L’écologie du Vivant en question

Couverture du livre du philosophe Francis Wolff
(source Philosophie Magazine)

Le livre du philosophe Francis Wolff, professeur émérite à l’École normale supérieure, est l’ouvrage d’un écologiste, mais adversaire d’une écologie centrée sur « la vie » en tant que telle. Celle qui se développe notamment dans la foulée d’une critique de l’ontologie « naturaliste » occidentale, développée par Philippe Descola, Eduardo Viveiros de Castro, Bruno Latour, puis Baptiste Morizot, Vinciane Deprez et beaucoup d’autres. Son ouvrage a été écrit avant la seconde élection d’un Trump climatosceptique et l’auteur a hésité à le publier après. Il s’en explique en début de livre. S’il adresse des critiques à certains courants de la pensée écologique contemporaine, il tient cependant à rappeler que « l’adversaire unique, en la matière, demeure l’écoscepticisme sous toutes ses formes ». Comme j’ai développé des réflexions semblables dans plusieurs articles de Routes et déroutes, notamment à l’égard de Morizot et Descola, il m’a semblé pertinent de rendre compte de ce livre. Peut-on être écologiste militant non biocentré, c’est-à-dire humaniste ? Qu’est-ce que cela signifie ? Examinons l’argumentaire de Wolff, car l’affaire n’est pas si simple.

« … à force de vouloir expulser l’humanité de sa position dominante dans la nature, on finit par prêter à toute la nature les propriétés les plus convenues de l’humanité – quand ce ne sont pas les apologies du bon sauvage ou de la Terre-Mère. »

Francis Wolff, La vie a-t-elle une valeur ?

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Les deux versants de la liberté

La statue de la liberté en construction à Paris
(source Wikipédia)

C’est un ouvrage singulier et parfois virulent que vient de publier l’historien américain, Timothy Snyder, dans la « Bibliothèque des histoires » chez Gallimard. D’abord parce qu’il interroge la question de la liberté à travers plusieurs épisodes de son histoire de vie aux États-Unis, ainsi que de sa connaissance intime de l’Ukraine – le livre fut en majeure partie écrit lors de ses voyages dans ce pays –, de l’Europe centrale et orientale. Ensuite par sa brûlante actualité dans son propre pays, où la « liberté négative » semble triompher chaque jour davantage. Enfin, par son analyse méthodique et incarnée des deux faces de la liberté, négative (freedom from) et positive (freedom to), qui en fait un livre de philosophie politique engagé. L’association de ces diverses composantes débouche sur un ouvrage inclassable, passant de l’histoire cosmique à l’actualité immédiate, de l’analyse scientifique au témoignage intime, avec de nombreuses références à l’Ukraine, l’épicentre des « Terres de sang ». Le livre commence dans le train entre la Pologne et Kyiv, et se termine dans la région de Kherson. En ce qui concerne Routes et déroutes, il fait bien entendu directement écho à l’article précédent sur Ayn Rand. 

« La liberté négative annonçait la couleur : une fois éliminés les obstacles de la planification centrale soviétique et de la propriété d’État, il n’adviendrait que du bon. Cette curieuse confiance en l’avenir fut l’une des raisons qui m’ont décidé à étudier le passé »

Timothy Snyder, De la liberté

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Monographies de l’humain

Couverture de l’ouvrage de Cywinski
(source éditeurs
)

J’avais une dizaine d’années et je parlais de la guerre avec ma mère. Elle me raconta que son frère avait été emmené à Auschwitz en tant que travailleur obligatoire (STO). Il arriva en juin 1944 dans un Lager proche de l’usine Buna Werken d’IG Farben, à Monowitz (Auschwitz III). Le jeune homme y avait travaillé jusque fin 1944, puis s’était enfui avec un camarade pour la Belgique, en s’arrêtant pour survivre dans des fermes sur la route du retour. Il était arrivé à la maison près de Bruxelles, un soir de mai 1945. Une de ses soeurs avait reconnu le bruit de ses souliers ferrés, avant même qu’il ne frappe à la porte. Toute la nuit, me disait ma mère, il avait parlé de ce qu’il avait vécu. Puis se serait tu. Elle me confia différentes choses, notamment une scène dont mon oncle aurait été témoin et qui me plongea dans l’effroi. Il avait vu des SS jouer avec des corps de bébés juifs comme ballons. En lisant des témoignages de déportés rassemblés dans le livre Auschwitz. Une monographie de l’humain par Piotr Cywinski, directeur du musée d’État d’Auschwitz, j’ai pris connaissance de récits sur le sort des enfants nés au camp. Certains sont proches du témoignage familial. Quelques mois plus tôt, j’avais été tétanisé par La Zone d’intérêt de Jonathan Glazer, sur la vie de la famille de Rudolf Höss, directeur du camp. Leur maison confortable au jardin fleuri était située de l’autre côté du mur la séparant des camps, des chambres à gaz et des fours crématoires. Je voudrais parler ici des deux versants de ce mur. Mais aussi du mur lui-même.

