Le zek, la houille et le traineau

Avec les Nénetses sous le tchoum
(photographie via Aude Merlin)

J’ai le plaisir d’accueillir un récit d’Aude Merlin, lu avec beaucoup d’intérêt lors de sa première publication dans La Revue nouvelle en décembre 2005. Merci à l’autrice de le confier à Routes et déroutes

À Vorkouta, dans le Grand Nord russe, se côtoient deux populations : les anciens prisonniers du goulag — les zeks — et des éleveurs de rennes, qui pratiquent la transhumance. Sous Staline, les zeks ont construit la ville et le complexe charbonnier, qui n’étaient qu’un immense camp. Aujourd’hui, leurs descendants sont frappés de plein fouet par la fermeture des mines, tandis que les éleveurs, qui sont parvenus à conserver leur mode de vie traditionnel, résistent mieux aux bouleversements de la crise économique.

Dernière minute : Sibérie, la toundra des Nénètse. À 600 kilomètres au nord du cercle arctique, en Sibérie, les Nénètse vivent depuis des millénaires sur la péninsule de Yamal, le « bout du monde ». Ces éleveurs de rennes nomades ont su s’adapter aux conditions climatiques parmi les plus hostiles de la planète. Mais aujourd’hui, la toundra subit de profonds bouleversements liés au réchauffement climatique, qui menacent la survie de leurs troupeaux. Documentaire de Mike Magidson (France, 2021), diffusion Arte. (tissé autour du fil conducteur du chemin de migration des Nénètse vers leurs paturages d’été, récits et témoignages sur les bouleversements induits par la sédentarisation, l’acculturation, l’exploitation gazière et le réchauffement climatique – notamment la fonte du permafrost et l’explosion consécutive de poches souterraines de méthane)

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Vorkouta. En nénetse, langue d’un des petits peuples autochtones[1] du Grand Nord russe, Vorkouta signifie la « rivière des ours ». Dans cette ville, située à la lisière orientale et septentrionale de l’Oural — au-delà c’est la Sibérie —, au Nord du cercle polaire et à quelques jours de traineau du fleuve Ob, défilent les « khrouchtchoby », ces bâtiments style H.L.M. à cinq étages de l’époque Khrouchtchev, dont quelques-uns, fraichement repeints, tranchent avec l’état général des autres, aux façades grises et délabrées. La « rivière des ours » : si l’on voit bien la rivière Vorkouta serpenter, encore gelée, autour de ce que l’on pourrait appeler le noyau central de la ville, rien n’évoque ici la présence d’ours. En revanche, tout rappelle au visiteur que Vorkouta est la « ville du charbon », comme ces slogans, juchés sur le haut des immeubles depuis des décennies, qui martèlent encore et toujours : « Plus de charbon pour la patrie ! », ou « L’honneur de l’entreprise est l’affaire de chacun ! », ou encore saluent le cinquantième anniversaire du mouvement stakhanoviste. Ces petits messages rythment la visite, au gré d’une déambulation entre la statue de Lénine, encore bien présente sur l’artère centrale, et le « Palais de la culture des mineurs » aux colonnes gris anthracite, qui lui fait face.

Vorkouta-Vorkoutlag. L’essentiel, invisible pour les yeux…

Mais aucun signe visible, ou presque, ne rappelle que Vorkouta fut, dès sa création, une ville-camp. Et que, entre la « rivière des ours » et ce qui devint un des plus gros complexes charbonniers d’Union soviétique, il y eut, improbable « trait d’union » dans l’histoire, le Goulag[2], système concentrationnaire et pénitentiaire utilisé par Staline pour faire surgir de terre cette ville ex nihilo entièrement consacrée à l’extraction de cet « or noir ». L’histoire gardera pourtant de cette ville le nom du complexe charbonnier « Vorkouta-Ougol » (Vorkouta-Charbon), et non pas le triste acronyme « Vorkoutlag[3] » désignant l’administration locale des camps qui englobait tout un archipel pénitentiaire situé́ dans Vorkouta, mais aussi aux alentours, comme en témoigne la gigantesque carte murale du Goulag suspendue dans le bureau de l’Association Memorial de la ville. Chaque « centre » rassemble en effet des camps, baraquements, prisons et « zones » aux statuts variables (points de détention, sections de camps, centres de détention…, zones interdites, zones semi-fermées de détention de nuit, colonies spéciales, etc.).

