Régler son compte à Sandormokh

Vue du cimetière mémoriel de Sandormokh en Carélie (source Wikipédia russe)

« Bien avant la parution de l’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, le nom des Solovki est connu bien au-delà des frontières de l’URSS. Durant le « Dégel » khrouchtchévien, l’image des Solovki s’affirme comme celle de « l’archipel de la Mort » dont on ne revient pas. »

Irina Flige, Sandormokh

« Les condamnés à la mesure suprême de défense sociale étaient amenés en camion sur le lieu d’exécution, dans une forêt, où de grandes fosses avaient été préalablement creusées. On ordonnait aux condamnés de s’allonger dans la fosse, face contre terre, après quoi, on tirait au revolver à bout portant. »

Déposition du capitaine Mikhaïl Matveiev, 13 mars 1939

Sandormokh est un hameau abandonné en Carélie russe, au nord-est de la Finlande. Il est proche de la ville de Medvejegorsk, le long du canal Baltique-mer Blanche, creusé entre 1931 et 1933 sur ordre de Staline. C’est un lieu à proximité des origines du Goulag, les camps des îles Solovki dans la mer Blanche, et ceux du canal vers la Baltique (Beltbaltlag) où travaillèrent des milliers de zek (prisonniers du Goulag) dans des conditions proches de l’esclavage. Mais c’est également le titre d’un livre admirable, écrit par la géographe Irina Flige, militante russe de Memorial, traduit par Nicolas Werth et publié en 2021 aux éditions Les Belles lettres. Car Sandormokh est le nom donné à un charnier de centaines de fosses communes, découvert par Iouri Dimitriev, Irina Flige et Veniamine Ioffé, en 1997 dans la forêt du hameau. Un livre précis retraçant un dévoilement documenté, effarant, mais également un livre noir, non seulement par ce qu’il révèle, mais également par le sort réservé aujourd’hui à ce lieu de mémoire et à l’un de ses co-découvreurs, Iouri Dimitriev. Ce dernier a été condamné en septembre 2020 à treize ans de réclusion dans une colonie pénitentiaire à régime sévère par la justice de Poutine, ce qui, écrit Werth, vaut « arrêt de mort » pour cet homme de soixante-cinq ans à la santé dégradée. L’archipel de la mort des Solovki continue de tuer. Et l’association Memorial elle-même, fondée par Sakharov en 1989, est menacée de liquidation à la demande du Parquet général de la Fédération de Russie.

Ce livre de quête de sens, de noms, de dates et de lieux – court, incisif et minutieusement documenté – est divisé en cinq actes comme une pièce de théâtre, une « dramaturgie » selon le titre russe. Nous n’allons pas les énumérer ici d’entrée de jeu, mais emmener le lecteur pas à pas dans cette tragédie, jusqu’au sort de Iouri Dimitriev détaillé par Werth dans la postface, puis dans le post-scriptum sur la condamnation de septembre 2020. Le déroulé de cette « affaire Dimitriev » peut être consulté sur le site de Memorial France. Nous procéderons ici par découvertes successives, comme le lecteur relativement peu informé qui entrerait dans le livre d’Irina Flige.

Sandormorkh, livre d’Irina Flige (sources Les Belles lettres)

Enfouissements

Rien ne devait se savoir, ni l’exécution, ni le nom, ni la date, ni le lieu du supplice et de l’enfouissement des cadavres sous terre, ni, bien sûr, l’identité des auteurs. Quelques survivants ou évadés, témoins d’époque qui passèrent par les îles Solovki entre les deux guerres, membres des familles sans nouvelles de leurs proches, habitants du voisinage ayant vu ou entendu des mouvements suspects conservaient leurs souvenirs en silence. Nous sommes dans le nord-ouest de la Russie, à la frontière septentrionale de la Finlande. Dans la mer Blanche, qui borde cette terre que l’on nomme Carélie, il y a un archipel : les îles Solovki. Habitées depuis des siècles par des moines, les Solovki étaient un lieu de pèlerinage ­et déjà de déportation sous les Tsars. Peu après octobre 1917, le monastère fut transformé en prison, l’archipel en lieu de relégation pour les « ennemis du peuple » et les opposants de gauche.