« Rien n’est plus vrai que l’invraisemblable. »
Simone Alizon, L’exercice de vivre 
(rescapée d’Auschwitz, citée par Piotr Cywinski)

« Sentinelle, que dis-tu de la nuit ? »
Esaïe 21: 11-12

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Guérir « par » ou « de » l’écriture ?

Couverture du livre de François Emmanuel
(source Le Taillis Pré)

« L’œuvre attire celui qui s’y consacre vers le point où elle est à l’épreuve de l’impossibilité. Expérience qui est proprement nocturne, qui est celle même de la nuit »

Maurice Blanchot, L’espace littéraire

« Car notre vie ne commence pas avec nous et ne se termine pas avec nous. Elle ne fait que changer d’enveloppe physique temporaire, comme l’eau qui passe dans les tuyaux – et nous ne savons pas, en regardant devant nous, à qui appartiennent ces yeux par lesquels nous voyons.. »

Julius Margolin,
Le livre du retour

« … l’élitisme artiste préserve l’indexation de l’excellence sur le privilège de naissance que représente le don inné. Cependant, contrairement à l’élitisme aristocratique, cette grandeur n’est pas d’ordre collectif mais individuel »

Nathalie Heinich,
L’élite artiste

Un livre concis, dense et intense, interroge l’écriture comme outil thérapeutique – dans le cadre de ce que l’on appelle aujourd’hui « l’art-thérapie ». Comme l’écrit l’auteur, François Emmanuel : « Guérir par l’écriture ? Voilà une question qui m’a beaucoup requis de par ma vie double d’écrivain et de thérapeute ». D’entrée de jeu, les balises sont posées par le mot « double ». Car si l’auteur entame son livre par une première face – celle de l’écriture thérapeutique, pour des personnes en souffrance accompagnées d’un tiers – il est vite « déporté » vers l’écriture de l’écrivain, celle de son autre vie, qui trouve sa source dans « des blessures inguérissables ».  L’auteur passe du « Guérir par l’écriture ? » au « Guérir de l’écriture ? ». Dans le premier cas, la guérison serait possible par la mise en œuvre d’une écriture centrée « sur soi », alors que, dans le second, celle de l’écrivain, on ne guérit pas de « ce qui nous traverse » et nous pousse à écrire sans fin. Interrogeons cette dichotomie entre le « sur soi » et le « sur ce qui nous traverse », à la fois sur base d’une lecture serrée du livre et sur celle d’un questionnement de la « singularité » de l’écrivain. Tout humain n’est-il pas habité par une extériorité qui le traverse ? Et qu’est-ce alors qu’un écrivain ?

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Peuples frères : l’espace et le temps

Couverture de la version française (source CNRS éditions)

« Je n’imagine pas de pays plus beau que la Petite-Russie. Ce qui me plait surtout, c’est de savoir qu’elle n’a plus d’histoire, son aventure historique est achevée depuis longtemps et pour toujours »

Ivan Bounine (prix Nobel de littérature, 1933), La vie d’Arséniev, 1927

« Sais-tu à qui tu parles, ou l’as-tu oublié ?
Je suis la Russie ! Pourquoi ne me respectes-tu pas ? Comme si tu appartenais à une autre Russie et non à moi ! »

Dialogue entre la Grande Russie et la Petite Russie
Semen Divovytch, 1762 (cité par Kappeler)

(Divovytch est un ancien membre de l’Académie de Kyiv, prédécesseur de l’université nationale « Académie Mohyla de Kiev », fondée en 1632)

