journal Le Monde daté 17 juin 2016.

[10] L’auteur de la pièce Qui a peur de Virginia Woolf ? (Edward Albee) a déclaré que son titre pouvait notamment être interprété comme « Qui a peur de vivre une vie sans illusions ? » Il serait donc plus exact d’utiliser le terme « autonomophobie », si l’on tient vraiment à psychologiser l’affaire…

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