Les conditions de détention des déportés étaient connues depuis les années 1920-1930, notamment par les témoignages de rares évadés ou d’un gardien, dont certains furent publiés, comme Sozerko Malsagov (1925) et Nikolaï Kisselev-Gromov (1936), ainsi que par le livre de Raymond Duguet, Un Bagne en Russie rouge. Solovki, l’île de la faim, des supplices, de la mort (1927). Ces récits ont été traduits et édités en français dans Aux origines du Goulag – Récits des îles Solovki (2011). Un ouvrage souvent cité par Irina Flige est le témoignage plus tardif de Iouri Tchirkov sur les Solovki, dans C’était  ainsi… : Un  adolescent  au  Goulag (2009), publié en URSS en 1989.

Enfin, toujours pour le lecteur francophone, le splendide et tragique récit d’Olivier Rolin, Le météorologue, édité en 2014, raconte l’histoire d’Alexéï Féodossévitch Vangengheim, directeur du service hydro-météorologique de l’URSS. Le météorologue fut condamné en mars 1934 à dix ans de travaux forcés sur les îles Solovki, après avoir été jugé coupable de « sabotage et de menées contre-révolutionnaires ». Il fit partie des déportés disparus durant la Grande Terreur, dont le sort demeurait inconnu et le corps introuvable. À fin du récit, Rolin raconte sa rencontre avec Iouri Dimitriev qui lui fit connaître la vérité et le lieu qu’il avait découvert. Ce qui nous ramène à Sandormorkh.

Une énigme demeurait en effet. Durant la « Grande Terreur » stalinienne de 1937-1938 (dans le cadre de l’Ordre opérationnel n° 00447 du NKVD, plus de 700.000 exécutions eurent lieu entre juillet 1937 et novembre 1938), près de deux mille détenus des Solovki avaient disparu sans laisser de traces. Il ne s’agit pas de ceux qui sont morts individuellement sur les îles ; de faim, de maladie, de mauvais traitements, dévorés par les moustiques ou d’exécutions sommaires, notamment sur le sinistre « Mont de la Hache ». Non. Il s’agit d’un « contingent » de 1.825 détenus dont le NKVD a « désengorgé » les Solovki et dont le sort était demeuré inconnu. C’était un secret d’État.

La réponse, toujours orale et jamais écrite, des autorités soviétiques à ceux qui cherchaient à savoir était à chaque fois la même, comme le rapporte Irina Flige : « Cette personne est inconnue de nos services », puis « A été condamné à dix ans de privation de liberté sans droit de correspondance ». Enfin, les dix ans étant passés : « Il est décédé en camp en 1942 de tuberculose » ou « en 1943 d’un infarctus » ou « en 1944 d’une pneumonie » (certaines réponses étant en contradiction avec les précédentes). Cet enfouissement de la vérité sous la boue des mensonges ou de la langue de bois, sans cesse prolongé jusqu’à la fin des années 1980, cède progressivement avec la Glasnost. Sauf sur un point particulier qui demeura encore secret : le lieu de la sentence et celui de l’inhumation (en fosse commune).

Localisation des îles Solovki et du canal Baltique-mer Blanche (source Wikipédia)

Précisons que si Sandormokh est focalisé sur la lente découverte du sort des prisonniers « désengorgés » des Solovki, exécutés entre octobre 1937 et février 1938, il concerne aussi des victimes caréliennes de la Grande Terreur – des zek du Beltbaltlag, restés dans le camp pour l’entretien du canal achevé en 1933, et des habitants de la région, enfouis dans le même « polygone » de fosses communes. Si le livre est centré sur les recherches de victimes des îles Solovki, le mémorial de Sandormorkh concernera progressivement les autres victimes. Puis, symboliquement, toutes celles des condamnations à mort de 1937-1938, ce qui donnera parfois lieu à des « conflits mémoriels » entre catégories sociales de victimes et entre nationalités. Nous y reviendrons.

Qui, quand, où ?

Le travail de découverte des charniers de Sandormokh, ainsi que le sort des « contingents » (trois au total) des Solovki mis à mort durant la Grande Terreur, est une recherche opiniâtre et parfois rusée de quelques membres de Memorial. Le livre de Flige est extrêmement minutieux sur les détails de l’enquête, depuis qu’elle-même, en tant que géographe, a publié une étude en 1989, un « atlas géographico-historique » de l’archipel avec des cartes des lieux de détention sur l’île.

