Des observateurs et analystes de la politique russe n’ont pas manqué de nous mettre en garde depuis plusieurs années. Loin de constituer uniquement un virage autoritaire visant à reprendre en main une Russie exsangue et humiliée après la chute de l’URSS et les années Eltsine, la politique de Vladimir Poutine adossée aux « structures de force » aurait, selon eux, une ambition bien plus vaste. Le président de la Fédération de Russie n’aspirerait pas seulement à s’affirmer comme protecteur des minorités russes hors du territoire national, à préserver son « étranger proche » d’une propagation démocratique risquant d’atteindre la Russie — et, bien sur, à maintenir ces pays ex-soviétiques dans sa sphère d’influence. Il viserait également l’affaiblissement de l’Union européenne, voire sa réduction à une mosaique éclatée d’États nations.
À l’approche du centième anniversaire de la révolution d’Octobre 1917, cet ouvrage robuste documente et analyse la tradition autocratique russe sous l’angle spéculaire de son « imposture ». Un legs pluriséculaire et une spécificité de la « voie russe » qui, selon l’auteur, déborde amplement la période tsariste. Son sujet concerne une dimension centrale et difficilement compréhensible — pour nous Européens vivant au XXIe siècle — du pouvoir politique moscovite : celui de l’ancien régime, mais aussi celui du pouvoir actuel, malgré les nombreuses évolutions en Russie et en Europe.
Depuis la fin de l’Union soviétique et la chute des régimes communistes vassaux, les tensions entre le monde euro-atlantique et la Fédération de Russie furent longtemps et communément perçues ou interprétées à travers le prisme des luttes géostratégiques, des intérêts économiques divergents et des enjeux de pouvoir. L’idéologie alternative du communisme s’étant évaporée, il semblait que la Russie s’était grosso modo convertie à la « démocratie-économie-de-marché », même si cette conversion se faisait à son rythme et selon ses modalités propres. Nous étions encore dans le récit populaire ou savant de la « fin de l’Histoire » (Hegel, Kojève, Fukuyama…), de l’extension irrésistible d’un modèle supposé universel, né en Europe occidentale, version libérale du défunt millénium marxiste. C’est cependant à La Revanche de l’histoire (titre d’un ouvrage du néo-eurasiste Alexandre Panarin) que l’on semble avoir progressivement assisté.
En lien étroit avec ce texte : Dans La Revue nouvelle, Russie : le retour du même ? par Bernard De Backer et Aude Merlin, avril 2012
Complément du 21 août 2022. La fille d’Alexandre Douguine a été tuée dans un attentat près de Moscou. Ce serait le père qui aurait été visé, Douguine ayant changé de voiture à la dernière minute selon The Guardian. Voir également Le Monde.
Complément du 8 février 2021. A Moscou, une leçon pour l’Europe, éditorial du Monde. Le message qu’a confirmé le pouvoir russe au cours de la désastreuse visite du chef de la diplomatie européenne Josep Borrell, c’est qu’il n’a aucunement l’intention de dialoguer avec l’UE. « Le chef de la diplomatie européenne a dressé lucidement dimanche soir un constat d’échec de son expérience : cette visite l’a convaincu que la Russie s’est « progressivement déconnectée de l’Europe » et qu’elle « voit dans les valeurs démocratiques une menace existentielle ». Sa priorité stratégique, de toute évidence, n’est pas l’Europe, mais la Chine. L’UE, conclut-il, « devra en tirer les conséquences » et « procéder, unie, avec détermination ». »
Complément du 3 mars 2020.En Russie, « Dieu » devrait faire son apparition dans la Constitution, par Benoit Vitkine dans Le Monde du 3 mars. « La réforme de la Loi fondamentale voulue par Vladimir Poutine s’enrichit d’un fort volet identitaire et prévoit l’interdiction du mariage entre personnes de même sexe. » (nous soulignons)
Vladimir Vladimirovitch Poutine enfant (source Wikipedia)
« L’Ukraine, c’est la “Nouvelle Russie”, c’est-à-dire Kharkov, Lougansk, Donetsk, Kherson, Nikolaev, Odessa. Ces régions ne faisaient pas partie de l’Ukraine à l’époque des tsars, elles furent données à Kiev par le gouvernement soviétique dans les années 1920. Pourquoi l’ont-ils fait ? Dieu seul le sait. »