Le narratif poutinien sur « les peuples frères » russe et ukrainien – sans oublier les Biélorusses – plonge ses racines dans l’histoire et la géographie. La Trinité du Russe « Grand », « Petit » et « Blanc » formant l’unité du peuple russe, du berceau kiévien jusqu’à la guerre actuelle de « réunification », est pulsée par une chronique séculaire d’écarts et de rapprochements. La Grand Frère voit le Petit se déporter à de nombreuses reprises vers ses voisins polono-lituaniens ou austro-hongrois, puis chercher sa protection pour sauvegarder son autonomie cosaque et son orthodoxie. En toile de fond de cette histoire sinueuse, une très ancienne et fondamentale divergence, qu’il convient de retracer dans ses lignes de force avec l’aide de l’historien autrichien Andreas Kappeler, auteur d’un très éclairant Russes et Ukrainiens, les Frères inégaux. Ce livre en langue allemande, publié en 2017, a été traduit en 2022, l’année de « l’opération militaire spéciale » visant à faire revenir de force le cadet dans le giron du grand frère, quitte à l’anéantir sous motif de « dénazification ». Ce dernier qualificatif a également sa spatio-temporalité, recoupant la première dans le drame familial.

Complément de mars 2024. Une émission remarquable, avec notamment Andreas Kappeler, Andrii Portnov et Timothy Snyder. Ukraine un combat pour l’histoire, Arte, février 2024.

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« Le Dachau de Donetsk »

Couverture du livre Le chemin radieux de Stanislav Asseyev en langue ukrainienne
(source Old Lion Publishing House, Lviv)

« Avec l’arrivée à Donetsk du « monde russe » et du FSB, Lénine et son « chemin radieux » l’ont emporté : la route vers le paradis communiste s’est de nouveau transformée en enfer avec sa cave. Le réseau des abris atomiques de l’époque soviétique de l’ancienne usine s’est transformé en réseau de tortures…  »

« Peut-être faut-il pousser jusqu’au point où toute l’Ukraine serait submergée d’un flot ininterrompu de cruauté qui ferait les gros titres de la presse internationale. Quelle « profonde préoccupation » de nos alliés les pousserait enfin à ressentir le froid glaçant des souffrances qu’exhale le Donbass, où l’on ne peut plus se contenter de mots mais où il y a besoin d’actes. »

Stanislav Asseyev, Donbass. Un journaliste en camp témoigne

Le récit glaçant d’un journaliste ukrainien, Stanislav Asseyev, sur sa détention à Donetsk de 2017 à 2019, en dit long sur la cruauté de la répression qui y est mise en œuvre. Il était resté au Donbass après la sécession des « républiques populaires autoproclamées » en avril 2014 – celle de Louhansk (LNR) et celle de Donetsk (DNR). D’autres évènements récents, comme les témoignages sur les « centres de filtration » russes ou le massacre de 53 prisonniers de guerre, rescapés de l’usine Azovstal de Marioupol, à Olenivka, recoupent les pratiques de terreur et de violence du pouvoir russe et des républiques populaires associées au Donbass. Mais avant de restituer les lignes de force du témoignage d’Asseyev, il est nécessaire de retracer l’histoire du Donbass et de la sécession des deux républiques, en particulier celle de Donetsk. Ainsi que de tenter de discerner ce qui s’y passe depuis près de huit ans. Précisons que l’expression « Dachau de Donetsk » est utilisée par un voisin de détention d’Asseyev, pour désigner les conditions de survie dans la prison secrète d’Isolatsia, une ancienne usine de matériaux d’isolation. Enfin, le titre original du livre en ukrainien est « Le chemin radieux » : Histoire d’un camp de concentration.

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Régler son compte à Sandormokh

Vue du cimetière mémoriel de Sandormokh en Carélie (source Wikipédia russe)

« Bien avant la parution de l’Archipel du Goulag d’Alexandre Soljenitsyne, le nom des Solovki est connu bien au-delà des frontières de l’URSS. Durant le « Dégel » khrouchtchévien, l’image des Solovki s’affirme comme celle de « l’archipel de la Mort » dont on ne revient pas. »

Irina Flige, Sandormokh

« Les condamnés à la mesure suprême de défense sociale étaient amenés en camion sur le lieu d’exécution, dans une forêt, où de grandes fosses avaient été préalablement creusées. On ordonnait aux condamnés de s’allonger dans la fosse, face contre terre, après quoi, on tirait au revolver à bout portant. »