Ajoutons que les langues se délièrent et les archives secrètes devinrent lentement accessibles pendant la Glasnost et après la chute de l’URSS. C’est cette « fenêtre d’opportunité » d’une vingtaine d’années, qui permit à la vérité de se faire jour. Ensuite, le durcissement du régime Poutine et la guerre en Ukraine (2014, Crimée puis Donbass), contre laquelle les activistes de Memorial se prononcèrent ouvertement, referma la porte et apporta des changements sur le site mémoriel de Sandormokh ainsi qu’aux cérémonies qui s’y déroulent. Cela jusqu’à l’arrestation de Iouri Dimitriev en décembre 2016 et sa condamnation à treize ans de colonie pénitentiaire en septembre 2020, puis la demande judiciaire de liquidation de Memorial en 2021.

Images commémoratives à Sandormokh de personnes fusillées le 3 novembre 1937 (Source Wikipédia)

La première étape – sur base de témoignages, d’initiatives d’un député de Saint-Pétersbourg (Ivan Tchoukhine, « brutalement disparu » en 1997 sans plus de détails sur cette disparition dans le livre) d’archives du FSB (ex KGB) devenues accessibles grâce à la ruse d’un membre moscovite de Memorial avec l’appui d’un autre député de la Douma, de recoupements d’informations – fut la conviction qu’un grand nombre de détenus des Solovki avaient été exécutés durant la Grande Terreur. 1.825 personnes exactement (chacune identifiée par son nom, ainsi que celui de leur « exécutant »), réparties en trois convois d’octobre 1937 à février 1938.

Comme la mer Blanche est prise par les glaces en février, le dernier groupe de 200 personnes a été exécuté sur les Solovki le 17 février 1938, alors que les deux premiers ont été évacués sur le continent, mais où ? Le premier groupe, qui est le plus important (1.111 personnes, fusillées entre le 27 octobre et le 4 novembre 1937, sous la responsabilité du capitaine Matveiev), est celui qui fera l’objet des recherches aboutissant à la découverte des fosses à Sandormokh. Le second (509 personnes, fusillées le 8 décembre 1937) a sans doute été « liquidé » dans la banlieue de Leningrad, mais aucune trace de leurs corps n’a pu être retrouvée à ce jour. Quatre personnes sont mortes ailleurs ; une femme enceinte a vu sa peine commuée en travaux forcés.

La recherche des fosses communes de Sandormokh est une quête extrêmement opiniâtre et têtue, avec de multiples hypothèses croisées et informations complémentaires, notamment d’habitants de la région. Nous ne pouvons la retracer ici, mais c’est Iouri Dimitriev qui, lors d’un arpentage minutieux du terrain, a découvert soudainement les fosses où se trouvaient les corps du premier convoi des Solovki.

Comment ?

Un des éléments clés de la phase finale de l’enquête concernant le premier convoi des Solovki, est une lettre de septembre 1937, suivie d’une déposition, du capitaine Matveiev (exécutant de la mise à mort) de mars 1939 adressée au Tribunal militaire du NKVD de la région de Leningrad. Ces extraits de lettres et dépositions de « l’exécutant » Matveiev donnent une idée de la brutalité et du sadisme de l’opération, pas si éloignés de ceux des einsatzgruppen nazis, qui confirment beaucoup d’autres témoignages sur les exécutions de masse lors de la Grande Terreur ou de Katyn, ainsi qu’au Goulag (voir ceux réunis par Jurgenson et Werth, 2017). En voici quelques extraits, précédés d’un portait de Matveiev par un lieutenant du KGB, Loukine, en 1996.