Vladimir Poutine, déclaration à la télévision russe, 17 avril 2014
Dans l’actualité haletante, tortueuse et mortifère qui nous parvient d’Ukraine depuis l’automne 2013, il est une expression qui monte en puissance dans la bouche du président russe et de son pouvoir : la « Nouvelle Russie » (Novorossiya). Une commande d’État a même été faite auprès d’historiens russes pour en écrire l’histoire officielle. Ce nom désigne un espace géographique aux contours variables, mais situé dans la partie méridionale et orientale de l’Ukraine, pays pourtant souverain avec des frontières reconnues, dont la Fédération de Russie, membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, s’était portée garante en 1994. C’est un peu comme si Paris, après avoir garanti l’inviolabilité du territoire belge, qualifiait la moitié du pays de « Nouvelle France », massait ses troupes à la frontière et disait à qui voulait l’entendre que la Belgique est un pays artificiel, intégré naguère à l’Empire sous Napoléon, dominé aujourd’hui par le mouvement fasciste flamand de Bart De Wever. De nombreux francophones de Mons et de Charleroi, ne captant que les médias parisiens, auraient pris les devants avec l’aide de soldats français dégriffés, en proclamant une « République du Hainaut oriental ». La comparaison s’arrête là. Bruxelles n’est pas supposée être « la Mère des villes franques » et le « Grand Prince des Francs » n’y reçut pas le baptême dans la Senne en 988.
En lien avec cet éditorial : « Guerre en Ukraine : Vladimir Poutine ou le crépuscule de l’impérialisme russe », Isabelle Mandraud, Le Monde du 7 octobre 2022. Extrait : « Le 21 septembre, devant le Millénaire de la Russie, un monument de 65 tonnes et 15 mètres de hauteur, érigé dans l’enceinte du Kremlin de Novgorod, Vladimir Poutine a tenté une fois de plus de mobiliser les esprits, en même temps que de nouvelles recrues militaires. Célébrant le 1 160e anniversaire de l’Etat russe, il citait, sans distinction aucune, des figures de la période tsariste ou de l’Empire rouge, le prince Riourik, fondateur de la dynastie des Riourikides, les tsars Ivan le Terrible et Pierre le Grand, le général russe blanc Anton Denikine (dont il a fait rapatrier les restes en 2005) ou le père de la bombe atomique soviétique, Igor Kourtchatov… ». De vieux habits, en effet.
En lien avec la chute de cet éditorial : Kyiv demands apology after PM Orbán wears scarf showing parts of Ukraine as Hungarian, The Guardian, 23 novembre 2022. La chute en question : « L’affaire serait donc bouclée pour la fantomatique Ukraine, sauf la Transcarpatie située à l’ouest des Carpates, qui avait été annexée par la Hongrie en 1939. Les nationalistes hongrois, alliés géopolitiques et idéologiques de Vladimir Poutine, la réclament déjà. Ils veulent détricoter le Traité de Trianon (1920), consécutif à la chute des Empires centraux, alors que le Président russe lorgne vers celui des Romanov. »
Kiev, descente Saint-André (photographie de l’auteur, 2004)
Un poète russe contemporain, Lev Rubinstein, a diffusé, le 1er mars 2014, un bref message, à la suite de l’invasion militaire du territoire ukrainien de Crimée par des troupes masquées et armées jusqu’aux dents. Il y écrivait notamment ceci : « Chers amis ukrainiens, Toutes nos pensées sont avec vous. Toute notre anxiété et tous nos espoirs sont avec vous. Tout notre désespoir et toute notre colère sont avec vous. Ceci est un moment où il est impossible d’être silencieux, mais où l’on ne sait que dire. Je vais probablement devoir prononcer des paroles un peu pathétiques : essayez de nous pardonner. Nous signifiant, hélas, les quelques Russes sains d’esprit qui ne sont pas encore empoisonnés par des gaz impériaux. Ce ne sont pas des gaz diffusés par Gazprom, ce sont des gaz qui, malheureusement, sont déposés beaucoup plus profondément. »