Outre quelques bases érodées de piliers en bois giflés par le vent et recouverts de neige, il ne reste, comme signes visibles de cette histoire pénitentiaire, que quelques traces improbables. Contrairement à la grande majorité des installations pénitentiaires, deux camps n’ont pas été détruits ni brulés, et sont aujourd’hui des prisons de droit commun. On devine à̀ peine, à̀ ras de l’épaisse couche de neige dans laquelle s’enfoncent les jambes à chaque pas, les croix de deux cimetières en errance au bord du kol’tso, la ceinture de plus de quarante kilomètres qui relie les mines les unes aux autres par la route.

Un de ces deux cimetières a, d’ailleurs, un sens bien particulier. Alors que les détenus, lorsqu’ils mouraient, étaient jetés dans des fosses communes ou laissés sur place dans la neige le long des voies ferrées, le devoir de mémoire a quand même réussi à imposer de rendre hommage à un évènement longtemps caché par l’histoire officielle. Dans le sillage du soulèvement général des détenus du Goulag de toute l’Union soviétique après la mort de Staline, les détenus de Vorkouta avaient organisé des mouvements de grève pour réclamer un adoucissement des conditions de détention (« simple » assignation à résidence, ou possibilité de finir de purger leur peine dans leur pays natal, les détenus de Vorkouta étant en grand nombre originaires d’Ukraine, des pays baltes, de Pologne ou d’Allemagne). La réponse à ces revendications fut la force, et la répression de cette contestation dans la mine numéro 29, le 1er aout 1953, se solda par septante morts, dont les sépultures forment aujourd’hui un cimetière de « numéros », que l’association Memorial a identifiés un par un, rendant leurs nom et prénom à ces anonymes insurgés.

Cimetière à Votkouta, date inconnue
(source Wikipédia)

Autres traces bien sûr visibles de cette histoire : les infrastructures proprement dites, construites par cette main-d’œuvre gratuite, taillable et corvéable à merci. Mines, voies ferrées reliant les mines, cités-dortoirs en face de chaque mine, sortes de corons au milieu de nulle part… Et, dernier vestige des camps, près du cimetière de Iourchor, un ancien mitard, dont on voit encore émerger au ras du sol les grilles qui clôturaient les cellules. Cachot transformé aujourd’hui en chapelle. À part ces quelques traces, plus rien. Comme si, après la construction d’une bâtisse, on avait ôté les échafaudages n’ayant plus de raison d’être. « Échafaudages » bien sinistres, car qui aurait pu souhaiter aujourd’hui voir en plein cœur de la ville un baraquement du Goulag, ou un musée à ciel ouvert relatant ces images indéfectiblement gravées dans la mémoire des survivants, les détenus n’ayant que la peau sur les os et mourant le long de la voie ferrée, au point qu’on dit de cette « voie morte » que « sous chaque traverse git un cadavre » ? Les miradors à l’entrée, avec, devant la porte des camps, le corps — exhibé pour l’exemple — d’un détenu ayant payé de sa vie sa tentative d’évasion ? Des prisonniers attelés comme des bêtes de trait qui, pieds nus dans la neige, tirent un traineau jonché de cadavres de codétenus pour aller les jeter dans une fosse commune ?

Qui pourrait souhaiter avoir sous les yeux, dans son quotidien, l’image lancinante d’un leitmotiv en triptyque agrippé à l’histoire : le zek, la houille et le traineau… Personne, pourrait-on penser. Pourtant, le maire de Vorkouta, M. Chpektor, le dit haut et fort : « Je rêve de construire un Goulag à Vorkouta. Pour les touristes, pour qu’ils puissent voir d’où vient cette ville, et de quelle sueur elle est née. Pour qu’ils puissent gouter l’infâme balanda, bouillie que les détenus avalaient au réfectoire ; qu’ils puissent voir le mitard dans chaque camp, les châlits dans chaque baraquement, et se représenter ce que fut Vorkoutlag, imaginer la construction de cette ville par moins 30 degrés, parfois moins 50 degrés au plus fort de l’hiver. » Le maire a tout prévu, jusqu’au projet d’ériger un hôtel cinq étoiles pour accueillir les touristes étrangers, et un aéroport rénové qui relierait directement les capitales européennes et asiatiques à Vorkouta.