« Mikhaïl Matveiev se rendit aux Solovki pour mettre en œuvre une mesure d’une importance capitale, authentiquement révolutionnaire – abattre les ennemis de la révolution. En route, dans le camp de Medvejegorsk, il se fit faire deux bâtons de bouleau pour pouvoir « corriger les détenus à sa guise ». Son exemple encouragea ses subordonnés : l’un d’entre eux étrangla « pour s’amuser«  deux détenus de ses propres mains. Quant à Matveiev, il s’en donna à cœur joie : arrivé aux Solovki il bastonnait les contre-révolutionnaires qui lui tombaient sous la main avant de les fusiller lui-même, « vite fait, bien fait ».(…) De retour à Leningrad, après avoir accompli avec célérité sa mission, il fut décoré de l’ordre de l’Étoile rouge pour sa contribution exceptionnelle au « renforcement de l’ordre socialiste » » (Evgueni Loukine, Les bourreaux n’ont pas de sang sur les mains, Saint-Pétersbourg, 1996). Ajoutons que Matveiev fut ensuite condamné à dix ans de camp pour « avoir manqué d’humanité », mais libéré rapidement par une résolution du Soviet suprême au début de la guerre.

Les îles Solovki (source Wikimedia commons)

Des témoignages de l’époque d’un certain Mironov, commandant du NKVD participant à l’opération, moins suspects de « réécriture après-coup » (le récit de Loukine date de 1996, cinq ans après la chute de l’URSS) confirment la cruauté du capitaine : « Arrivé à Medvejegorsk, Matveiev donna l’ordre à des agents du NKVD de lui confectionner deux « massues » de bois afin d’en frapper à sa guise les condamnés. (…) Ces frappes avaient lieu aussi bien dans les locaux où les condamnés à mort étaient entravés juste avant d’être jetés dans des camions qu’au cours de leur transfert et même sur le lieu de leur exécution, juste avant qu’ils ne soient mis à mort. Un certain nombre de condamnés furent battus à mort dans les locaux où ils étaient entravés ; d’autres furent étranglés dans les mêmes locaux » (archives du FSB de la République de Carélie, cité par Flige).

Le même Mironov précise : « Il y eut des cas où des condamnés se sont jetés sur les membres de la brigade venue de Leningrad pour procéder à leur exécution ; l’un d’entre eux a été blessé à la tête. Pour éviter de tels incidents, il a été décidé de ne laisser aux condamnés que leurs sous-vêtements. C’est dans cette tenue qu’ils ont été convoyés vers le lieu de leur exécution » (ibidem). Rappelons que ces prisonniers affamés « en sous-vêtements » ont déjà passé plusieurs années dans les Solovki et que nous sommes au début de l’hiver au nord de la Russie. Comme le rappelle Flige, ils n’ont pas été informés de leur condamnation et c’est au dernier moment qu’ils réalisent le sort qui les attend et se révoltent.

Matveiev, quant à lui, raconte dans sa lettre de 1937 et sa déposition de 1939 (quelques extraits de longues citations par Flige). « J’ai demandé plusieurs fois à Soste [chef adjoint du NKVD de la région de Leningrad] et il m’a répondu à chaque fois que tout est permis. (..) Il a dit que tout sera réglé, donc tout est réglé. Après cette réponse, j’ai été rassuré. » Un autre témoignage confirme (Karamychev du Beltbaltlag) : « Dans le local où les détenus avaient été entassés pieds et poings liés, une femme se mit à proférer des propos terroristes contre-révolutionnaires à l’encontre du Guide du Parti [Staline], à la suite de quoi des membres de la brigade de Leningrad la rouèrent de coups de pied au ventre avant de l’étrangler avec une corde » (dépositions de Matveiev et de Karamychev, nous soulignons).

L’exécution est décrite par Matveiev, comme cité dans l’épigraphe : « Les condamnés à la mesure suprême de défense sociale étaient amenés en camion sur le lieu d’exécution, dans une forêt, où de grandes fosses avaient été préalablement creusées. On ordonnait aux condamnés de s’allonger dans la fosse, face contre terre, après quoi, on tirait au revolver à bout portant.» (déposition de Matveiev, mars 1939, nous soulignons).