Les vieux habits du président Poutine, éditorial de La Revue nouvelle de novembre 2014 (version html avec cartes de la Nouvelle Russie). J’y anticipais ce qui arrive en 2022 : la conquête russe de la « Nouvelle Russie » du Donbass à la Crimée, avec une extension possible vers Odessa et la Transnistrie. C’est d’ailleurs ce qu’annonce Lavrov le 20 juillet 2022 selon The Guardian : “Now the geography is different,” Lavrov said, in a change of rhetoric from the Russian government. “It’s not just Donetsk and Luhansk, it’s Kherson, Zaporizhzhia, and a number of other territories. And this is an ongoing process, consistent and insistent.” His remarkswere also an admission that the invasion was designed as a war of conquest, despite early denials from the Russian president, Vladimir Putin, that Russia planned to occupy any new Ukrainian territory at all. » On se réveille ? Tout cela est dans les cartons depuis une décennie, si pas davantage. Puis, la conquête de l’Ukraine résiduelle au Nord. L’invasion russe tenta de suivre d’abord un chemin inverse, en tentant de s’emparer de Kyiv, puis se reporta sur la « Nouvelle Russie ». Mais Kyiv, sans doute, viendra à nouveau dans le viseur depuis la Belarus si l’OTAN ne s’implique pas.
Une opinion sur l’Ukraine au moment de la « révolution orange », que jai publiée dans La Libre Belgique en 2004. On pouvait y lire : « Aujourd’hui, c’est l’épreuve de force. Les Ukrainiens, qui, au cours de leur destin tragique, ont été victimes des pires exactions du communisme stalinien (dont la grande famine de 1933) et des hordes nazies, se sont montrés pacifiques jusqu’à présent. Le spectre de la guerre civile brandi depuis 1991 ne s’est jamais concrétisé. Mais l’enjeu est énorme. La Russie de Poutine y défend l’héritage impérial russe et une conception autoritaire du pouvoir, quitte à encourager des séparatismes en Ukraine orientale, à l’image de la Transnistrie à l’Est de la Moldavie. » Déjà !
Femme de Marioupol déportée en Crimée. Le texte dit : « I, a citizen of Ukraine, Zhanna Mykolaivna Milashchenko, am in the temporarily occupied territory of Ukraine, Crimea. I was taken out of Mariupol. I have no documents. The Russians took them. I want to return to Ukraine. This is my homeland. Please help! July 17, 2022 ». Image envoyée par Igor Zhuk, qui a fait la traduction.
Inscription laissée par les soldats russes dans une école à Boutcha : « Qui vous a donné la permission de vivre si bien ? » (merci à Igor Zhuk qui me l’a envoyée le 10 avril)
12 juillet 2022. A écouter absolument pour connaître la profondeur historique de l’invasion russe : Ukraine/Russie. Les spectres de l’Histoire. Avec notamment Alain Blum et Thomas Chopard.
Flotte russe à Sébastopol (photographie de l’auteur, 2004)
Lors d’un entretien avec Yves Cavalier, publié dans La Libre Belgique datée des 22-23 mars 2014, Etienne Davignon, présenté comme un « observateur avisé des affaires économiques et internationales », nous a livré son analyse de la situation en Ukraine[1]. Si les compétences de M. Davignon en matières financières ne sont plus à démontrer aux épargnants belges, force est de constater que sa connaissance du dossier ukrainien nous semble plus problématique. Certes, il est loin d’être le seul dans ce cas.Le Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de Belgique, Hervé Hasquin, se plaignait amèrement lors d’un colloque récent[2], de la très faible connaissance de ses compatriotes en matière d’histoire de l’Europe centrale et orientale. Et si le colloque en question était consacré au quatrième partage de la Pologne, consécutif au pacte germano-soviétique de 1939, la situation actuelle de l’Ukraine était dans tous les esprits. Elle fut évoquée par la plupart des orateurs, notamment Hervé Hasquin lui-même et Adam Michnik, l’un des fondateurs de Solidarnosc, dans des termes peu favorables au Kremlin. Un des intervenants, Bernard Joliot de l’Université de Lille, nous fit dans ce contexte la lecture de la déclaration soviétique justifiant l’invasion de la Pologne orientale en septembre 1939. Il signala, avec une ironie amère, que le mot « Pologne » pouvait être remplacé par le nom d’un pays dont il est beaucoup question pour le moment. L’effet était saisissant.