Si la ville a été essentiellement construite par des zeks (détenus) — il y eut certes des komsomols et des « libres » venus doubler ou tripler leur salaire au titre des primes d’éloignement dans les difficiles conditions du Grand Nord mais, contrairement à ce qu’a longtemps prétendu l’histoire officielle, ils ne constituèrent qu’une part très minoritaire de la main-d’œuvre —, il reste difficile d’évaluer le nombre total de détenus « passés » par Vorkoutlag.

Le camp ou « anneau » de Vorkoutlag en 1950
(source Wikipédia)

On ne peut, à l’observation des chiffres, que rappeler que lors de son pic d’« affluence », en 1951, il y avait 192.951 détenus dans tout le bassin de Vorkouta. Les estimations balayant la période de 1932 à 1960 évaluent à̀ plus d’un million le nombre de détenus qui seraient « passés par Vorkouta  », question qui reste de toute façon en suspens. D’une part, la multitude des statuts de détenus complique la lecture des chiffres : se trouvaient à la fois des détenus politiques au titre de l’article 58 du Code pénal (58-10 et 58-11 étant les plus répandus, trahison à la Patrie et espionnage au profit d’un État étranger), des « colons spéciaux » issus des peuples déportés — comme les Allemands de la Volga —, des détenus de droit commun, des prisonniers de guerre. De plus, les « arrivages » (étapy) de nouveaux détenus à intervalles réguliers, les transferts de détenus d’un camp à un autre modifiaient en permanence la composition de ceux-ci. Parmi les détenus politiques, la plupart étaient d’anciens combattants soviétiques qui avaient eu la malchance de tomber aux mains de l’ennemi nazi : aux yeux de Staline, c’était un crime contre l’État soviétique et, lors de la libération, ces traitres avaient directement été envoyés dans les camps soviétiques, se retrouvant soumis à cette « double peine ».

Bas-relief avec « l’anneau des mines »
(photographie Aude Merlin)

L’un des survivants, Iouri Iakovlev, ancien marin de Léningrad âgé́ aujourd’hui de quatre-vingt-trois ans, était tombé aux mains des Allemands sur les rives du lac Ladoga pendant le blocus de Léningrad. Après s’être échappé, il avait rejoint le front de Stalingrad pour continuer à se battre, mais fut rattrapé par l’ordre de Staline de punir pour trahison tous les anciens combattants tombés aux mains de l’ennemi, et, à ce titre, considérés comme des « agents de l’occupant ». Envoyé à Vorkouta après un procès mascarade, il y fut détenu (y fut « assis », comme le dit la langue russe) de 1943 à 1952, et participa à la construction des premières mines de la ville, qui à l’époque portaient des numéros. Mine numéro 1, mine numéro 7, mine numéro 29 … Les détenus politiques avaient, eux aussi, leur numéro cousu sur la manche gauche au niveau du coude, et sur le pantalon à hauteur du genou droit. Libéré en 1952, Iouri dut rester encore plusieurs années à Vorkouta, « assigné à̀ résidence », tenu qu’il était, comme tous les ex-détenus politiques, de « pointer » chaque mois auprès des services administratifs de la ville. Ensuite, comme tous les « traitres à la Patrie », il lui fut interdit, après la fin de son statut de « libre assigné à résidence », de s’installer à moins de cent-un kilomètres des grandes villes et des capitales de Républiques de l’Union, l’accès à ces villes lui étant a fortiori totalement interdit.

. . .

Aude Merlin
(décembre 2005)

Ceci n’est que le début d’un article très développé (il fait 14 pages) qui concerne divers types de populations (prisonniers du Goulag ou zeks, gardiens, mineurs de charbon, population autochtone – les Nénetses) situées dans le flux et les tourbillons de l’histoire. La totalité du texte, publié dans La Revue nouvelle en décembre 2005, est téléchargeable en format pdf. Aude avait accompagné en mai 2005 le journaliste Daniel Mermet (émission « Là-bas si j’y suis », France Inter) dans le Grand Nord russe, comme interprète. Les liens vers les deux séries d’émissions sont en dessous de la galerie d’images prises par Aude. Elles peuvent donc être écoutées.