Après

Un dernier aspect du livre, non sans importance, est la constitution du cimetière mémoriel « Sandormokh » sur les lieux des fosses communes, après examen et datation des corps – ils seront plus de six mille avec ceux de Carélie (du Beltbaltlag et d’ailleurs). Et, ensuite, les transformations progressives de cet espace. Le cimetière ou complexe historico-mémoriel est reconnu officiellement par le gouvernement de la République de Carélie en septembre 1997. Une première stèle est inaugurée le 27 octobre 1997, soixante ans après le début de l’exécution des personnes du premier convoi des Solovki. Elle porte l’inscription : A la mémoire du convoi des Solovki – 1111 personnes. Un « livre de mémoire » comportant les noms et une courte biographie des fusillés du premier convoi est distribué. Les autres victimes de Carélie et leurs noms n’ont pas encore été identifiées. Elles le seront plus tard par Iouri Dimitriev.

Neuf cents personnes seront présentes ce 27 octobre 1997. Notons qu’aucun officiel de l’État russe n’a fait le déplacement (sauf deux députés de la Douma à titre privé), alors qu’il y a des représentants diplomatiques de l’Allemagne, de la Pologne et de l’Ukraine. De nombreux membres de l’élite ukrainienne déportés aux Solovki sont parmi les victimes. Parmi d’autres parents des disparus, la fille du météorologue Vangengheim est également venue de Moscou.

Veniamine Ioffe, l’un des découvreurs de Sandormokh, fera une allocution très forte lors de l’inauguration, avec notamment ces mots : « Le régime s’est débarrassé systématiquement, méthodiquement, de tous ceux qui avaient une couleur, de tous ceux qui exprimaient une opinion – partant, de tous ceux qui étaient vivants. Car le régime voulait des gens incolores, transparents, dociles, des numéros qui n’avaient pas d’opinion. (…) Il y a soixante ans, un État tout-puissant a tué ici un millier de personnes et a voulu que leurs traces disparaissent à jamais. (…) Aujourd’hui, nous connaissons chacun de ces morts par son nom. Nous connaissons aussi chacun de ceux qui les ont condamnés par son nom ; chacun de ceux qui les ont convoyés jusqu’ici par son nom ; chacun de ceux qui les ont fusillés par son nom. Nous les connaissons tous. Nous avons vaincu l’Oubli que voulait nous imposer l’État. » L’avenir de la Russie post-communiste, nous le savons maintenant, contredira quelque peu cette victoire contre l’oubli.

Une croix ukrainienne sur le cimetière mémoriel de Sandomorkh
(source Wikipédia russe)

Trois « courants de mémoire » vont converger à Sandormokh : celui des Solovki (mémoire des élites), celui de Carélie (mémoire des petites gens) et celui de toutes les victimes de la Grande Terreur de 1937-1938. Viendront s’ajouter des mémoires spécifiques, religieuses et nationales. Pour la première fois, en 2014 (année de l’invasion de la Crimée, contre laquelle Irina Flige et Iouri Dimitriev vont s’élever en public), il n’y aura pas de représentants ukrainiens, pas davantage les années qui suivront. Puis, après l’érection d’un étrange monument avec un ange, sans référence aux événements historiques, viendra une main-mise religieuse sur la cérémonie annuelle qui va se transformer en procession avec un office orthodoxe qui deviendra une sorte de passage obligé.

Enfin apparaîtra une nouvelle croix, érigée par un groupe de Cosaques, avec l’inscription : « Puisse cette Sainte Croix nous protéger de tous les ennemis de la Terre Russe ». Irina Flige remarque : « Dans l’inscription de la croix des Cosaques, les « victimes innocentes » auxquelles il est rendu hommage apparaissent comme les victimes des « ennemis de la Terre Russe », des ennemis extérieurs. Quant à « notre Terre Russe », elle semble bien ne relever ni du registre géographique, ni du registre politique, mais bien d’un registre que l’on pourrait qualifier de « mystico-idéologique.» En 2016, un autre monument est érigé, le « monument aux Russes ». C’est-à-dire, remarque Flige, « un monument « contre la mémoire étrangère » omniprésente à Sandormokh ». Et cela deux années après le début de la guerre en Ukraine.