Les préparatifs des jeux d’hiver de Sotchi (ville balnéaire autrefois géorgienne, prisée par Staline qui y avait sa datcha favorite) connaissent de nouvelles turbulences, dans le contexte des dispositifs virils préconisés par Vladimir Vladimirovitch Poutine, métaphysiquement soutenus et légitimés par son allié et « marqueur identitaire national », Vladimir Mikhai lovich Gundyayev, mieux connu sous le nom de sa sainteté Cyrille Ier, patriarche de Moscou et de toutes les Russies. Les deux Vladimir sont en effet aux avant-postes d’une croisade contre les « sexualités non traditionnelles » qui se propageraient comme feu de brousse en Occident et dont il s’agit de préserver absolument la Sainte Russie. Les déclarations officielles des deux compères, assorties de dispositions législatives et de pratiques musclées, n’y vont pas de main morte Ainsi, le patriarche Cyrille n’hésite pas à considérer le mariage gay comme « un symptôme alarmant de l’approche de l’apocalypse ».
Bernard De Backer, 2013
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Portrait de Natalia Estemirova réalisé par le peintre tchétchène Asia Oumarova (source Wikipedia)
Le mercredi 15 juillet 2009, le corps de Natalia Estemirova a été retrouvé dans une forêt en Ingouchie, après son enlèvement le matin même, au sortir de son domicile à Grozny. Menacée et « avertie » à de nombreuses reprises, insultée par le président tchétchène, Ramzan Kadyrov, elle avait été exécutée dans la journée de plusieurs balles dans la tête et la poitrine. Après avoir été professeure, puis journaliste, Natalia Estemirova était devenue militante de l’ONG russe Memorial lors du début de la seconde guerre de Tchétchénie, en 1999. Née d’un père tchétchène et d’une mère russe, elle avait choisi de vivre à Grozny, malgré la guerre. Elle y dirigeait l’antenne de Memorial. Cette dernière, par la voix de son dirigeant à Moscou, Oleg Orlov, a immédiatement mis en cause la responsabilité de Ramzan Kadyrov, qui a, de son côté, porté plainte contre Memorial. Le procès s’est ouvert à Moscou, le 25 septembre.
Bernard De Backer, La Revue nouvelle, éditorial d’octobre 2009
Mise à jour de mars 2019. En Tchétchénie, le responsable de l’ONG Mémorial, Oïoub Titiev, primé par le prix européen Vaclav Havel en 2018, a été condamné à quatre ans de colonie pénitentiaire. Dans Le Monde du 18 mars 2019 :
« Cet été-là, tandis qu’officiellement la deuxième guerre russo-tchétchène s’achevait pour être remplacée par un régime antiterroriste, « un nettoyage » avait eu lieu à Kourtchaloï. « Plus de cent personnes ont été torturées, cinq tuées… Alors, j’ai écrit un article sur ces atrocités », a rappelé Oïoub Titïev. Il ne quittera plus l’ONG Mémorial, venue sur place enquêter. Parmi la délégation figurait sa prédécesseure, Natalia Estemirova, assassinée en juillet 2009. Depuis lors, sous la direction de Ramzan Kadyrov, installé par Vladimir Poutine à la tête de cette région du Caucase, les autorités locales, qui ont mené récemment une véritable politique de terreur et de persécutions contre les homosexuels, n’ont cessé de pourchasser, arrêter et diffamer les défenseurs des droits humains, allant même jusqu’à incendier leurs bureaux. »