Déposition du capitaine Mikhaïl Matveiev, 13 mars 1939

Sandormokh est un hameau abandonné en Carélie russe, au nord-est de la Finlande. Il est proche de la ville de Medvejegorsk, le long du canal Baltique-mer Blanche, creusé entre 1931 et 1933 sur ordre de Staline. C’est un lieu à proximité des origines du Goulag, les camps des îles Solovki dans la mer Blanche, et ceux du canal vers la Baltique (Beltbaltlag) où travaillèrent des milliers de zek (prisonniers du Goulag) dans des conditions proches de l’esclavage. Mais c’est également le titre d’un livre admirable, écrit par la géographe Irina Flige, militante russe de Memorial, traduit par Nicolas Werth et publié en 2021 aux éditions Les Belles lettres. Car Sandormokh est le nom donné à un charnier de centaines de fosses communes, découvert par Iouri Dimitriev, Irina Flige et Veniamine Ioffé, en 1997 dans la forêt du hameau. Un livre précis retraçant un dévoilement documenté, effarant, mais également un livre noir, non seulement par ce qu’il révèle, mais également par le sort réservé aujourd’hui à ce lieu de mémoire et à l’un de ses co-découvreurs, Iouri Dimitriev. Ce dernier a été condamné en septembre 2020 à treize ans de réclusion dans une colonie pénitentiaire à régime sévère par la justice de Poutine, ce qui, écrit Werth, vaut « arrêt de mort » pour cet homme de soixante-cinq ans à la santé dégradée. L’archipel de la mort des Solovki continue de tuer. Et l’association Memorial elle-même, fondée par Sakharov en 1989, est menacée de liquidation à la demande du Parquet général de la Fédération de Russie.

Complément du 8 août 2024. Sandormokh : histoire et mémoire d’un charnier de la Grande Terreur stalinienne, par Nicolas Werth, Le Grand Continent, 7 août 2024. « C’est à l’historien Iouri Dmitriev que l’on doit la documentation de ce massacre. Injustement prisonnier des geôles poutiniennes dans des conditions atroces, il n’était pas sur la liste des personnalités libérées il y a quelques jours. L’historien Nicolas Werth lui rend hommage. »

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Descola, le refus de l’histoire ?

Dürer, autoportrait à la manière des représentations du Christ, 1500
(source Wikipédia)

« Dans tout l’archipel animiste, les animaux et les esprits ont des corps amovibles qu’ils retirent parfois, loin du regard des hommes, pour partager entre eux l’illusion qu’ils sont bien comme ces derniers, c’est-à-dire avec cette apparence humaine qui est la forme subjective sous laquelle, à l’instar de tous les autres sujets qu’une intériorité anime, ils se perçoivent à l’ordinaire »

Philippe Descola, Les Formes du visible

Nous mettons à profit la lecture du dernier livre de l’anthropologue Philippe Descola, Les Formes du visible. Une anthropologie de la figuration (2021), pour en synthétiser les lignes directrices et questionner ses jugements éco-politiques. Cela concerne également les auteurs qui font référence à ses travaux, dans le contexte d’une nouvelle « écologie profonde » ou d’écophilosophie (Arne Næss, 1960). Ces dernières remettent en question l’ontologie naturaliste et notre vision occidentale anthropocentrique de la nature, qui s’incarne dans le terme de « nature » pour désigner l’ensemble des non-humains. Mais pour bien comprendre l’enjeu de ce débat qui peut paraître abstrait, il est nécessaire d’exhumer l’armature conceptuelle que l’anthropologue a construite dans Par-delà nature et culture (2005) et, ensuite, mobilisée dans La fabrique des images (2010) ainsi que dans son dernier livre. Il nous semble, en effet, que certains de ses présupposés ne seraient pas toujours bien compris par ceux qui s’en inspirent. Car à lire les « grammaires du monde » ou les « ontologies » dégagées par Descola, il apparaît qu’elles sont toutes anthropocentriques, à commencer par l’animisme. Ce que l’auteur affirme dans ses analyses, mais sans toujours l’expliciter. Et, par ailleurs, qu’en est-il de l’histoire humaine dans le contexte de ces ontologies « très résistantes » ?