Révision de l’histoire et règlement de compte

Une première tentative du pouvoir poutinien pour détourner la responsabilité de l’URSS (soit la Russie) dans ces crimes de masse, sera la « piste finlandaise ». Comme à Katyn, ce ne sont pas les Soviétiques qui seraient responsables, mais les Finlandais. Les restes humains trouvés à Sandormokh sont ceux de soldats russes fusillés par l’armée finlandaise, et non par la Grande Terreur stalinienne. Voilà peut-être « les  ennemis de la Terre Russe » de la croix des Cosaques. Cette piste fera l’objet d’un grand tapage médiatique (les médias étant contrôlés par le pouvoir) à travers lequel on annonce que « l’on vient de démasquer une formidable falsification historique organisée par Memorial depuis 1997 ». Des fouilles, menées avec amateurisme, ne déboucheront en fin de compte sur aucune preuve crédible. Mais « le doute » s’est installé.

La fin du livre (publié en russe en 2019) et la postface de Nicolas Werth sont douloureuses. Irina Flige constate que « Aujourd’hui, à nouveau, cette mémoire se heurte à un mur érigé par le pouvoir. (…) Aujourd’hui, lors des cérémonies d’hommage aux victimes de Sandormokh du 5 août, on lit les noms, tous les noms de ceux qui ont été fusillés dans les années 1930. Mais aussi, depuis peu, de ceux qui ont été arrêtés depuis 2014 » (nous soulignons).

Iouri Dimitriev (source Wikipédia)

Parmi eux, Iouri Dimitriev, arrêté en décembre 2016 et condamné à treize ans de réclusion dans une colonie pénitentiaire à régime sévère. Les faits qui lui sont reprochés ? Une accusation de « pédophilie »[1] à l’encontre de sa fille adoptive handicapée, dont il avait pris des clichés de suivi médical, trouvés dans son ordinateur lors d’une « visite ». Comme écrit en début d’article, le dossier détaillé et mis à jour de « l’affaire Dimitriev » se trouve sur le site de Memorial France. Irina Flige l’écrit sans détours : « l’opinion publique a immédiatement interprété l’arrestation de Iouri Dimitriev comme le signe de la volonté du pouvoir de « régler une fois pour toutes son compte à Sandormokh ». »

Bernard De Backer, novembre 2021


[1] Selon les termes de l’inculpation : “Utilisation d’un mineur dans le but de fabriquer des matériaux ou objets pornographiques”, “Acte de débauche sans violence par une personne majeure sur un mineur.”

Complément du 2 janvier 2022. « La dissolution de Memorial marque une étape décisive dans la politique de contrôle de la société russe ». Tribune de Nicolas Werth dans Le Monde du premier janvier 2022. En conjuguant son travail de mémoire sur les exactions du stalinisme avec la défense des droits humains, la prestigieuse ONG russe contrariait la grande entreprise de réécriture de l’histoire engagée par le pouvoir, relève Nicolas Werth, historien et président de Memorial France.

Complément du 28 décembre 2021. « En Russie, la dissolution de l’ONG Memorial marque l’ampleur du recul démocratique de l’ère Poutine. La fin de la plus connue des associations de défense des droits de l’homme russes, gardienne de la mémoire des victimes de la terreur stalinienne, a été prononcée par la Cour suprême, mardi. » Le Monde du 28 décembre 2021, par Isabelle Mandraud et Benoît Vitkine (Moscou, correspondant). Il convient de rappeller sans cesse que la terreur a commencé sous Lénine, le maître à penser de Staline, comme l’a notamment documenté Nicolas Werth. Poutine aura donc réglé son compte à Memorial. Communiqué de Memorial France : Jusqu’où iront les autorités russes ?

Compléments du 16 décembre 2021. Pour Poutine, les questions mémorielles sont plus centrales que jamais. « Trente ans après la disparition de l’URSS, son histoire est un travail en cours. Deux historiens, Sabine Dullin et Alain Blum, signent chacun une synthèse des connaissances en la matière. » Dans Le Monde du 15 décembre 2021. « Envers et contre tout », d’Euphrosinia Kersnovskaïa : le goulag comme une danse macabre. Trente ans après la fin de l’URSS, paraît en français l’étonnant témoignage d’une rescapée du système concentrationnaire soviétique, le goulag. dessina ses années d’internement, Le Monde du 15 décembre 2021. Chez l’éditeur, Christian Bourgois.