[1] On comptait 41.302 Nénetses en 2002 dans toute la Fédération de Russie, lors du dernier recensement, répartis essentiellement entre l’okroug Iamalo-Nénetse, l’okroug autonome nénetse, et la République des Komis, par laquelle ils transhument. Vorkouta se trouve dans la République des Komis.

[2] Acronyme pour administration d’État des camps.

[3] Les lettres « lag » (que l’on retrouve aussi dans Goulag, OzerLag, BamLag, etc.) sont les trois premières lettres de « lager » : le mot allemand a été repris tel quel dans la langue russo-soviétique.


Images et liens audio

Ces photos ont été prises par Aude Merlin lors de son voyage à Vorkouta, dans le cadre de l’émission « Là-bas si j’y suis » de Daniel Mermet (2005-2006). Les émissions peuvent être écoutées en suivant les liens en dessous des images. Ces dernières peuvent être agrandies en cliquant sur chacune…

Série « Gloire à ceux qui ont vaincu le cercle polaire » 

1/ Gloire à ceux qui ont vaincu le cercle polaire

https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2004-05/juin-101/gloire-a-ceux-qui-ont-vaincu-le-cercle-polaire-1

2/ Gloire à ceux qui ont vaincu le cercle polaire

https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2004-05/juin-101/gloire-a-ceux-qui-ont-vaincu-le-cercle-polaire-2-705

3/ Gloire à ceux qui ont vaincu le cercle polaire

https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2004-05/juin-101/gloire-a-ceux-qui-ont-vaincu-le-cercle-polaire-3-704

Série « La baraque la plus gaie du camp »

1/ La baraque la plus gaie du camp (23.01.2006, avec Youri, 83 ans)

https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2005-06/janvier-109/la-baraque-la-plus-gaie-du-camp

2/ La baraque la plus gaie du camp (24.01.2006, avec Youri, 83 ans)

https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2005-06/janvier-109/la-baraque-la-plus-gaie-du-camp-2

3/ La baraque la plus gaie du camp (25.01.2006, avec Valentina, née en 1918)

https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2005-06/janvier-109/la-baraque-la-plus-gaie-du-camp-3

4/  La baraque la plus gaie du camp (25.01.2006, rencontre avec Tamara, Maria, Alexander et Valentina)

https://la-bas.org/la-bas-magazine/les-archives-radiophoniques/2005-06/janvier-109/la-baraque-la-plus-gaie-du-camp-4

2 réflexions sur “Le zek, la houille et le traineau

  1. Toute l’horreur stalinienne ! Je n’imaginais pas de tels chiffres. Un million de détenus à Vorkouta ! Et j’ignorais ce sort ignoble qui fut réservé aux soldats soviétiques qui avaient eu le malheur de tomber aux mains des nazis. Ce régime a dévoré ses propres enfants.
    J’imagine qu’aujourd’hui, comme partout ailleurs, le travail de mémoire de Memorial, a été effacé.

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  2. Selon Nicolas Werth et Luba Jurgenson, on estime à vingt-six millions le nombre total de personnes qui furent déportées dans les « villages spéciaux » et au Goulag, « le système concentrationnaire le plus vaste et le plus long du XXe siècle » (Jurgenson et Werth, Le Goulag. Témoignages et archives, Robert Laffont, 2017). Quatre millions y trouvèrent la mort suite aux conditions de détention entre 1929 et 1954 estime Werth (sans tenir compte des prisonniers abattus par un gardien irascible ou des mourants « libérés » de dernière minute). Le Goulag proprement dit aurait compté vingt millions de déportés durant la période 1930-1960, dont un dixième à Vorkouta. Mais il y eut des déportés et des camps de concentration dès Lénine, notamment aux îles Solovki. Par ailleurs, nombre de zeks « libérés » étaient assignés à résidence à proximité des camps, comme le raconte l’article. Voir plus de détails sur ce site dans « La seconde mort du Goulag».

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