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La culture de la croissance

« Le but vrai et légitime des sciences est de doter la vie humaine de découvertes et de ressources nouvelles. »

« La vérité est-elle jamais stérile ? Ne pourrait-elle produire des effets qui en valent la peine, et doter la vie de l’homme d’infinies marchandises ? »

Francis Bacon, XVIe siècle (cité par Mokyr)

Voici un livre robuste que j’attendais depuis longtemps, écrit par un économiste et historien néerlandais d’origine juive, Joel Mokyr, vivant et enseignant aux États-Unis. Un économiste qui s’intéresse de manière approfondie et documentée aux facteurs culturels de l’activité économique, c’est peu fréquent. Et, de surcroît, cet ouvrage publié en 2017 par la Princeton University Press et traduit chez Gallimard en 2019, se centre entièrement sur les conditions culturelles et politiques qui rendirent possibles les Lumières en Europe, puis la révolution industrielle. Ce qui signifie que Mokyr braque son projecteur sur les deux siècles qui précédèrent les Lumières, la période 1500-1700. Avec pour objectif de répondre à la question bien connue : « Pourquoi la Révolution industrielle s’est-elle produite en Europe et pas ailleurs ? » Ceci en comparant la situation sociopolitique européenne et chinoise à la même période. Alors que le thème de la décroissance est sur de nombreuses bouches, sans parler de la critique du naturalisme chez l’anthropologue Philippe Descola, il n’est pas inutile de se pencher sur ce qui a rendu la croissance possible, puis de se rendre consciente de ses limites avec les outils qu’elle s’est forgés. Suivons l’analyse de Mokyr dans La culture de la croissance. Les origines de l’économie moderne (2019). Et voyons comment c’est la fragmentation politique de l’Europe – qui lui est tellement reprochée aujourd’hui – qui fut en partie le secret de sa réussite, associée à l’unité culturelle de la « République des Lettres ».

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Renverser Ciel et Terre

« Cette fois nous faisons une assez grande purge du Parti, du gouvernement, de l’armée, du peuple. Ils se purgent eux-mêmes, ils s’exposent eux-mêmes. Sur 700 millions de personnes, il y en a environ 1 sur 1.000 de mauvais (…) La purge des rangs de classe va encore durer six mois à un an. De la sorte, on pourra garantir une période de calme, entre dix et vingt ans, mais on ne pourra pas encore parler de purge totale. »

Mao Zedong au dirigeant albanais Beqir Balluku, octobre 1968

« Notre drame sur terre est que la vie, soumise à l’attraction du ciel, nous empêche de revenir sur nos erreurs de la veille, comme la marée sur le sable efface tout dans son renversement. »

François Bizot, Le portail

Ce livre monumental de Yang Jisheng, Soljenitsyne chinois à sa manière, né en 1940, ancien garde rouge et journaliste retraité de l’agence Chine nouvelle, paraît à la suite de Stèles. Ce dernier ouvrage, extrêmement documenté, était consacré à la famine du « Grand Bond en avant » (1958-1961) qui fit plus de trente millions de morts, dont son propre père adoptif. La Révolution culturelle (1966-1976), à laquelle est consacré Renverser ciel et terre, ne peut être comprise sans les conséquences du désastre de cette famine, notamment la fragilisation politique de Mao Zedong, et ses fondements idéologiques profonds. Comme nous avions rendu compte de Stèles dans La Revue nouvelle, il était cohérent de faire une recension du second sur ce site. Nous nous appuierons également sur la biographie de Lin Zhao par Anne Kerlan et Penser en Chine, dirigé par Anne Cheng. Ensuite, nous irons brièvement au-delà d’une recension, car il nous semble que la passion manichéenne de la pureté qui a soulevé la Chine, d’abord chez les lycéens et étudiants guidés par Mao Zedong, comporte une dimension historique et anthropologique qui ne paraît pas éteinte aujourd’hui. Sans faire d’assimilation abusive, mais en nous appuyant sur l’épigraphe de François Bizot qui va au-delà des Khmers rouges, force est de constater que « l’ambition du définitif » et le manichéisme associé semblent toujours vivaces. Certains comparent même les agissements de certains groupes « woke » et de la « cancel culture » sur les campus à ceux des gardes rouges. Mais voyons le livre de Yang Jisheng, dans lequel il est question du Ciel et de la Terre, et de leur renversement.

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