Complément du 9 décembre 2021. « En Russie, un immense complexe carcéral soumet un demi-million de personnes à un ordre tyrannique ». Des ONG de défense des droits humains appellent, dans une tribune au « Monde », à réagir à l’usage massif de la torture dans les prisons russes. L’absence de réaction ferme de la part des organisations internationales conforte les courants les plus durs de l’administration pénitentiaire. Le Monde du 7 décembre 2021.

Complément

Lien vers Memorial France qui fait un puissant travail d’information sur les répressions des droits humains en Russie et dans l’ancien « bloc de l’Est », passées et présentes, en lien avec Memorial International.

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Fichier pdf : Bibliographie chronologique sur le Goulag. Document établi pour le public en décembre 2018 dans le cadre de la rencontre avec Luba Jurgenson et Nicolas Werth à la librairie CFC de Bruxelles, autour de leur livre Le Goulag. Témoignages et archives (Robert Laffont, 2017). Depuis lors, cette bibliographie et filmographie s’est étoffée, notamment avec les documentaires Goulag, une histoire soviétique et Les bourreaux de Staline – Katyn, 1940 diffusés par Arte.

Extrait de mon article « La seconde mort du Goulag »

Face à cet incroyable, un zek comme Iouri Tchirkov, déporté en 1935 à l’âge de 15 ans aux îles Solovki, va titrer son long témoignage d’un simple « C’était ainsi… »[14] Un livre qui fut publié en 1989 à la faveur de la perestroïka, et « jeté aux oubliettes » après la faillite de l’éditeur. La traductrice du livre, Luba Jurgenson, écrit qu’elle le découvrit « grâce à une rencontre fortuite ». Son auteur était décédé en 1988, un an avant la parution de son livre. La traduction française comporte cet avertissement : « L’éditeur s’est efforcé d’obtenir les autorisations nécessaires pour éditer cette œuvre. Aucun renseignement n’a pu nous être donné sur les ayant droit de Iouri Tchirkov. » Livre publié in extremis, faillite de l’éditeur, livre jeté aux oubliettes, découverte fortuite, pas d’ayant droit : C’était ainsi… Notons que Soljenitsyne utilise les mêmes termes dans un bref propos liminaire à l’Archipel du Goulag : « S’ils ne sont pas tous nommés, c’est que la mémoire des hommes n’a pas retenu chaque nom – mais tout s’est bien passé ainsi. » (nous soulignons)

Luba Jurgenson, écrit dans sa préface : « Le titre en est éclairant : face à l’effacement qui menace la mémoire des camps en URSS, le survivant cherche à apporter une preuve tangible de son expérience, de prononcer un « ceci a eu lieu » irréfutable, d’inscrire l’événement dans l’authenticité et la continuité du réel. » Iouri Tchirkov y fait ce constat concernant le bagne des îles Solovki (situé dans un ancien monastère entouré de fortifications, dénommées kreml en russe) :

« Sur la porte principale du kremlin, par où les détenus sortaient pour travailler, il était écrit : « Par le travail, la liberté ! ». Ce slogan était le plus répandu, on le trouvait, comme je l’ai su par la suite, dans les camps de travail les plus différents, ainsi qu’à Auschwitz où sa version allemande, « Arbeit macht frei ! » surmontait le portail. »

À la fin de son livre, Iouri Tchirkov décrit sa « libération » dans la station météorologique d’Oukhta (Sibérie occidentale) en 1943. « J’étais libéré. Aucun train ne m’emportait vers le sud, le vent n’ébouriffait pas mes cheveux (…) Je n’avais pas de passeport, mais seulement un certificat de libération qui ne pouvait servir de pièce d’identité en dehors d’Oukhta. Cette libération inattendue avait fait voler en éclat mes dernières illusions. Je ne pouvais même plus attendre ni rêver d’être libre. »

Références

  • Brunswic Anne, Les eaux glacées du Belomorkanal, Actes Sud, 2009
  • Duguet Raymond, Un Bagne en Russie rouge. Solovki, l’île de la faim, des  supplices, de la mort, Éditions Jules Tallandier, 1927 (Ouvrage largement inspiré du livre de Malsagov, réédité en 2004 chez Balland, préface de Nicolas Werth)
  • Flige Irina, Sandormokh. Le livre noir d’un lieu de mémoire, Les Belles Lettres, 2021 (traduction, préface et postface de Nicolas Werth), édition originale avec de nombreuses photographies, Ирина Флиге, Сандормох: драматургия смыслов, Санкт-Петербург, 2019.
  • Jurgenson Luba, Werth Nicolas, Le Goulag. Témoignages et archives, Robert Laffont, coll. Bouquins, 2017
  • Kisselev-Gromov Nikolaï, Лагери смерти в СССР. Великая братская могила  жертв коммунистического террора,  Шанхай 1936  (Les camps de la mort en URSS : la  grande fosse commune des victimes de la terreur communiste de Nikolaï Kisselev-Gromov, Shanghai 1936).
  • Kisselev-Gromov Nikolaï, Malsagov Sozerko, Aux origines du Goulag – Récits des îles Solovki, Paris, François Bourin Éditeur, 2011, préface de Nicolas Werth. Ce livre est une traduction des deux témoignages publiés en russe en 1925 et 1936.
  • Kizny Tomasz, Goulag, éditions Balland, 2009 (extraordinaire livre de photographies, notamment des Solovki et du Belomorkanal)
  • Malsagov Sozerko, Соловки. Остров пыток и смерти, « Сегодня », Riga, 1925  (Solovki, île de la torture et de la mort)
  • Margolin Julius, Voyage au pays des Ze-Ka, Le Bruit du temps, Paris, 2010 (la première partie de la captivité de Margolin au Goulag est dans le Beltbaltlag – c’est de là que vient l’expression ze-ka, « prisonnier du canal Baltique-mer Blanche »)
  • Rolin Olivier, Le Météorologue, Seuil, 2014
  • Tchirkov Iouri ,  C’était  ainsi… :  Un  adolescent  au  Goulag,  traduit  du  russe  par  Luba  Jurgenson,  Éditions  des  Syrtes,  Coll.  «  Littérature  étrangère  »,  2009  (publié  en URSS en 1989)
  • Semen Pidhainy, Islands of Death, Burns & MacEachern,1953
  • Werth Nicolas, L’Ivrogne et la Marchande de fleurs : Autopsie d’un meurtre de masse, 1937–1938, Paris, Tallandier, 2009

Le Goulag, les crimes du communisme soviétique et Memorial sur Routes et déroutes (ressources et liens associés)

La seconde mort du Goulag, décembre 2018
Staline radicalisé par Lénine, mars 2019
Le mystère Oulianine, avril 2019
Que faire de Lénine ?, La Revue nouvelle, octobre 2017
La démocratie à l’épreuve des totalitarismes (de Marcel Gauchet), La Revue nouvelle, avril 2011
Assassinat de Natalia Estemirova, asphyxie de Memorial ?, éditorial de La Revue nouvelle, octobre 2009.
Holodomor, les enjeux d’une reconnaissance tardive, La Revue nouvelle, décembre 2008
Les crimes du communisme entre amnésie et dénégation, La Revue nouvelle, avril 2006

5 réflexions sur “Régler son compte à Sandormokh

    1. Merci pour ta lecture Pierre, mais ce travail de mémoire est avant tout l’oeuvre tenace et méticuleuse de Memorial, admirablement décrit par Irina Flige en ce qui concerne la découverte et l’identification des fosses communes de Sandomorkh. Il concerne évidement aussi la Russie contemporaine dont l’évolution sur ce point, comme sur beaucoup d’autres, est extrêmement inquiétante.

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  1. Effrayant! Non pas seulement ce qu’il s’est passé, mais aussi ce qu’il se passe aujourd’hui. A vouloir les nier, le régime Poutine endosse les crimes du soviétisme et utilise les mêmes pratiques de réécriture de l’Histoire.

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    1. En effet Michel, et c’est ce qui m’a motivé à écrire cet article. En 2012, je co-dirigeais avec Aude Merlin un dossier de La Revue nouvelle, titré Russie : le retour du même ? J’avais choisi ce titre, non seulement pour évoquer le retour de Vladimir Poutine après l’intermède Medvedev, mais également le retour de l’autocratie russe et – bien pire à mon sens – du totalitarisme soviétique. Nous y voici, à quelques différences près.

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